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Un séjour hivernal dans le Hormozgân assure au voyageur venant de Téhéran un dépaysement total, et pas uniquement en raison de la douceur de son climat. De tous temps lieu de passage de nombreux commerçants, navigateurs, conquérants, aventuriers et esclaves de toutes origines, cette région du golfe Persique affiche une grande diversité ethnique, encore remarquable de nos jours.
Cette diversité s’observe également dans les pratiques religieuses. Alors que les mosquées chiites du reste de l’Iran lancent deux minarets vers les cieux, ou même quatre pour les plus vastes, ici le minaret unique des nombreuses mosquées sunnites révèle la religion majoritaire, venue des pays arabes bordant le golfe Persique.
C’est le plus grand port de commerce d’Iran. Ici, pas de porte-conteneurs géants, encore moins de bateaux de croisière luxueux. Le transbordement se fait depuis Dubaï, le grand port régional, à partir de petites embarcations venues livrer leurs marchandises en Iran. Les navires de croisière se limitent aux boutres traditionnels en bois - appelés dhow en persan - aux ferries, ou encore aux petits bateaux rapides à moteur, les otobous, qui transportent les passagers vers les îles du golfe ou vers la péninsule arabique.
Ce jour est Ashourâ en Iran. La minorité chiite de la ville parvient à organiser une procession, bien discrète, comparée à celles, grandioses, des grandes villes de l’Iran central. En ces jours de célébration religieuse, l’imposante promenade du bord de mer se remplit, en soirée, d’une foule tranquille, venue bavarder avec voisins ou amis, fumer la pipe à eau - gheliân en persan - ou assister à un ta’zieh, mettant en scène le martyre de l’Imâm Hossein. Nous bavardons avec un jeune Iranien exilé à Bruxelles pour le travail et revenu quelques jours rendre visite à sa famille et à sa jeune épousée restée au pays. Comme partout ailleurs, ici aussi l’exil économique est dur à vivre.
Le bazar, qui s’étend sur deux kilomètres le long du bord de mer, écoule une quantité massive de matériel électrique, électronique, informatique, de vêtements, de chaussures, fabriqués en Chine, en Thaïlande, au Sri Lanka, en Corée. Toutes ces denrées arrivent ici via Dubaï, grossiste et plaque tournante du commerce légal mais aussi de la contrebande du golfe Persique, difficile, voire impossible à éradiquer malgré la vigileance des autorités locales. Les négociants de toutes provenances fournissent aussi bien l’Iran que le sud Caucase, l’Asie Centrale, la Turquie, la Russie.
Ce village, situé à deux heures de route à l’est de Bandar Abbâs, a une curiosité rare, son marché du jeudi. On y vend animaux, fruits, légumes, poissons, vêtements. La vedette ici n’est pas vraiment la marchandise, mais les marchandes qui portent un masque caractéristique de la région. Seules les femmes mariées le portent, pour se protéger des attaques du soleil, nous dit-on. Malgré ce masque qui les rend tout à fait impossible à identifer, nous devons vaincre leur modestie afin de les photographier.
A la jetée de Bandar Abbâs, nous embarquons sur le petit landj à moteur que nous avons loué à deux jeunes garçons qui en forment l’équipage. (Petite parenthèse linguistique : jetée se dit eskeleh en persan, ce qui a été traduit par escale en français).
Après une traversée de 30 minutes, nous débarquons sur l’île d’Hormoz, un peu groggy par la vitesse et les cahots, près des vestiges d’une forteresse portugaise, achevée en 1515 par l’amiral Afonso de Albuquerque, qui entendait s’assurer le contrôle du déjà très convoité détroit d’Hormoz, verrou du golfe. Les Portugais restèrent 115 ans sur cette île, jusqu’à ce que Shâh Abbâs Ier Safavide les y en déloge, en 1622, avec l’aide des Anglais, ses alliés, à qui le Shâh avait permis d’installer, près de là, la Compagnie anglaise des Indes Orientales. Entretemps, les Portugais y avaient établi la plus grande puissance maritime du golfe Persique en créant un réseau de comptoirs. Depuis Hormoz, ils contrôlaient le commerce avec l’Inde, l’Extrême Orient, le sultanat d’Oman et tous les ports du golfe.
Cette puissance commerciale passée, Hormoz n’est plus aujourd’hui qu’une île de pêcheurs, dont les gamins nous assaillent gentiment dès notre arrivée pour nous vendre quelques coquillages, de toute beauté par ailleurs. Un seul pauvre village, Hormoz, abrite ces pécheurs, de religion sunnite pour la plupart.
Nous faisons le tour de l’île en bateau, les côtes sont splendides et visitées par les flamants roses et les goélands. Nous nous arrêtons sur une plage déserte de sable fin pour une baignade. Le bain sera de courte durée, les mariées de la mer — le joli nom persan des méduses (arous-e dariâ’i) — s’étant également invitées à la noce.
