N° 105, août 2014

UNEDITED HISTORY
Iran 1960-2014
Musée d’art moderne de la ville de Paris,
16 mai-24 août 2014
Une leçon d’histoire bien documentée


Jean-Pierre Brigaudiot


Comme je l’ai annoncé dans mon article précédent [1], fondé sur un entretien avec la commissaire Catherine David, cette exposition est un événement. Un événement au plan culturel et historique, une leçon d’histoire, un éclairage porté sur une période assez généralement méconnue de la société et des arts iraniens. En témoigne la longueur de la file d’attente lors du vernissage au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, et cela jusque tard dans la soirée. En effet, il n’y a jamais eu, en France, d’exposition d’art moderne ou contemporain iranien d’une telle dimension, pas plus que d’une telle ambition. Ce qui a été montré de l’art moderne et contemporain iranien n’en a révélé que certains aspects, comme par exemple la photo. Pour ce qui est du cinéma, il est un cas à part et bénéficie ici d’une notoriété et d’une estime certaines. Le public du vernissage du Musée d’art moderne de la Ville de Paris était un public très majoritairement iranien, de ces Iraniens qui pour la plupart vivent en France, souvent devenus français, mais peu importe, leur cœur reste iranien ! Vernissage où l’on parlait farsi, où les uns et les autres se retrouvaient entre eux et retrouvaient, à travers ce qui est exposé, un Iran qu’ils avaient connu avant de le quitter. Ou, pour les plus jeunes, découvraient un passé artistique qu’ils ignoraient, une Unedited history, ce qui est le titre de l’exposition. On pouvait remarquer également la présence d’artistes iraniens, vivant à la fois en Iran et en France, et de quelques galeristes parisiens qui ont exposé ou exposent ceux-ci.

Une exposition à caractère documentaire marqué

L’exposition est conséquente, à la mesure de ce musée ; le parcours proposé est un long parcours jalonné d’œuvres très diverses par leurs formes et leurs formats : peintures, photos, installations, films, travaux graphiques et documents se succèdent ou se mêlent, se complètent, se font écho. Œuvres de beaucoup d’artistes disparus et de plus jeunes artistes, œuvres modernes et œuvres que l’on qualifie de contemporaines. En fait ce qui caractérise cette exposition et en même temps la qualifie est son contenu documentaire en tant que tel ou bien inclus dans les œuvres photographiques et cinématographiques dont le pouvoir attractif est indéniable car ce sont des documents et quelquefois, en même temps, des œuvres. Ce phénomène est certes dû au parti pris et aux choix opérés par la commissaire et son équipe, de couvrir un demi-siècle d’art iranien dont une bonne part, depuis la révolution de 1979, n’est pas connue ici et peu connue en Iran même. L’exposition résulte évidemment de choix, ceux de montrer certains artistes et certains moments davantage que d’autres. Chaque période et chaque œuvre, ou presque, se donnent à percevoir accompagnées d’un ensemble documentaire qui les contextualise dans un parcours simplement chronologique.

Tour photo à l’exposition Unedited History. 1er chapitre : "Les années de modernisation" 1960-1978

