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Théories de la victimisation : Influence permanente de la catastrophe de l’invasion mongole sur l’histoire politique, sociale et scientifique de l’Iran
(1ère partie)
Abbâs Edâlat*
Abrégé et traduit par
La présente recherche s’intéresse aux répercussions de l’invasion mongole, du règne de la dynastie ilkhânide et des conquêtes de Tamerlan (ou Timour) sur l’histoire politique, sociale et scientifique de l’Iran, au regard de la psychologie et de l’anthropologie.
Selon la théorie de la victimisation, l’Iran, ainsi que d’autres pays du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, a été durant au moins deux siècles, victime d’une catastrophe humaine profonde et durable, dont l’influence destructrice politique, sociale, comportementale et culturelle est souvent citée comme la raison principale du déclin de l’âge d’or de la civilisation iranienne et islamique.
Sans vouloir nier que le concept d’identité nationale et religieuse ainsi que de solidarité a émergé dans sa forme moderne dès l’époque safavide en Iran, il faut tout de même insister sur le fait que les contrecoups de l’invasion mongole sont aujourd’hui encore un obstacle au développement de l’Iran et d’autres pays du Moyen-Orient. Il faut également souligner que la théorie de la victimisation de l’Orient, due à l’attaque mongole, ne s’oppose pas aux hypothèses visant à justifier les raisons de la décadence des civilisations du Moyen-Orient et de leur sous-développement conséquent.
En fait, les concepts de la victimologie sont ici empruntés pour permettre de cerner le traumatisme profond et permanent provoqué par l’invasion mongole et mettre l’accent sur son rapport avec les troubles mentaux et comportementaux des habitants de la région, qui rendent difficiles les coopérations, les accords et l’harmonie sociale. Ces troubles mentaux et comportementaux procèdent de certains troubles sociaux, politiques et culturels qui sont parfois considérés comme les premières causes du sous-développement humain dans la région. A ce sujet, Saïd Izadi estime que les Iraniens souffrent d’un manque de cartésianisme et d’une croyance historique fortement ancrée en une fatalité inébranlable.
Nous allons ici donner un aperçu des premiers siècles de l’islam et de l’âge d’or de la civilisation iranienne et islamique, pour étudier ensuite les causes ayant abouti au déclin de cette civilisation et préparé le terrain pour la catastrophe de l’invasion mongole, ainsi que les diverses dimensions du traumatisme social provoqué par cette invasion et par le règne consécutif de la dynastie ilKhânide. Dans le domaine des traumatismes individuels et sociaux, nous allons tenter de cerner les troubles mentaux qui ont affecté nombre de personnes durant l’invasion et qui se sont ensuite transmis d’une génération à l’autre sous forme de comportements familiaux et sociaux anormaux. Nous verrons également certaines des conséquences actuelles de l’invasion mongole en Iran en tentant de comprendre les éléments témoignant de la permanence du traumatisme dans la personnalité sociale des Iraniens ; traumatisme qui, selon les théories de la victimologie, serait historiquement la cause principale du déclin de l’esprit scientifique et du rationalisme, ce qui a conduit à une stagnation de la pensée.
Du IXe au XIe siècle, le monde musulman et oriental, de l’Asie centrale au nord de l’Afrique et l’Andalousie, a été le berceau d’un immense épanouissement culturel, philosophique et scientifique ; état qui a notamment préparé le terrain à la Renaissance en Europe, autrement dit à la civilisation occidentale actuelle. Algèbre, trigonométrie, astrologie, mathématiques, nouvelles méthodes d’études en physique, chimie, médecine, ainsi que mysticisme et sagesse théosophique se sont tous développés durant cet âge d’or de la civilisation, notamment grâce à des érudits tels que Jâbir ibn Hayyân, Al-Khawarizmi, Râzi, Fârâbi, Ibn al-Haytham (Alhazen), Avicenne, Birouni, Averroès, Sohrawardi, Ibn Arabi et Djalâl ad-Din Roumi. En Iran, cet épanouissement scientifique et philosophique a en particulier eu lieu durant les ères samanide et bouyide. Ce développement soudain des sciences est le résultat du travail de savants aux horizons divers, avec notamment des penseurs et érudits arabes. Cependant, d’après Ibn Khaldoun, la plupart des érudits et philosophes de l’âge d’or étaient Persans.
Richard Bulliet écrit que le développement économique iranien entre les années 750 et 1000 tenait à la culture du coton et à la croissance rapide de l’industrie du tissage ainsi qu’à celle d’autres industries liées, favorisée par l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie arabe et iranienne.
