N° 105, août 2014

Mario Scalési* : un poète de la nuit
ou de quelques sources de la mélancolie
(2ème> partie)


Ezzedine Sghaïer


"Le point de départ est simple :

la plupart des hommes ignorent leur ombre."1

 [1]

Mélancolie de la mort

Scalési est-il né pour se mirer dans la mort qui le pressait déjà avant sa naissance de montrer la hideur de sa carcasse ? Comment Scalési ne peut-il vivre, ni mourir, puisqu’il dit être déjà mort, voué à la certitude de l’inanité de la vie ? Mourir un peu lui fait-il perdre son visage derrière la quête d’un non-visage qu’il dessine au gré d’un langage pathétique et émouvant surgi de sa conscience malheureuse ? Meurt-il un peu pour ne pas dire que l’acte de la mort pour le poète n’est rien d’autre que cesser de comprendre le monde et cesser de crier la misère et l’indécence de la vie ? L’existence de Scalési, tragiquement lyrique, vibre dans des rimes gorgées d’un trop plein de déchéance et de spleen. Cette existence lyrique du poète se mire dans la douleur à travers laquelle se relient les fêlures entre elles pour créer cette nasse insurmontable de cris et de transgression contre Dieu et une société féodale encore bien asservie par un régime beylical dont les faveurs ne touchaient que les hommes de sérail et des étrangers privilégiés en échange de conseils et de profits. Le bannissement de Scalési provient de ces structures mentales instituées et imperméables à la détresse des déshérités.

Encore faut-il identifier le cordon ombilical liant les fondements poétiques de Scalési avec le contexte de leur production en prenant notamment en compte le "déterminisme du temps pré-spéculaire" [2] de l’enfant qui peut leur fournir une perspective de compréhension et d’explication : il s’agit ici d’émettre l’hypothèse selon laquelle le poète que Scalési est devenu était d’abord et avant tout le produit socio-historique de ses ascendants et du contexte sociopolitique qui l’a vu naître. L’âme du poète a été pétrie et façonnée de la sorte par « l’ombre », « le crépuscule », « le noir », « les ténèbres », « la nuit », etc., qui remplissent les pages des Poèmes d’un maudit. C’est donc de l’avant et de l’après sa constitution que l’âme du poète tire sa couleur bilieuse. Sinon que faut-il récolter de la bestialité de la fin d’une époque que la Conférence de Berlin [3] et son idéologie esclavagiste n’avaient pas encore effacée des mémoires ? Voire les projets de spoliation et les moult infamies que la Conférence en question défendait et dont la Tunisie des parents de Scalési fut également victime. D’ailleurs, même avant l’arrivée de ces immigrés économiques dans le pays du jeune libertin que fut Saint Augustin, les ancêtres du poète ne semblaient pas avoir transmis un quelconque patrimoine ni la moindre richesse connue à leurs descendants, si ce n’est un héritage de déficience génétique et matérielle, qui a conditionné de fond en comble la vie avant la vie de Scalési.

La misère rampante, doublée de l’illettrisme des parents, traduit l’agressivité de l’existence et imprégnait déjà de ses marques de débilité le patrimoine génétique désaffecté et traumatisé de l’embryon scabreux en phase de constitution déficitaire.

La matrice et le placenta infectés de la mère seraient-ils, comme la médecine moderne l’affirmait, responsables de la contamination phtisique prénatale de l’enfant en devenir ? Le souvenir de la chute dans "L’escalier de la mort" [4] ou la descente dans le maelström de la vie forge, creuse et vampirise les envols et les élans avortés du petit bossu scalène.

Dans ces sphères, la difformité réelle du corps se double d’une difformité intérieure immédiate, trouvant son origine dans une difformité ontologique de l’être infantile inquiet. La déficience organico-psychologique originelle où prend naissance la sensibilité existentielle de Scalési n’est-elle pas au fond une contre-épreuve de santé mentale de l’écoulement du temps imprégnant l’acte d’écrire ?

Le retournement de miroir, ce premier signe de prise de conscience de Scalési ne peut échapper, dans son processus de développement, au sentiment d’incomplétude, entendu ici comme un sentiment dégradant et un manque, le signe d’une pathologie psycho-somatique.

