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Voir en ligne : L’eau dans la culture iranienne
(2e partie)
Les études relatives à la place que l’eau occupe en tant qu’élément majeur de la vie culturelle des sociétés humaines s’organisent autour de deux approches, l’une quantitative à l’appui des lois et des formules scientifiques, l’autre plus spirituelle s’occupant des qualités qui ne sont guère mesurables par les lois de la science. Selon cette dernière approche, l’eau est l’élément constitutif de la vie. De ce point de vue, l’eau précède la terre. L’historien des religions et mythologue roumain, Mircea Eliade (1907-1986) en a trouvé un exemple dans le livre de la Genèse - premier livre de la Bible - pour montrer comment les textes sacrés insistent sur les aspects symboliques et métaphysiques des éléments de la nature, dont et en particulier l’eau. D’ailleurs, la symbolique de l’eau apparaît riche et abondante dans toutes les religions et toutes les cultures : les ablutions, le baptême, la purification par l’eau, les ablutions du cadavre, la tradition de jeter de l’eau sur la tombe d’un défunt ou après le départ d’un proche qui prend la route et part en voyage… Voici autant d’exemples de la présence permanente de l’eau dans les cérémonies rituelles marquant les tournants importants de la vie humaine. Dans la mythologie iranienne, il est dit qu’avant la rencontre avec les Amesha Spenta (Immortels bénéfiques, les saints immortels du zoroastrisme), Zarathoustra dut traverser l’eau. En effet, la traversée d’une étendue d’eau a une signification symbolique dans la mythologie iranienne, le héros devant souvent traverser un fleuve ou une mer pour réaliser un véritable exploit. Il devient donc possible de penser que chaque traversée d’eau équivaut à une renaissance. [1] Dans les cultures orientales et occidentales, de nombreux mythes religieux ou classiques sont liés à la Fontaine de Jouvence - fontaine de vie ou fontaine d’immortalité -, qui révèlent la fascination de l’homme pour l’eau et son importance pour sa survie depuis des temps immémoriaux. Dans les légendes mythologiques de plusieurs nations figurent des héros qui recherchent l’immortalité ou l’atteignent en buvant l’eau de cette fontaine ou en y plongeant : Gilgamesh, Esfandiyâr, Achille… Les textes islamiques y font allusion en attribuant l’immortalité ou sa quête à Khizr, Elias ou Zul-Qarnayn (nom désignant peut-être Alexandre). L’histoire de l’arche de Noé et du Déluge - répandue dans de nombreuses cultures - constitue une autre référence à l’eau, élément de la purification de la terre tout entière qui anéantit les vils et épargne les croyants.
Selon Mircea Eliade, la tradition biblique suggère que l’eau serait plus ancienne que la terre. Les textes islamiques confirment-ils cette priorité de l’eau par rapport à la terre ? Dans son exégèse du verset 7 de la sourate 11, ’Allâmeh Tabâtabâ’i (1892-1981) écrit que, comme dans l’Ancien Testament, l’eau est la source de la vie dans le texte coranique : « Et c’est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours, alors que Son Trône était sur l’eau. » ’Allâmeh Tabâtabâ’i y voit une succession des événements de manière à présenter un ordre : « Le fait que le Trône, symbole de la majesté divine, soit posé sur la matière qui est la source de la vie, est une indication de la puissance créatrice de Dieu qui donne l’existence à Son royaume, passant d’un élément à un autre. » [2]
Sheikh Tabarsi (1073-1153), un commentateur classique du Coran, présente une exégèse différente de ce verset coranique : « Ce verset signifie que le Trône et l’eau existaient avant la création du ciel et de la terre, et que Dieu Tout-Puissant maintenait l’eau ailleurs que dans sa place actuelle. » [3]