La forte avancée de l’économie a constitué la base matérielle de l’essor scientifique, philosophique et culturel de la civilisation iranienne et islamique. Ainsi, la richesse de l’immense empire islamique, qui couvrait alors un tiers du monde connu et rivalisait avec l’empire byzantin, alliée à certaines particularités telles qu’une base religieuse propice à la recherche, favorisèrent les innovations et le développement scientifique et philosophique au sein de la société islamique. A la cour des califes à Bagdad ainsi qu’au sein de celles des Samanides et des Bouyides, les érudits musulmans, chrétiens et juifs, et même athées, collaboraient et travaillaient ensemble dans les domaines scientifiques et philosophiques, loin des fanatismes religieux. Ce fait est en soi connu comme étant l’un des éléments principaux de l’essor scientifique à l’âge d’or de la civilisation islamique. Il suffit de rappeler que Mohammad Ibn Zakariyâ al-Râzi (Rhazès) malgré ses critiques philosophiques vis-à-vis de certains aspects de la prophétie et de la religion, n’était pas maltraité, et qu’il fut même entre autres positions administratives, le directeur des hôpitaux de Rey et de Bagdad. Cette tolérance de pensée et de mœurs était alors unique, et il fallut attendre une dizaine de siècles pour être témoin d’une situation similaire en Europe.
Dès les premières années du XIe siècle, des températures anormalement basses affectèrent l’Asie centrale et l’Asie de l’ouest. Ces conditions atmosphériques anormales perdurèrent pendant pas moins de 130 ans et détruisirent la culture du coton ainsi que les industries qui en dépendent, provoquant une stagnation du secteur agricole en Iran. C’est à la suite de ce désordre économique que les familles bourgeoises se mirent à immigrer vers l’Inde ou des pays plus chauds, à l’ouest du monde musulman. Ce froid et ce changement climatique poussèrent également les Oghouzes à immigrer de l’Asie centrale vers les régions plus chaudes du plateau iranien. Plus tard, après avoir vaincu les Ghaznavides et les Bouyides, ces mêmes tribus fondèrent la dynastie seldjoukide en Iran.
Malgré le développement scientifique et culturel, en particulier durant la première moitié du règne des Seldjoukides, l’influence croissante des tribus turques affaiblit peu à peu la civilisation de l’âge d’or. Les Turcs installés en Iran se convertirent à l’islam hanafite, tout en conservant leur culture tribale et en l’adaptant au monde musulman. Ce mouvement avait déjà commencé avec les Ghaznavides turcs d’origine et s’amplifia avec les Seldjoukides, de sorte que le rationalisme qui prédominait à la cour abbasside ainsi que chez les Samanides et les Bouyides fut peu à peu remplacé par la pensée unique, la disparition de la tolérance religieuse et une distinction nette entre les courants religieux musulmans tels que le sunnisme et le chiisme. C’est ainsi que par exemple, dans les écoles fondées en Iran par Nezâm-ol-Molk à l’époque seldjoukide, on interdit l’enseignement des mathématiques et des sciences naturelles, d’où le déclin des sciences.
L’une des conséquences culturelles de la prédominance de tribus turques fut le développement du soufisme parmi les Turcs et les Iraniens. Le soufisme eut historiquement tendance - malgré des exceptions - à se situer à l’opposé de l’esprit scientifique et de la libre pensée rationnelle philosophique. De nombreux Iraniens étaient alors mécontents, avec raison, de voir la culture tribale turque prendre de plus en plus de place, car ils avaient été témoins du règne plutôt tolérant des dynasties locales proprement iraniennes telles que celles des Saffârides ou des Bouyides. On peut donc penser que le succès du soufisme est également dû au fait qu’il a été considéré comme un refuge de la pensée par les Iraniens.
Finalement, Mohammad Ghazzâli porta un coup quasi-définitif à l’esprit scientifique et philosophique en exprimant son soutien au soufisme, qu’il considérait comme la seule voie de l’expérience religieuse et de l’adoration de Dieu. Cet avis de Ghazzâli, grand penseur de l’époque, fut un coup très dur pour le rationalisme, les mathématiques et les sciences naturelles, qu’il décréta obstacle à la dévotion. Dès lors, le soufisme qui, dans ses premières années de développement, était en accord avec les recherches scientifiques et philosophiques et figurait même dans les œuvres de Jâbir ibn Hayyân, de Fârâbi et d’Avicenne, s’écarta des sciences.