Marqué par un sentiment d’infirmité innée, le poète n’est-il pas venu au monde avec une dépression nerveuse ? Les théories psychanalytiques ne font-elles pas remarquer que la mélancolie n’est jamais que la conscience de l’état du corps, qui fait bien penser à l’émotion comme "sentiment des modifications organiques déterminées en premier lieu par les conditions de perception" [5] objective et subjective ? Justement, les conditions de perception objective et subjective font voir comment la perception subjective, résultant de la trajectoire empirique personnelle de Scalési est sans cesse affectée. Mais cette affection s’insère dans un processus de maturation que la perception objective elle-même expose à toutes les modifications et altérations possibles, causées par la société et l’environnement culturel en général. On est là, en fait, aux prises avec la conscience de la condition dramatique de Scalési.

Il semble que, dans le cadre de celle-ci, Scalési appréhende son corps comme une sorte d’ectoplasme impersonnel qu’il ne cesse de traîner en son for intérieur. Mais cette intériorité, affectée et installée dans la peine et les pleurs [6], demeure dépendante du regard qui autorise la prise de conscience de l’appropriation contrariée de son corps. Scalési rejette son corps. Alors que ce rejet mâtiné de haine et de méconnaissance de celui-ci proviendrait sans doute de l’introjection [7] d’un mauvais œil, d’une pulsion comme provenant d’un corps étranger tout-puissant qui se serait installé « à la place » du sujet dès sa naissance, et même sans doute dès sa conception. [8] Cette crise contenue de l’être intérieur scalésien s’inscrit dans la durée. Elle métaphorise chez le poète, à bien des égards, le mythe de Sisyphe [9], illustrant un combat inégal entre un sentiment tératologique en forme de malédiction, éclos au cœur d’un corps dépareillé, et un sentiment exceptionnel d’être et de souffrir. Cette poétique mélancolisée de la souffrance suscite, elle, une impression d’étrangeté propre au corps de Scalési. Le regard fixe sur ce corps, cette position auto-spéculaire du poète, devient à la longue une aliénation, une autodestruction progressive due à l’intensité de son obsession de son corps.

Cerner l’enfance douloureuse, véhiculée par la mémoire à travers les poèmes autobiographiques [10], n’est-ce pas mettre en œuvre l’instance de l’être poétique, si intime de la genèse de l’image du corps, voire des expériences, des actes et des attitudes des autres ? Les gestes des autres, quand ils touchent Scalési et le manipulent, ne provoquent-ils pas en lui des sensations d’exaspération ? Mais leurs paroles et leurs actions ne peuvent-elles pas aussi l’influencer en dirigeant son attention sur telle partie de leurs corps et de son propre corps ?

L’expérience pré-spéculaire à laquelle on s’est référé supra, qui a sans doute joué un certain rôle dans la constitution et le devenir du corps souffrant et opaque de Scalési, ne peut-elle pas avoir également une relation complice avec l’univers morbide ultérieur où il se meut ? En s’appuyant sur cet argument, le corps devient à la fois une prison terrifiante et un « noir infini » [11] de l’être scalésien qui se mire dans son cœur exténué. Le mirage de Scalési, dans la lassitude d’un cœur blessé, multiplie les spectres de vision et les polypes de l’illusion existentielle.

En tentant de cerner la vision poétique nocturne de Scalési, nous sommes étonnés de constater le rétrécissement du champ de l’être du poète, qui paraît ballotté entre les avatars et les déficiences de son fonctionnement neurophysiologique général et son imaginaire funèbre et ses réminiscences. Cet univers dans sa gestation d’outre-tombe provoque, chez le poète, un sentiment de gibbosité éthique puisant sa force entre autres dans la propre gibbosité scalésienne. Ouvrir et disséquer cette double gibbosité est sous la plume du poète plus qu’un projet légitimement fondé. Il est, pour lui, une raison précoce d’être et de vivre dans la douleur. Mal-être, mal-vivre représentent le processus d’une vie entière, une "gibbosisation" graduelle du monde et du sentiment d’être. L’être et le corps se dévoilent ainsi comme une auto-hallucination atrophiée, une automutilation psychophysiologique.

Les poèmes d’un maudit sont dans ce contexte moins une négation structurée de l’être profond de Scalési et du monde qu’une mystique de révolte contre la mort constatée du monde. L’idéal de perfection de la pensée de la mort et ses métissages dépassent le simple exercice du style poétique. Il s’affirme dans l’horreur de la déchéance du poète et dans l’avidité extatique du questionnement métaphysique angoissant. La sensation de l’immobilité éprouvée par le poète face au monde et à la fuite du temps confirme le poète dans son idée exclusive de détention d’une certaine vérité sur la mort. La vérité de la mort chez Scalési est liée à son état d’épuisement intellectuel. Cette condition inconfortablement exorbitante et velléitaire n’est acceptable pour le poète que dans la mesure où l’écriture poétique devient un garde-fou et un exutoire de l’existence.