L’islam enseigne que le but final de la vie humaine est le rapprochement (qorb قرب) menant à l’union de l’âme à Dieu et la perfection spirituelle (kamâl کمال). Par conséquent, toutes les activités humaines doivent s’organiser de façon à ce que l’homme parcoure le droit chemin qui le mène vers le but suprême de son existence. Les liens avec la nature et les éléments naturels chargés de significations symboliques peuvent lui servir de guides ou d’instruments de connaissance. Selon les enseignements de l’islam, la leçon que l’homme peut tirer du cycle de la vie et du mouvement perpétuel de la nature est que dans son ensemble, l’univers des objets et de la matière obéit au principe du perfectionnement, et que l’ensemble de ses composantes s’entraident en vue de ne pas sortir de l’orbite déterminé pour chacune d’elles. ’Allâmeh Tabâtabâ’i écrit : « Au-delà des lois qui gèrent l’existence propre de chaque phénomène indépendamment des mouvements des autres phénomènes, chaque chose de cet univers suit l’orbite que les autres éléments lui fixent dans le cadre d’un mouvement général. Si une chose déviait de son chemin, son détournement affecterait l’ordre qui gère le mouvement du système dans sa totalité. Cela veut dire que chaque chose est totalement engagée dans le système des causes et des effets. Lorsqu’un élément risque de dévier de son orbite, les autres composantes de cet univers de causes et d’effets interviennent pour rééquilibrer le système et remettre l’élément dévié dans l’orbite qui lui convient. Si l’élément qui a dévié de son chemin résistait encore à cet arrangement, les forces destructrices de la nature l’élimineraient du système. C’est l’une des lois fondamentales de la nature. » [4] En outre, ’Allâmeh Ja’fari évoque qu’avant l’ère de la modernité, toutes les religions et les écoles de pensées croyaient d’une manière ou d’une autre en l’existence de ce mouvement général de l’univers vers le perfectionnement et le progrès. Avant l’ère de la modernité, le regard que l’homme portait sur la nature était donc conforme à la vision des religions et aux qualités et valeurs symboliques attribuées aux éléments naturels. [5]
Dans l’antiquité iranienne, l’eau était un élément sacré de la nature. Selon la tradition zoroastrienne, l’eau constituait le deuxième élément sacré de l’univers après le feu. Salir l’eau, profaner son caractère sacré et en faire un usage indigne étaient donc considérés comme péchés. Polluer l’eau avec un cadavre était d’ailleurs vu comme un péché capital.
L’eau occupe une place centrale dans les cérémonies religieuses des Zoroastriens. L’eau est la deuxième création d’Ahourâ Mazdâ ou Ohrmazd (Dieu et « Seigneur sage »), et la protection des eaux a été confiée à Haurvatat (Khordâd, en persan moderne), cinquième des Amesha Spenta. [6] Selon une croyance ancienne, la création de l’univers a commencé par une goutte d’eau. Tout a été donc créé à partir de l’eau, à l’exception de l’homme et du bétail dont l’origine était le feu. [7] « Bundahishn » (Première Création) qui réunit des textes cosmogoniques du zoroastrisme en écriture pahlavi, souligne qu’après le ciel, l’eau est la deuxième création d’Ohrmazd (Ahourâ Mazdâ), et qu’après le feu (sixième création), l’eau est le deuxième élément sacré. « Bundahishn » décrit la création de l’eau en ces termes : « Après la création du ciel, [Il] créa l’eau d’une quantité égale à couvrir la surface de la terre de sorte que [si] un homme posait les deux mains et les deux pieds par terre [sans s’agenouiller], l’eau aurait touché son ventre. Avec cette eau, [Il] créa le vent et la pluie, origines du brouillard, du nuage de pluie et de la neige. » [8] Dans un autre passage du livre, l’eau est présentée comme le premier élément constitutif de la création de l’univers : « La première création était comme une goutte d’eau. Pendant un an, Ohrmazd créa le ciel, l’eau et la terre [et les autres êtres]. » [9]
Dans les textes de l’antiquité iranienne, l’eau symbolise la connaissance et la science : « Ohrmazd le Sage sut ce à quoi pensait Zarathoustra, le béni de Faravahar [Ange gardien]. Il prit la main de Zarathoustra. Ohrmazd le Pur mit dans la main de Zarathoustra l’abondance des bontés, le secret de la création des matières et la sagesse de toutes les connaissances, sous la forme d’eau. Et il lui dit : Bois-en. » [10] La sagesse était aussi une caractéristique de Varuna, grand dieu védique, également vénéré dans la tradition iranienne sous le nom de Ahourâ Varuna. « Les Iraniens vénéraient Varuna, l’un des deux dieux primordiaux du Rig-Véda, au même rang que Mitra [11] , gardien de la souveraineté et de l’ordre du monde de la matière. Varuna était associé à l’eau lorsque celle-ci se trouve en masse (cours d’eau, lacs, océans), tandis que la pluie était surtout associée à Mitra. » [12]