Sur le chemin du retour vers Bandar Abbâs, la police des mers - très vigilante en raison des nombreux trafics de marchandises illicites qui prospèrent sur cette partie du golfe, drogue et alcool en particulier - nous accoste et demande à notre guide des détails sur notre identité. Apparemment satisfaite des réponses du guide, la patrouille nous laisse tranquillement continuer notre route.
Le lendemain, un gros katchi de bois nous emporte depuis Bandar Abbâs, en compagnie de voyageurs locaux, pour une heure trente de traversée, escortée par les mouettes. Nous croisons tout ce qui flotte sur le golfe, y compris un tanker iranien. Une touriste iranienne a l’imprudence de filmer le port militaire et se fait aussitôt rabrouer par le capitaine du bateau. On ne plaisante pas dans ces régions sensibles avec le secret défense.
Nous nous installons dans le modeste hôtel Talâyi, situé au sud de l’île, loin de toute habitation. Sa plage est une des plus belles qui soit – sable fin, eau transparente. C’est un plaisir de marcher dans cette eau limpide, prudemment précédés d’un bâton pour chasser les raies, armées de leur redoutable dard, qui pourraient avoir la mauvaise idée de se laisser marcher dessus, cachées dans le sable.
Nous partons dans l’après-midi visiter Laft, village traditionnel du nord de l’île, aux maisons aérées par des tours du vent comme celles des villes des déserts iraniens. En route, nous visitons la Vallée des Etoiles (darreh-ye setâreh-hâ), faite de roches calcaires aux formes folles, façonnées par le vent et les pluies. Toute l’île est couverte de ces reliefs étonnants, qui font l’originalité du paysage.
Après une nuit bercée par le bruit des vagues, nous partons pour une visite plus complète de l’île. Après avoir traversé des paysages éblouissants, nous arrivons sur la célèbre mangrove de Qeshm, djangal-e harrâ en persan. Nous prenons une petite barque à moteur sur les chenaux la parcourant, en admirant au passage les nombreux oiseaux des marais : sternes, pélicans, flamants, hérons, et beaucoup d’autres que nous ne savons identifier. Les îliens racontent qu’au moment des grandes migrations de printemps et d’automne, les oiseaux sont si nombreux qu’ils forment de véritables buissons. De nombreux spécimens de l’arbre remarquable de la mangrove, le harrâ - qui a donné son nom à ce parc aquatique de 20 km2 - et nommé Avicennia marina par les biologistes - plongent leurs racines dans l’eau salée, absorbant l’eau en en rejetant le sel.
Avant de quitter la mangrove, nous achetons un petit flacon d’huile de foie de requin dont les vertus, nous assure le vendeur, permettent de traiter les problèmes d’os et de cartilage.
Nous rentrons par les pistes de l’ouest de l’île. Cette zone très peu habitée n’est pas équipée de routes. Les pluies violentes du début de semaine ont détruit quelques ponts et nous devons parfois faire demi-tour pour atteindre une autre piste ou descendre de l’auto pour permettre au chauffeur de négocier un passage délicat.
En longeant la mer, nous croisons un cimetière anglais perdu au milieu de nulle part. Les pauvres bougres inhumés ici furent tués au cours d’une bataille contre les Portugais, il y a bien longtemps. Le chemin du retour nous réserve encore quelques belles surprises, dont des cavernes de sel, autrefois exploitées par les îliens.
Ces magnifiques navires de commerce en bois, dont les plus grands peuvent atteindre de dix à trente mètres de long, font du cabotage dans les eaux du golfe Persique, de Madagascar au golfe du Bengale, avec, à leur bord, des équipages de quatre à six marins. Autrefois, ces bateaux étaient pourvus de voiles latines, depuis longtemps remplacées par de gros moteurs diesel bruyants. Ces boutres viennent décharger, dans tous les ports du golfe Persique, des tonnes de marchandises diverses (matériel Hi-fi, électroménager, fourrage, denrées alimentaires, animaux vivants, etc.) extraites pour la plupart des porte-conteneurs géants du port de Dubaï, situé sur la rive sud du golfe.
La visite des chantiers navals de l’île de Qeshm offre le fascinant spectacle des différents stades de fabrication des boutres, partant des gigantesques troncs de bois rouge débités sur place, pour aboutir, une fois assemblés, aux bâtiments prêts à prendre le large, équipés de tous les éléments de sécurité et de confort modernes. Les techniques de construction, tout en restant traditionnelles, ne négligent pas l’usage d’outils électriques et de bonnes vis de laiton inoxydables pour les fixations. L’ensemble, d’une grande beauté, semble d’une robustesse à toute épreuve. Spectacle magique, agrémenté de l’odeur de bois qui flotte entre les cales...