Comme on vient de l’indiquer plus haut, la mort [12] est dissimulée dans l’apparence de civilisation, elle agit en silence. Elle est un instinct de destruction qui fomente chez Scalési tous les sinistres bouleversements intérieurs. Dans cette perspective, la poésie scalésienne apparaît comme un faisceau de signes de mort reproduisant les signes d’une catastrophe originelle et les tares éthiques de l’humanité. Dès lors, l’œuvre poétique se transforme en une pure expression de la mort.

En rapport avec celle-ci, la création poétique est par conséquent une malédiction que seule la vérité de la mort peut justifier. Ici, la mélancolie en tant que pulsion obsessionnelle de la mort et structure immanente de l’être se métamorphose progressivement à travers le recueil en structure physiologique génératrice d’un langage mortifère.

Les poèmes d’un maudit renferment une vision maladivement cosmologique, voire des objectifs philosophiques dominés par l’inquiétude dans le contexte desquels Scalési puise son être effondré, ivre de toutes les souffrances du monde. Et il marque par là dans « Les Minarets » [13] sa préférence et son appartenance au « doute européen » [14]. Cette position intellectuelle du poète cautionne l’idée qu’il se sent un être allogène. D’autant plus que la nature de cette allogénéité peut être révélatrice du malaise dont souffre le poète. Aussi la poésie scalésienne liée à sa dimension méditerranéenne contribue à l’amplification infinie de son exil. Il y a dans la littérature de l’infirmité [15] une figure de l’impotent rusé et satanique incarnant une tristesse infernale dont l’exemple, Quasimodo, possède bien des vices similaires à ceux de Scalési. La conscience de Scalési de sa laideur peut expliquer son nihilisme. La grandeur du désir de mourir incarne la posture nihiliste du poète. Elle est ici une auto-négation. Elle est affaire de dénonciation catégorique des pharisiens et des corrupteurs de tous bords qui, dans l’esprit de Scalési, font partie des morts. En outre, il sait sonder la nature humaine dans ses variantes les plus étendues. La mort se déploie à travers la poésie scalésienne comme un abîme insondable. On y relève, par ailleurs, la permanence d’un même schème conceptuel des théories de la mélancolie : la succession des images métaphoriques relatives à l’infirmité de l’homme et du monde tend sans cesse à cerner un même mécanisme depuis l’antiquité : celui de l’encombrement [16] qui est en lui-même un autre vecteur de la mélancolie.

Selon Binswanger [17], c’est principalement autour de l’histoire du moi et celle du monde que l’histoire de la vie intérieure s’inscrit comme un dépôt désorganisateur de la conscience du moi. La poésie de Scalési est bâtie autour des phases d’excitation et d’apathie mélancoliques que l’étiologie linguistique dévoile à travers la généalogie des multiples incarnations poétiques scalésiennes : le bossu engendre le proscrit, le gueux engendre l’humilié, le pauvre et le révolté. Un malaise récalcitrant qui ne s’évacue jamais du rythme, se présentant comme le moteur originel de la création poétique. Tout effort de sens contraire aboutit au vertige, comme dans un jeu de miroirs où l’image de Narcisse se reflète à l’infini, "en abyme". On peut dès lors dire que le poète et le langage sont confondus comme deux miroirs face à face qui se reflètent l’un l’autre indéfiniment. Le négativisme mélancolique comme système de pensée procure du plaisir, il fournit au poète un statut exclusif d’homme de trop. [18]