Dans le culte de Mithra, Soma (mot sanskrit signifiant le fait de presser pour extraire un suc) est le dieu de la vie : « Ce dieu incarne la pluie qui tombe de la lune sur la terre. Cette pluie fait pousser les végétaux et nourrit l’homme et le bétail. Dans le corps des mâles, le suc des végétaux se transforme en semence, tandis que dans le corps des femelles, ce suc devient le lait. Après la mort, la vie quitte le corps et remonte à la lune. Chaque mois, quand la lune est pleine, Soma - divinité à la fois vitale, humide et nocturne - descend de la lune. Les dieux en boivent une fois par mois. » [13]
L’eau était un élément sacré pour les Iraniens de l’antiquité. Il était donc interdit de la salir, mais l’eau était aussi l’élément que l’homme utilisait pour se purifier. Pour résoudre cette contradiction, il fallait donc trouver un moyen permettant de respecter le caractère sacré de l’eau que l’on voulait utiliser pour se purifier. Mohammad Karim Pirniâ écrit : « Il y a 1500 ou 2000 ans, les Iraniens construisaient un réservoir d’eau dans les bains. L’eau était un élément sacré et il ne fallait absolument ni la polluer, ni la profaner. L’eau usée des bains ne devait donc pas se mêler à l’eau pure. Cette eau usée devait être jetée dans l’air ou sur la terre. Aujourd’hui encore, dans les villages autour de Yazd, les gens n’utilisent pas directement l’eau des ruisseaux pour laver leur linge. Ils creusent un petit canal pour dévier une partie des eaux du ruisseau, dans lequel ils lavent le linge. Après le lavage, ils recouvrent le canal de l’eau usée avec de la terre. A Sirjân, les gens construisaient des canaux secondaires pour ne pas utiliser directement le cours d’eau des qanât [canaux souterrains]. Un autre réseau de canaux secondaires, appelés shiftal [شیفتل] conduisaient les eaux usées des maisons à l’extérieur de la ville pour ne pas salir l’eau du canal principal. » [14]
Selon les croyances anciennes, la pollution et la profanation de l’eau était l’œuvre d’Ahriman (issu du mot avestique angra mainyu : mauvaise pensée), l’esprit démoniaque opposé à Ahourâ Mazdâ dans le zoroastrisme. « C’est lui [Ahriman] qui donne le mauvais goût à l’eau. » [15] Dans la légende du roi Zahhâk - entraîné au mal par Ahriman -, il est dit qu’il avait donné l’ordre de la profanation de l’eau, du feu et des plantes. « [Zahhâk dit :] Qui ne profane pas l’eau, le feu et les plantes, amenez-le auprès de moi pour que je le dévore. » [16]
Anâhitâ (ou Nâhid : immaculée) est la déesse de l’eau. Les textes avestiques décrivent Anâhitâ comme une déesse qui augmente la richesse et la postérité. Elle est également l’incarnation parfaite de la beauté. Dans Abân Yasht (Hymne aux Eaux), nous pouvons lire : « Alors Zarathoustra s’avance et dit : Ô Anâhitâ, qui proviens du créateur Mazdâ, tes bras sont beaux et dorés, larges comme un cheval. Avance vers nous avec bienveillance, ô belle, ô sainte ; viens rapidement, avec tes larges bras, roulant dans ton esprit ces pensées […] A cause de son éclat et de sa majesté, je veux honorer par des chants de louange, par un culte convenable, Anâhitâ, pure et sainte. » [17] Les gâthâs (hymnes en vieil avestique, la partie la plus ancienne de l’Avestâ) établissent ainsi un lien logique entre les aspects spirituels et matériels de l’existence. Si la piété et la bonne action conduiront l’homme vers le salut éternel, selon les croyances zoroastriennes, la pureté et la purification sont les clés de la protection des sept créations originelles (ciel, eau, terre, plantes, bétail, feu, homme juste) et préparent l’univers à la survenance de Farshgard (la résurrection). Les créations d’Ahourâ Mazdâ sont pures et purifiantes, tandis que le mal, la laideur, la maladie, la putréfaction, l’impureté et la mort sont tous des armes aux mains d’Angra Mainyu (Ahriman). En luttant contre Ahriman, l’homme contribue donc à concrétiser au plus tôt la résurrection.