Le festival de Shirâz/Persépolis

Cependant, du fait des dates couvertes par cette exposition, 1960 à 2014, l’exposition témoigne de deux décennies de vie artistique iranienne antérieures à la Révolution. Ce qu’on a oublié ou pas connu. Durant cette période qui précède la révolution, on remarque l’existence d’une Biennale de Téhéran (1958-1966) et surtout du festival Shirâz/Persépolis qui se tient chaque année de 1967 à 1977. Il est ici bien documenté, avec films, affiches, photos, pages de journaux, catalogues et publications diverses. L’Iran qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ne comptait guère dans le monde de l’art moderne, a connu un essor artistique important entre le début des années soixante et la fin des années soixante-dix, et ce festival d’art de Shirâz/Persépolis a contribué grandement à cet essor d’un art à caractère international. La documentation présente dans l’exposition permet de prendre la mesure de ce que fut ce festival, c’est-à-dire bien davantage qu’un festival folklorique, ou d’arts modernes, centré sur la Perse elle-même. Ce fut un festival d’envergure mondiale associant le meilleur des traditions culturelles et artistiques aux arts expérimentaux. Et s’y produisirent, dans un grand nombre de disciplines comme la danse, le théâtre, la performance, la musique, des artistes iraniens et d’autres, non moins célèbres et ayant contribué à faire l’art moderne, venus du monde entier. Pour citer quelques-unes des figures connues ici, il y eut Bob Wilson, Jérôme Savary, la chanteuse iranienne Parisâ, et la présence d’artistes, musiciens, danseurs, performeurs d’un grand nombre de pays du monde, par exemple, d’URSS, du Sénégal, du Rwanda. Il faut se rappeler que cette période, davantage que centrée sur des questions formelles (abstractions géométriques ou lyriques), s’interroge sur le concept d’art et conçoit l’art à la fois comme une posture et comme une fusion de celui-ci avec la vie. A bien regarder la documentation, on perçoit ce festival comme un événement réellement mondial de la création artistique à l’égal, si la comparaison a un sens ici, de la Biennale de Venise ou de la Dokumenta de Kassel. Ici, évoquant ce festival de Shirâz/Persépolis, on se rend compte que l’exposition Unedited Story donne à voir davantage la manifestation artistique, que les œuvres, malgré les films et les photos. Parti-pris médiatique, sans doute normal puisque l’on ne peut plus montrer les œuvres, où cependant œuvres et artistes sont occultés derrière l’événement. Toujours est-il que ce festival de Shirâz-Persépolis fut un événement marquant de la décennie de son existence.

Famille iranienne, Mohsen Rastani, 1983-2014, 70x70 cm

La photo comme témoignage avant d’être un art

L’un des aspects de la photo iranienne est celui qui rend compte de la révolution, témoignage vécu des jours cruciaux où l’ancien régime, celui du Shâh, s’effondre, photo en noir et blanc, comme le plus souvent dans cette exposition, photo qui d’autre part et d’une certaine manière ressemble à celles des autres révolutions, à Saint Petersburg, à Prague ou à Budapest, en Lybie ou en Irak : mêmes foules enthousiastes, même occupation de la rue, même statues renversées, même ralliement de l’armée.

Autre aspect documentaire de cette exposition, mais cette fois à travers l’œuvre de photographes choisis parmi d’autres : on retrouve certains de ceux qui ont couvert la guerre Iran-Irak, en tant que reporters et artistes et d’autre part ceux qui ont œuvré à montrer directement, objectivement, autant que faire se peut en photo, la société iranienne du demi-siècle concerné. Cette guerre Iran-Irak qui dura presque huit ans fut terrible, jalonnée de carnages et de bombardements chimiques, de destructions de villes et de territoires entiers pollués pour longtemps. Elle a donc été largement couverte par des photographes iraniens et montrée dans tout l’Iran, tant pour glorifier le mythe du martyr, souvent très jeune, presque encore adolescent, que pour souder et motiver la population. Ceci donna lieu à un essor de la photographie iranienne de reportage puis, un peu plus tard, de la photo dans la diversité de ses genres et pratiques. Ces photos de la guerre ont été très exposées dans le pays, y compris par les institutions muséales comme le Musée d’art contemporain de Téhéran, ce qui contribua à légitimer et à doter celles-ci d’une aura en tant qu’art. L’essentiel des photos montrées par cette exposition sont en noir et blanc, même lorsqu’elles atteignent le vingt et unième siècle : photos très rudes de gens simples avec Mohsen Rastani, photos de la misère des prostituées de Kâveh Golestân ou photos de travestis, faites par Tahmineh Monzavi. Parti pris des commissaires de retenir le seul noir et blanc, choix homogénéisant qui implicitement cantonne peu ou prou cette photo sociale ou de reportage dans le passé et lui confère davantage un statut documentaire qu’artistique. Pour les photographes reporters de guerre, connaissant un peu leur œuvre pour avoir vu, au début des années 2000 une très grande exposition présentée par le Musée d’art contemporain de Téhéran, ce qui est montré ici ne rend pas vraiment compte de l’ampleur de ce phénomène en matière de photo. De ce qu’il généra comme pratique photographique spécifique, même si certaines photos de Bahman Jalâli ou de Jâssem Ghazbânpour sont évidemment présentes ici.