Ce qui joua le rôle principal et prépara le terrain à l’invasion mongole fut la décadence politique et sociale de l’Iran, provoquée par les querelles perpétuelles entre les adeptes du chafiisme et ceux du hanafisme. La culture des Turcs seldjoukides amplifiait ces querelles, en affaiblissant la solidarité de la communauté musulmane, au point de provoquer des guerres civiles locales et la destruction des grandes villes. On peut citer en exemple l’attaque des Oghouz contre Neyshâbour, durant laquelle la guerre intestine des hanafites et des chafiites de la ville fit qu’on n’opposa guère de résistance et que la ville fut détruite en grande partie, à tel point qu’une nouvelle ville dut être bâtie près des ruines de l’ancien Neyshâbour.
C’est dans de telles conditions qu’Alâeddin Mohammad, roi de la dynastie des Kharezm-Shâh, monta sur le trône. Alâeddin ne sut guère améliorer la situation. Bien au contraire, il est celui qui affaiblit d’une part le pouvoir défensif de l’Iran par sa politique intolérante et répressive, et d’autre part viola l’accord de commerce passé avec le Mongol Gengis Khân, tuant notamment 450 commerçants et quelques ambassadeurs envoyés par ce dernier. Cet événement injustifiable provoqua l’attaque sauvage des Mongols qui avaient déjà envahi la Chine du nord et une grande partie de l’Asie centrale.
En 1219, l’invasion sanguinaire de Gengis Khân porta un coup terrible à la civilisation irano-islamique. L’invasion première fut suivie de trente-cinq ans d’agressions territoriales violentes, notamment de par les expéditions de Houlagou Khân, ces agressions prenant fin avec l’instauration du gouvernement des Ilkhânides en Iran en 1256. Les Ilkhânides régnèrent moins d’un siècle en Iran. La chute de cette dynastie en 1335 fut suivie d’une série de guerres féodales qui durèrent plusieurs décennies. Cette période d’anarchie prit fin, douloureusement, avec l’expédition et la conquête du sanguinaire Tamerlan. Ainsi, le désastre sanglant de l’invasion mongole se répéta et continua jusqu’en 1405, date de la mort de Tamerlan.
Pour les grands historiens de l’époque tels qu’Ibn al-Athir, Atâ-Malek Joveyni, Al-Jozjâni ou Rashideddin, l’invasion mongole fut une catastrophe sans égale dans l’Histoire.
Les triomphes militaires de Gengis étaient basés sur la stratégie de la peur et sa méthode préférée était les tueries de masse. Selon le yassa, code juridique des Mongols, les non-Mongols devaient se rendre sans résister tout en payant de lourds tributs pour leur vie. En cas de résistance, il fallait les exterminer.
Selon les historiens spécialistes de cette question dont J. J. Saunders, de tous les territoires pris par les Mongols, c’est-à-dire de la moitié du monde connu de l’époque dont la Chine, la Russie et l’Europe orientale, c’est l’Iran et en particulier le Khorâssân qui subit les plus lourds dommages. Ira M. Lapidus écrit à ce propos : « Le premier impact de l’invasion mongole en Iran fut désastreux et équivalait à un holocauste. La population de nombreuses cités et villes fut systématiquement exterminée. » [1]
A l’époque ilkhânide, les agriculteurs et les paysans vivaient sous un régime de servage particulièrement pénible. Ceux qui n’étaient pas à même de payer les impôts excessifs que les gouverneurs mongols leur infligeaient étaient capturés avec leur famille pour être vendus comme esclaves. Il arrivait donc souvent que les agriculteurs décident d’abandonner leur terre et s’enfuient pour ne pas avoir à payer ces impôts trop lourds.
La corruption financière, les crises économiques, monétaires et sociales, ainsi que l’abandon des terres par les paysans paralysèrent enfin la vie économique et politique du gouvernement ilKhânide au point de le mettre en danger, ce qui poussa Ghâzân Khân à appliquer d’urgence un certain nombre de réformes durant les dernières années du XIIIe siècle. Mais les réformes de Ghâzân Khân, destinées à équilibrer les hausses d’impôts et à réduire les pillages financiers des gouverneurs locaux, allaient à l’encontre du goût des Mongols pour le yassa de Gengis ; d’où leur réussite mitigée. Ann S. K. Lambton écrit à ce propos : "Ghâzân Khân (694-703/1295-1304) est le seul Ilkhân considéré comme avoir eu une politique agricole. Peu de temps avant sa mort, il a cherché à apporter un renouveau agricole, mais ses réformes étaient de courte durée et la renaissance éphémère." [2] Anne Limbton souligne ensuite que les données historiques concernant l’agriculture, par exemple dans la région de Fârs, montrent qu’en pratique, aucune de ces réformes n’a été appliquée. L’une des réformes de Ghâzân était d’ailleurs le servage, en ce qu’elle interdisait aux paysans de quitter leurs terres, ce qui allait à l’encontre des principes de l’islam.