Après la conquête musulmane de la Perse, l’islam est devenu la référence principale de la culture iranienne. Il apparaît donc nécessaire de mentionner les thèmes liés à l’eau dans les textes islamiques. Le mot eau (mâ’, en arabe) est cité à 61 reprises dans le Coran. Le livre saint des Musulmans présente l’eau comme la source de la vie et l’élément primordial de la prospérité et du développement des sociétés humaines.
Devenus musulmans, les Iraniens ont préservé, parmi les anciennes croyances liées à l’eau, celles qui ne contredisaient pas les enseignements de leur nouvelle religion. Dans la culture coranique, l’eau est surtout qualifiée de : 1) élément de création et de vie, 2) symbole de vie éternelle au Paradis, 3) élément de purification, 4) instrument de prospérité.
1) Eau, élément de création et de vie : Le saint Coran présente l’eau comme la source de la vie : « Nous avons fait de l’eau tout être vivant. » (Sourate 21, verset 30). Certains versets parlent de la création de l’homme à partir d’eau (« Et c’est Lui qui crée d’eau l’être humain » sourate 25, verset 54), et d’autres de la création des animaux (« Et Dieu a créé d’eau tout animal », sourate 24, verset 45). Dans la vision coranique, l’eau est la source de vie pour la terre entière : « De même dans l’alternance de la nuit et du jour, et dans ce que Dieu fait descendre du ciel, de par l’eau nourricière, par quoi Il donne vie à la terre une fois morte. Et dans le déploiement des vents, il y a des signes pour les gens qui comprennent. » (Sourate 45, verset 5) ; « Et du ciel Nous avons fait descendre l’eau, puis Nous y avons fait pousser de nobles couples de toute espèce. » (Sourate 31, verset 10).
2) Eau, symbole de vie éternelle au paradis : Dans de nombreux versets, le Coran mentionne l’eau parmi les bienfaits dont jouiront les habitants du paradis céleste : « Et annonce à ceux qui ont cru et fait œuvres bonnes, qu’il y a pour eux, des Jardins sous quoi coulent les ruisseaux. » (Sourate 2, verset 25). L’existence des ruisseaux au Paradis est évoquée dans plusieurs autres versets. [18] D’ailleurs, le Coran indique que les damnés de la Géhenne (Enfer) seront privés de l’eau douce et agréable, et n’auront à boire qu’une eau tantôt bouillante tantôt glaciale : « Ils n’y goûteront ni fraîcheur ni breuvage que d’eau bouillante et d’eau glaciale. » (Sourate 78, verset 24-25).
3) Eau, élément de purification : Dans le Coran, l’accent est mis aussi sur le caractère pur et purifiant de l’eau (طهور, tahour) : « Nous faisons descendre du Ciel une eau pure et purifiante » (sourate 25, verset 48). Le Coran indique aussi que l’eau est un élément béni (mobârak,مبارک) par le Seigneur : « Et Nous avons fait descendre du ciel une eau bénie, puis Nous en avons fait pousser des jardins et le grain de la moisson, et aussi les hauts dattiers à la spathe ramassée. » (Sourate 50, verset 9-10). Dans la vision coranique, l’eau est un élément pur qui sert aussi à purifier d’autres choses. C’est la raison pour laquelle elle est utilisée pour les ablutions (Sourate 5, verset 6).