A gauche : Kavir (Désert), Kâzem Chalipa, huile sur toile, 1984, 160x130 cm

Le cinéma, la télévision et la vidéo

Que ce soit le festival Shirâz/Persépolis, la révolution, la guerre ou la vie quotidienne, ces moments sont également documentés par le film et par la télévision dont de nombreux extraits ou séquences sont projetés. Kamran Shirdel accumule les séquences filmiques sur la révolution en marche : la rue, les manifestations, l’armée qui sympathise, la fabrication des affiches. Bahman Kiârostami use également de la télévision pour rendre compte, à chaud, de l’événement en cours. Dans le contexte de l’exposition, la vidéo concerne davantage les artistes contemporains qui en usent plutôt en tant qu’outil de création autonome, loin des moments tumultueux qu’a connus l’Iran.

Pour ce qui est du cinéma en tant qu’œuvre et pas seulement en tant que reportage, une série de projections de films et d’interviews d’acteurs et réalisateurs iraniens (ou non) aura lieu dans un cinéma du Quartier Latin en complément à ce que montre le Musée d’art moderne de la ville de Paris.

La peinture

Elle est ici un peu décalée, en retrait car moins documentée, sauf en ce qui concerne Mohasses, celui-ci jouissant d’une véritable exposition personnelle au sein de cette grande exposition. Ce qui est exposé, mais ne représente pas l’œuvre de Mohasses dans sa globalité, est une peinture de petits et moyens formats, accompagnée de collages, d’ouvrages divers et éditions, peinture très identifiable années cinquante dans son esprit, je veux dire identifiable comme relevant de cette époque, centrée sur la figure humaine, une figure souffrante, qu’on peut percevoir d’une certaine manière comme un autoportrait suggéré par la figure de l’autre, figure sans pieds ni mains. Cette peinture convoque plus ou moins et de différentes manières, des figures de Fautrier ou de Dubuffet. Un beau texte est à lire avec l’article Pétrole surmoi écrit pour cette exposition, publié dans le catalogue par Morâd Montazami. En tant que membre de l’équipe organisatrice de cette exposition, il a certainement joué un rôle majeur dans la façon dont est pensée et montée cette exposition ; sa culture et ses origines iraniennes y étant pour beaucoup. Il y a également la présence importante de Behjat Sadr, un peintre dont l’œuvre abstraite rencontre, entre autres, celle de Soulages et occasionnellement l’art optique. La plupart de ses œuvres sont constituées de réseaux de lignes parallèles sinuant dans le tableau et faites avec un outil évoquant un large peigne. Avec Mohasses et Sadr, il s’agit de faire connaitre deux aspects de l’art moderne iranien tel qu’il a pu se développer dès avant la Révolution, avant que les galeries ne soient fermées. Il s’agit aussi de montrer, à la fois, une réelle singularité artistique détachée des formes traditionnelles héritières de la culture persane et une réelle qualité artistique point trop redevable de la modernité internationale. Car l’un des problèmes de l’émergence d’un art contemporain en Iran est celui d’une autonomie à l’égard de la tradition locale en même temps qu’à l’égard des courants artistiques dominants de par le monde. D’autres œuvres picturales témoignent d’un engagement d’artistes, au moins momentanément, dans l’élan et l’enthousiasme révolutionnaires. Avant la Révolution, l’art moderne agit souvent en manifestant une opposition au régime du Shâh, opposition politiquement souvent très à gauche. L’Iran dans le moment de la Révolution a développé, parmi les autres formes d’art, un art iconographiquement proche de l’art de la révolution bolchevique et de ce qu’on a appelé le réalisme socialiste, ce qui se perçoit surtout dans les affiches, mais aussi dans les œuvres murales ou sur toile d’Hannibal Alkbas et de Kâzem Chalipâ, art un peu naïf et populaire de l’un et symboliste, qu’on pourrait qualifier de saint-sulpicien, du second, où apparaissent et transparaissent les éternelles illusions et espoirs des peuples en ces fameux lendemains qui chantent ou devraient chanter. Evidemment l’œuvre de ces artistes ne se limite pas à cette période et revêt d’autres aspects moins illustratifs.