L’homme de trop est, par ailleurs, un personnage emblématique de la littérature russe du milieu du XIXe siècle incarnant un héritage culturel de première importance, touchant, par sa vindicte et la violence de sa dénonciation de la misère et de l’injustice, l’aire européenne. Cette figure référentielle de la littérature mondiale montre ensuite ce qui peut le plus clairement définir la position esthétique de Scalési, voire son idéologie. La précarité matérielle, la maladie, le désamour, la privation constituent cet affreux sentiment de laissé-pour-compte. Les larmes d’un homme démuni de tout devient une arme, un acte d’accusation, une forme de résistance : cette poésie douloureuse est indéfiniment ponctuée de larmes [19], marquée d’abattements atrabilaires. Toujours est-il que la poésie de Scalési est purge du mal-être et exercice empirique d’auto-exorcisme apostatique. La poésie scalésienne est cure de désintoxication. Le mot signifié devient ici l’ersatz de l’identité du poète, et l’œuvre le symptôme caché. La figure circulaire du discours mélancolique scalésien consiste à tourner à vide et à s’épuiser en la mise en action d’un mécanisme répétitif traduisant une humeur hypocondriaque. Et sa prise de conscience du ralentissement du rythme charpente la construction poétique. Celle-ci est le produit d’une stratification du langage dont l’intérêt repose sur l’influence permanente qu’exercent les époques révolues sur les époques ultérieures de l’évolution de l’être scalésien. Les mots ne se réduiraient pas simplement à leur définition linguistique purement formelle, mais resteraient attachés, dans les « processus psychologiques normaux, aux souvenirs sensoriels acoustiques déposés dans les couches profondes de l’appareil psychique et liés à des représentations mentales encore plus primitives. » [20]

William Turner - Ombres et ténèbres, Le soir du déluge – 1843

Mélancolie de civilisation

Toujours dans cette veine, le mythe du « Veau d’Or » [21] retrace tout ce qui est de plus violent dans la trajectoire ensanglantée du progrès de l’humanité, marqué ici par la destruction de ses valeurs sacrées et dont "(...) la boue est au front de l’homme et des cités." [22] La boue, les forfaitures et les impuretés révèlent l’homme impliqué dans le conditionnement de la réalité difforme des cités.

La barbarie, l’égoïsme et l’imposture sont des scènes outrageantes de la réalité du monde. Ils sont ici des crases poétiques, déterminées par la violence et fredonnées dans « Noël » [23], dans « Ode à l’argent » [24], dans « Comptabilité » [25], dans « Nombre » [26] et dans « Mensonge » [27], qui sont marquées par l’expression mélancolique de la violence. Ces poèmes véhiculent la négation du pouvoir de l’argent, ils représentent une pathologie humaine qui trouve son identité dans le mal originel. Le déficit de confiance du poète dans l’humanité est réel. Il se fonde sur son expérience personnelle. Il est né des inégalités, de l’injustice et de l’impureté morale de l’homme et du monde. Ici, c’est le sens de l’idéal de l’amour humain qui est atteint et que le poète vise à mettre en lumière. Scalési, pour donner une signification universelle à son combat, choisit de se ranger du côté des déshérités, des exclus et des innocents. Cette profonde fidélité à ses conditions socio-historiques originelles cache en vérité son refus initial de s’insérer dans les conditions sociales normales de la vie. La position de Scalési est radicale. Elle lui confère cependant une attitude paradoxale face au monde. Dans ce genre de situation, les cliniciens parlent de « manque de sérotonine qui entraînerait une anxiété, des obsessions et des compulsions ». [28] Cette variante de la mélancolie clinique s’ancre dans le cerveau, elle crée des troubles neurologiques et physiologiques. L’équilibre du corps et de l’esprit en est dépendant. En d’autres termes, l’humeur du poète en souffre. Aussi le déficit de sérotonine [29] (comme neurotransmetteur ou neuromédiateur) dont le rôle est entre autres de réguler la complexion influence négativement la vision et le sentiment de l’existence du poète fou. Car elle est responsable des désordres psychiatriques tels que stress, anxiété, phobies et dépression. La malédiction de Scalési est, ici, donc autant liée au métabolisme du corps et de l’esprit qu’aux réactions sociales qu’il encaissait. La douleur de l’être scalésien est tributaire de ces différentes composantes ; sa constance et son excès sont liés au degré de profondeur du mal qu’elle fait endurer au corps et à l’esprit dans leur rapport avec le monde. Comme si l’être biliaire du poète déteignait sur l’humanité et sur le monde. Cela signifie qu’il y ait paradoxalement un échange constant entre un Scalési dépressif et un monde non moins atteint de dépression. Vue à travers une optique altérée, cette dépression surgit de la complexité métabolique affectée du poète. Par sa révolte globale et incisive, Scalési cherche à attester que la dépression englobe dans sa naissance un monde en crise. Elle devient par là même ontologiquement universelle puisqu’elle entend exhumer historiquement l’injustice sociale et même, selon lui, celle de Dieu. Cette double conception de l’injustice trouve sa filiation dans les origines sociales du poète italien et, à l’instar, d’Ernest Renan, dans son apostasie. Cette posture scalésienne se modèle dans une solitude dramatique, elle est d’essence brutalement civilisationnelle.