La stratégie de destruction systématique des canaux souterrains d’irrigation en Iran, canaux dont dépendait la vie économique du pays, porta préjudice à l’Iran plus qu’à d’autres pays conquis par les Mongols. Dans une bonne partie du Khorâssân et du Mâzandarân, territoires civilisés depuis au moins un millénaire, on vit la renaissance de sociétés primitives.
Selon les historiens et les poètes de l’époque, l’invasion mongole fut suivie d’une chute de la moralité sociale avec la généralisation des vices tels que le mensonge, l’hypocrisie, l’escroquerie, la trahison, l’augmentation des disputes et l’incapacité à raisonnablement résoudre une crise ou un conflit familial ou social, l’augmentation excessive de la délinquance, de la prostitution, de la débauche et de l’accoutumance aux boissons alcoolisées et à la drogue, etc. La cause de cette hausse anormale et incontrôlable des vices familiaux, sociaux et de la criminalité est à rattacher à la destruction causée au tissu social à l’issu de la violence de l’attaque des hordes mongoles.
Il apparaît intéressant de reconsidérer l’histoire de la catastrophe de l’invasion mongole en Iran à la lumière des découvertes en psychologie et anthropologie, notamment en ce qui concerne les troubles de stress post-traumatique complexe, les troubles de personnalité, et la transmission intergénérationnelle de traumatisme. C’est dans l’étude des conséquences de l’invasion mongole dans une optique axée autour du traumatisme personnel et social que la victimologie est utile. D’après les théories de la victimologie, il est possible d’estimer que la profondeur et la durée très longue du traumatisme consécutif à l’invasion mongole, traumatisme infligé plus ou moins intensément à plus de dix générations, ont été à l’origine d’une personnalité sociale iranienne fondamentalement traumatisée. En comparant la société à un organisme vivant, on pourrait dire que la personnalité sociale traumatisée des Iraniens est similaire à la personnalité d’un homme victime du trouble de stress post-traumatique complexe.
Selon la théorie de la victimisation, l’attaque, l’invasion, la victoire et l’installation des tribus plutôt primitives des Mongols en Iran à l’époque ilKhânide ont normalisé la violence et la brutalité sadique dans un pays ayant atteint un riche niveau de civilisation dans les domaines familial, social et politique. Pendant l’invasion, une majorité d’Iraniens a subi les effets des troubles de stress post-traumatique complexe, eux-mêmes suivis de troubles tels que le trouble de la personnalité narcissique, le trouble de la personnalité borderline, le trouble de la personnalité antisociale et le trouble de la personnalité paranoïaque ; altérations transmises d’une génération à l’autre aux travers de comportements anormaux ou violents dans les familles et dans les milieux sociaux. De la sorte, il y eut l’établissement d’un cercle fermé et vicieux du traumatisme et de la violence sur trois plans : familial, social et politique ; chacun de ces trois plans agissant sur les deux autres.
En considérant le phénomène de transmission horizontale et verticale du traumatisme, il est possible d’expliciter la manière dont ces trois cercles agissent l’un sur l’autre. A titre d’exemple, la violence des troupes conquérantes et des gouvernements despotiques infligée aux citadins et aux paysans peut être transmise et manifestée dans les familles sous forme de maltraitance infantile ou de violence domestique. Ainsi, la violence émise dans le cercle politique a un impact indirect sur le cercle familial, où le même schéma est reproduit.
A suivre...
* Cet article a été publié dans la revue Bukhârâ, no 77-78, 13e année, 1389.
[1] The first impact of the Mongol invasion in Iran was disastrous, and amounted to a holocaust. The populations of many cities and towns were systematically exterminated.” Ira M. Lapidus, A History of Islamic Societies, Cambridge University Press, 2002
[2] Ann S.K. Lambton, Landlord and Peasant in Persia : A study of Land Tenure and Land Revenue Administration, I.B. Tauris, 1991, p. xl