Oeuvre de Chohreh Feyzdjou, installation de différents matériaux, 1987-1994

L’art contemporain

Celui-ci est nettement séparé de l’ensemble de l’exposition, tant au plan de l’espace muséal qu’au plan d’une absence de documentation qui peut surprendre. Quelques artistes iraniens, surtout d’origine iranienne, sont là, avec photos, installations et vidéos, ces deux derniers genres aujourd’hui encore peu présents en Iran, faute, sans doute, d’institutions dotées d’espaces et de volonté pour les accueillir. Ainsi le Musée d’art contemporain de Téhéran se consacre davantage à un art moderne appartenant au passé et à des formes d’art véhiculant tant bien que mal l’association d’un héritage de la culture persane avec celui de la modernité mondiale. Seule la Maison des artistes de Téhéran permet, un peu, occasionnellement, des expressions actuelles mais d’un niveau qualitatif très inégal avec des artistes encore novices. Ici, une artiste, Chohreh Feyzdou, disparue en 1996, beaucoup montrée en France et y ayant vécu, se voit consacrer une salle entière avec une œuvre énorme, portant sur la mémoire, l’inventaire, le classement, dans un esprit très proche du travail de Boltanski : une sorte de grenier où chaque objet teinté en marron foncé contribue à créer une atmosphère sépulcrale, un lieu qui d’une certaine manière donne à penser aux tombeaux des pharaons ou autres dignitaires de l’histoire. Bocaux étiquetés, rouleaux peints emballés ou installés sur des présentoirs à tissus ou moquette, châssis nus accumulés. Chohreh Feyzdou avait acquis une certaine notoriété et participé à de prestigieuses manifestations dont la Dokumenta. Narmine Sâdegh illustre très littéralement la Conférence des oiseaux, ce fameux conte iranien, en une installation multimédia très à la mode avec, donc, une œuvre au sujet d’une œuvre. Décalé dans ce contexte, Behzâd Jâez, photographe, montre de manière très indifférente, en une longue série de petits formats en noir et blanc, les activités quotidiennes d’une école islamique. Ici point de parti pris esthétique, point de cadrages ni de lumières recherchées, juste une photo constat d’un lieu où les activités quotidiennes semblent coupées du temps présent. Mitrâ Farahâni présente une installation multimédia, dessin et vidéo. Violence de ces très grands dessins au fusain où les figures humaines tiennent, portent des têtes coupées, éventuellement leur propre tête. L’explication se tient dans une salle à part où une vidéo montre la visite guidée d’un musée, face au David et Goliath du Caravage, David exhibant la tête de Goliath qui serait à l’image du visage du Caravage. L’exposition, en son parcours orienté, se termine avec un travail infographique d’Arash Hanâei, qui vit entre Téhéran et Paris. Ce travail, entre bande dessinée et numérisation de photographies, porte sur la ville de Téhéran, en montre les immenses peintures murales si présentes, représentations idéalisées du guide suprême ou des martyrs de la guerre, vues des ponts et autoroutes urbaines, des motifs ornementaux.

Evidemment, ces choix très limités en matière d’art contemporain sont loin de rendre compte de la réalité mouvante de la scène artistique de l’Iran d’aujourd’hui, scène difficile à cerner puisque cet art se déploie au moins autant à l’extérieur de l’Iran qu’en Iran même, puisque les institutions n’ont pas encore pris en charge cet art d’aujourd’hui.

Et tout ce qui n’est pas montré

Si l’exposition peine à rendre compte de l’art iranien actuel, qui reste encore souvent lié à la tradition esthétique et culturelle régionale, mais également à la vie quotidienne, elle oublie aussi que l’Iran recèle une photographie d’une autre qualité et envergure que ce qui est montré ici, peut-être trop déterminé par le parti pris documentaire. Cet oubli permet de centrer davantage l’exposition sur la découverte d’un moment d’histoire que sur le présent, ce qu’implique le titre choisi. Une exposition est déterminée par des choix, et ainsi peut-on comprendre, par exemple, l’absence de Parviz Tanâvoli et de bien d’autres artistes importants de ces dernières décennies, celles où l’art iranien acquiert réellement sa spécificité, ailleurs que dans la conformité à un art international. Cette exposition qui prend place au moment même des négociations de l’Iran avec d’autres pays, pourrait n’être qu’un premier volet, prélude à d’autres expositions.

Notes

[1Voir le numéro 102 de La Revue de Téhéran.


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