4) Eau, instrument de prospérité : Le saint Coran évoque dans de nombreux versets l’importance de l’eau dans la prospérité de la terre et de l’agriculture : « Et c’est Lui qui du ciel a fait descendre l’eau. Puis, par elle Nous avons fait sortir la germination de toute chose, de quoi Nous avons fait sortir une verdure d’où Nous faisons sortir des grains qui se chevauchent les uns les autres ; et du dattier, de sa spathe, des régimes de dattes qui se tendent. Et aussi les jardins de raisins. Et l’olive, et la grenade, qui se confondent mais ne se ressemblent pas. Regardez-en le fruit quand il fructifie. Et son mûrissement. Voilà bien là des signes, vraiment, pour ceux qui croient. » (Sourate 6, verset 99)
Outre le Coran, de nombreux hadiths du prophète Mohammad et des Imâms font allusion à l’eau et son rôle dans l’existence de l’homme. Dans un hadith, le Prophète dit : « Même après sa mort, le croyant sera récompensé pour la science qu’il a diffusée et pour le canal d’eau qu’il a creusé. » [19] Le Prophète dit aussi : « La vision de trois choses illuminent l’œil : la verdure, le cours d’eau, et le beau visage. » [20] Il conseille également aux croyants de louer le Seigneur chaque fois qu’ils boivent de l’eau. [21] Dans un autre de ses hadiths, nous lisons : « Au Jour de la Résurrection, Dieu ne regardera pas le visage de ceux qui ont privé les autres de l’eau dont ils n’avaient pas besoin, et ne leur adressera pas la parole. » [22] Il conviendrait ici de reproduire un passage du premier sermon de l’Imâm ’Ali ibn Abi Tâlib dans La Voie de l’éloquence dans lequel il décrit la création de l’univers. L’eau y paraît être l’élément principal de la création : « Il a tiré l’univers du néant, l’a forgé de rien, sans effort intellectuel, ni expérience acquise, ni mouvement actué, ni hésitation ou préméditation. Il fixa le terme des choses, en harmonisa les divergences, percevant leurs limites, leurs fins, leurs semblables et leurs aspects. Puis Il dégagea les espaces, les distances, les voies et les cours cosmiques et Il fit couler les eaux aux vagues houleuses et hautes ; Il les fit charger sur les ailes des vents furieux et de la tempête déchaînée. Puis Il ordonna aux vents de renvoyer les eaux, de les brider et de les dompter. L’air s’y livra passage et les eaux s’y déversèrent. Il créa ensuite un vent stérile en permanence, violent, d’origine lointaine, qu’Il chargea de faire mouvoir l’eau haute, de soulever les vagues des mers. Ces vents agitèrent fortement les eaux, les dispersèrent dans l’espace et les remuèrent avec fougue. Puis de ces vagues démontées et écumantes, élevées dans l’air libre et le Cosmos ouvert, Il façonna sept cieux. » [23]
Dans le sillage du Coran et des hadiths, les penseurs musulmans apparaissent être sensibles à l’image que les textes religieux présentent de l’eau. Les philosophes, les soufis et les commentateurs du Livre saint interprètent de différentes manières la symbolique de l’eau. Ibn ’Arabi (1165-1240), théologien et maître soufi arabo-andalou, interprète ce verset coranique en attribuant chaque élément de l’image à une référence mystique : « C’est Lui qui du ciel fait descendre l’eau et les vallées s’inondent à la mesure de leur capacité. » (Sourate 13, verset 17) Pour Ibn ’Arabi, le « ciel » serait une allusion faite au « monde supérieur » (’âlam alawi,علوم علوی), l’« eau » serait la « connaissance » (’ilm, علم) et les « vallées » ne seraient que les « cœurs des élus ». [24] Shahâb al-Din Sohrawardi (1155-1191) philosophe mystique iranien, considère lui aussi que l’image de l’eau dans le texte sacré ferait référence aux « sciences authentiques » (’uloum haqiqiyya,علوم حقیقیه). [25]
Il est intéressant de savoir que la tradition musulmane semble vouloir éviter de fixer un prix pour l’eau. Un hadith du Prophète pourrait justifier cette attitude : « Les musulmans partagent trois choses entre eux comme des associés : l’eau, le pâturage et le feu [les combustibles]. » Traditionnellement, les Iraniens chiites considéraient l’eau - surtout l’eau potable - comme étant la dot de la vénérée Fâtima, fille du prophète Mohammad. Donner de l’eau aux autres est donc une œuvre de charité qui mérite une récompense divine, tandis qu’en s’abstenant de le faire, on risquerait de s’apparenter au réprouvé Yazid, impitoyable assassin de l’Imâm Hossein et des enfants du Prophète à Karbalâ.