L’orthodoxie de la foi chrétienne de Scalési est mise à mal par le spectacle du monde qu’il juge intenable. Le poète laisse entendre que la raison ne cesse de se distinguer par tout ce qui échappe à son pouvoir logique et à l’ordre régnant.

La dictature du mal est inhérente à son obsession du péché originel qui, selon lui, conditionne, dès l’apparition de l’homme, le devenir de l’humanité. La mue de la « bête immonde », en l’occurrence la Grande tourmente, n’a pu épargner l’observation du poète, restée embourbée dans un « charnier sanglant » [30] . En critiquant les conflits militaires entre les nations européennes, Scalési affiche son pacifisme et son opposition à toute forme de violence. Et on peut imaginer que cette position idéologique scalésienne prend d’abord racine dans la violence et l’impotence du monde. Cette double violence à laquelle il faut ajouter celle de la misère n’est pas un signe de cohérence entre le poète et le monde. Elle est un autre facteur de son refus d’insertion dans la société.

« Dans le soir, terne et sale ainsi que l’âme humaine » [31] dénote également les tortures persistantes de l’être halluciné de Scalési, qui confond le monde avec un « abattoir » [32], dont la guerre est la vraie pourvoyeuse, tout comme d’ailleurs « L’humanité perdue » [33] dépourvue de sagesse que les intérêts aveugles structurent. Cette humanité est aux yeux de Scalési abandonnée à son sort à cause d’un « Dieu tyran » [34]. Le pouvoir de Celui-ci a d’abord privé le poète d’une posture physique saine et normale, mais il contribue à asseoir des croyances et une foi despotiques qui s’opposent au sens de liberté défendu par le poète renégat. On voit ici les limites de la pensée du poète. Et c’est bien dans le contexte de celles-ci qu’il faut comprendre l’être halluciné du poète. Et c’est au prix de cette ascèse comme ultime condition que le poète approche en « pleurant » [35] sa vérité outragée.

Conclusion

De manière générale, l’entreprise consacrée aux sources de la mélancolie scalésienne se dévoile à travers l’obscurité et l’opacité de l’être du poète, l’hémorragie de vivre, l’humiliation d’un côté, la mort et la civilisation de l’autre. Ces différentes sources assurent une structure cohérente et profonde aux Poèmes d’un maudit. Elles montrent la complexe interaction de la maladie et des liens biographiques. Le contexte socio-historique contribue à l’approfondissement de la malédiction et par là même au mal du deuil. L’exil asilaire qu’il a subi en Sicile suite à sa folie supposée et sa disparition dans une fosse commune traduisent le sens de la tragédie du poète tunisien, justifiant par là les fondements moraux mêmes de la malédiction du poète. Toujours est-il que l’écriture de la mélancolie de Scalési recèle, au-delà des incidences de l’être sur le façonnement du langage poétique, une partition musicale particulière. Au sens analytique, le charme de la musique des mots agit comme une défense contre le pouvoir des pulsions agressives. [36] C’est le son des mots qui agit au fond sur l’âme du poète. Elle se constitue comme une condition fondatrice de l’imaginaire funèbre. Elle est l’identité même de Scalési, l’empreinte poétique spécifique de sa mélancolie. Cette poésie est essentiellement une question de musique gouvernée par la maladie de dépression. Il s’agit de considérer cette poésie comme un requiem où se métissent l’émotion blessante de l’être infirme et l’ostracisme du monde. Le rythme des vers assure au texte poétique ce même air de requiem où l’on pouvait identifier à la fois les atmosphères funèbres composées entre autres par Brahms à l’occasion de la disparition de sa mère et ceux de Verdi et Berlioz. Scalési a fait de l’écriture poétique un réseau de sonorités dépressives, de ton monocorde et de résignation passive. L’axe paradigmatique révèle la cohérence d’une vision scalésienne en filigrane de laquelle le lecteur est tenté de se laisser bercer par les sons sourds et angoissants de la lyre, du luth, du violon et de la harpe, des instruments de musique qui sont désignés d’ailleurs par les spécialistes comme des instruments typiques de la musique romantico-mélancolique dans laquelle Scalési essaie de trouver sa thérapeutique. [37] Cette fonction de la musique est connue depuis l’Antiquité dans la littérature médicale. Les contraintes traditionnelles de la versification permettent, selon Starobinski dans son étude sur « les rimes du vide » de Baudelaire, de surmonter, comme ici pour Scalési, des pulsions destructrices et destructurantes, d’en différer la menace par le seul fait de lui donner forme. [38]

Cette musique romantico-mélancolique des vers est-elle le produit d’un Scalési en tant que romantique attardé, réfractaire à son époque ou en tant que mort-prématuré qui dit malgré lui la conscience de la laideur du corps, le sourire blessé d’une très ancienne blessure ?