(à suivre)
[1] Bahâr, Mehrdâd, Pajouheshi dar asâtir-e irân (Une recherche sur la mythologie iranienne), éd. Agâh, Téhéran, 1996, pp. 253 et 260.
[2] Tabâtabâ’i, Seyyed Mohammad Hossein, Tafsir al-Mizân, vol. 19, éd. Mohammadi, Téhéran, 1983, pp. 243-244.
[3] Tabarsi, Abou Ali al-Fazl ibn al-Hossein, Tafsir Majma’ al-Bayân, vol. 12, éd. Farahâni, Téhéran, 1971, p. 13.
[4] Tabâtabâ’i, Seyyed Mohammad Hossein, Tafsir al-Mizân, vol. 20, éd. Mohammadi, Téhéran, 1984, p. 14.
[5] Ja’fari, Mohammad Taghi, Tafsir, naghd va tahlil-e Masnavi (Commentaire, critique et analyse du Masnavi, éd. Eslâmi, Téhéran, 1984, pp. 357-375.
[6] Bundahishn, chapitre III, paragraphe 18.
[7] Bundahishn, chapitre Ier, paragraphe 3.
[8] Bundahishn, in. Bahâr, Mehrâd, op. cit., p. 43.
[9] Ibid.
[10] Boyce, Mary, A History of Zoroastianism, traduit en persan par Sanatizâdeh, Homâyoun, vol. 1, éd. Tous, Téhéran, 1997, p. 93.
[11] A ne pas confondre avec Mithra.
[12] Ibid., pp. 52-53.
[13] Ibid.
[14] Pirniâ, Mohammad Karim, Ashenâ’i bâ me’mâri-e eslâmi-e irân (Initiation à l’architecture islamique en Iran), éd. de l’Université Elm-o-San’at, Téhéran, 1993, pp. 197-198.
[15] Bahâr, Mehrdâd, op. cit., p. 87.
[16] Ibid., p. 280.
[17] Abân Yasht, in Eslâmi-Nadoushan, Mohammad-Ali, "Ayâ irâni hamân irâni ast ?" (L’Iranien est-il ce qu’il était avant ?", in Revue Hasti, 2e année, n° 1, printemps 1931, p. 14.
[18] Voir notamment sourate 3, versets 15, 136, 195, 198 ; sourate 4, versets 13, 57, 122 ; sourate 5, versets 12, 85, 119 ; sourate 9, versets 72, 89, 100 ; sourate 10, verset 9 ; sourate 13, verset 35 ; sourate 14, verset 23 ; sourate 16, verset 31 ; sourate 18, verset 31 ; sourate 20, verset 76 ; sourate 22, versets 14, 22 ; sourate 29, verset 58 ; sourate 47, verset 12 ; sourate 48, versets 5, 17 ; sourate 57, verset 12 ; sourate 58, verset 22 ; sourate 61, verset 12 ; sourate 64, verset 9 ; sourate 65, verset 11 ; sourate 66, verset 8 ; sourate 85, verset 11 ; sourate 98, verset 8)
[19] Nahj-ol-Fasâha, traduit par Pâyandeh, Abolghâssem, éd. Jâvidân, Téhéran, p. 337.
[20] Ibid., p. 425.
[21] Ibid., p. 315.
[22] Ibid., 406.
[23] Nahj al-Balâgha (La Voie de l’éloquence), traduit en français par Abul Naga, Sayyid Attia, éd. Ansâriyân, Qom, 2002, pp. 27, 29.
[24] Pournâmdâriân, Taghi, Ramz va dâstân-hâye ramzi dar adab-e fârsi (Le symbole et les récits symboliques de la littérature persane, éd. Elmi-o-Farhangi, Téhéran, 1988, p. 99.
[25] Sohrawardi, Shahâb al-Din, Musanafât (Œuvre complète), vol. 3, corrigée et commentée par Seyyed Hossein Nasr, éd. Anjoman-e falsafeh, Téhéran, 2000, p. 193.