* Né à Tunis le 16 février 1892, mort à Palerme dans un asile psychiatrique le 13 mars 1922.

Notes

[1Humbert, E.-G., L’homme aux prises avec l’inconscient, Paris, Retz, 1992.

[2Voir entre autres Dolto, F. & J.-D., N., L’enfant du miroir, Paris, Payot, 2002 ; Lacan, J., « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du je : telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalystique », Revue française de psychanalyse, octobre, 1949, p. 449-455.

[3Organisée entre 1884-1885 pour le partage du monde par les pays européens.

[4Les Poèmes d’un maudit, Tunis, édition bilingue, p. 43, 45.

[5Voir Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976. La structure du comportement (notamment le chapitre IV : « Les relations de l’âme et du corps et le problème de la conscience perceptive ») ; Bourdieu, P. Choses dites, Paris, éd. De minuit, 1987.

[6Ils sont particulièrement récurrents dans Les Poèmes d’un maudit.

[7Ferenczi, S., Œuvres complètes, t. 1, Paris, Payot, Coll. : Sciences de l’homme, 1990.

[8La mélancolie médicale, vue dans les différentes pathologies, indique que les maladies dans leur majorité sont génétiques. Cela signifie que la conception d’un nouveau-né passe nécessairement par l’héritage génétique des ascendants. Et c’est dans ce cadre qu’il faut voir la révolution scientifique à venir. Voir Sghaïer, E., Bibliographie universelle de la mélancolie, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2014.

[9Camus, A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.

[10On considère que la plupart, si ce n’est la totalité, des Poèmes d’un maudit sont autobiographiques, avec comme matrice principale l’accident (A ma mère, Dans l’ombre, L’Océan, Révolte, etc.)

[11Les Poèmes d’un maudit, p. 66.

[12Ibid., p. 26, 231, 160, 133, 115, etc.

[13Ibid. On s’interroge avec étonnement sur l’évacuation de ce poème de la traduction de cette œuvre par Hédi Balegh.

[14Ibid., p. 108.

[15On entend par littérature d’infirmité toute forme de littérature véhiculant des figures d’impotence.

[16Obstruction, désordre, débâcle, gêne des voies respiratoires due à l’accumulation des mucosités.

[17Voir Binswanger, L., Mélancolie et manie : Etudes phénoménologiques, Verlag Gunther Neske, Pfullingen, 1960 ; Introduction à l’analyse existentielle, Paris, les éditions de Minuit.

[18Voir entre autres Tourgueniev, I., Journal d’un homme de trop, Moscou, les Annales de la patrie, 1850. Trad. Flamant, F., Paris, Gallimard, 1981.

[19Voir les pages : 3, 9, 12, 38, 44, 46, 47, 51, 62, 73, 85, 95, 103, 117, 120, 135...)

[20Binswanger, L., op.cit.

[21Les Poèmes d’un maudit, p. 75.

[22Ibid. p. 157.

[23Ibid., p. 157.

[24Ibid., p. 57.

[25Ibid., p. 59.

[26Ibid. p. 63.

[27Ibid. p.49.

[28Voir Chapothier, G., La Douleur : des animaux à l’homme, Paris, L’Harmattan, 2008.

[29La sérotonine serait liée à l’humeur dans les deux sens. C’est-à-dire que le taux de sérotonine influencerait l’humeur, et que les pensées positives ou négatives influenceraient à leur tour le taux de sérotonine. Relativement à l’état mental, il a été observé chez des individus dépressifs une diminution de l’activité d’amines biogènes, principalement la sérotonine. » Voir entre autres M.-J.T., Fitzgerald, Folan-Curran, J., Neuro-anatomie clinique et neurosciences connexes, Maloine,ý 2003.

[30Les Poèmes d’un maudit, p. 158.

[31Ibid, p. 130.

[32Ibid.

[33Ibid., p. 124.

[34Ibid., p. 103.

[35Ibid., p. 23.

[36Voir Binswanger, L., Ibid.

[37Voir Starobinski, J., Les Rimes du vide, Op.cit.

[38Ibid.


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