N° 109, décembre 2014

La poétique du regard dans le discours guerrier de Hassan Bani Ameri


Samirâ Ahansâz


Hassan Bani Ameri, photo par Hamid Djânipour

La guerre et la littérature n’ont jamais manqué de s’influencer mutuellement. De même que le chaos d’idées et les débats littéraires font naître un contexte favorable à l’avènement des révolutions, de même, les conséquences littéraires de la guerre sont indéniables. La guerre Iran-Iraq ne constitue pas une exception et a entraîné l’éclosion d’une littérature de guerre, avec cette spécificité que les écrivains persans y insistent moins sur la notion de guerre en elle-même que sur une mystique de la résistance et une culture du martyre, la guerre étant elle-même qualifiée de "défense sacrée" (defâ-e moghaddas).

Le visage divin de la résistance, largement traité dans une littérature de témoignage, est évoqué selon une dimension fictive dans les années récentes. En tant que nouveau romancier de guerre, Hassan Bani Ameri a été considérablement influencé par les styles littéraires contemporains. Dans ce sens, il répond à certaines attentes de la nouvelle génération en dépeignant la guerre à travers des histoires riches en événements, où des éléments surréalistes et des personnages fictifs sont mis en scène aux côtés de grands hommes historiques. Dans Ahesteh vahshi mishavam (Je deviens lentement sauvage), il narre l’histoire d’une jeune femme qui rencontre son père Saadi [1] après vingt ans de séparation ; dans Gondjeshk hâ behesht râ mifahmand (Les Moineaux comprennent le paradis), il met en scène Mostafâ Tchamrân [2] dans le torrent d’aventures des personnages fictifs du roman. Cet effacement de la frontière entre réalité et fiction se manifeste également lorsque l’auteur du livre, lassé d’être observateur, intervient directement pour discuter avec le narrateur, lui fournir certaines clés, et aider son lecteur à mieux comprendre l’intrigue.

Couverture de Ahesteh vahshi mishavam (Je deviens lentement sauvage)

L’ensemble de la création littéraire de Bani Ameri tourne autour d’un personnage appelé Daniel Delfâm. Nous assistons soit à sa propre auto-narration, soit à l’histoire que racontent les gens qui ont une relation quelconque avec lui. Contrairement à ce qui est de coutume dans le roman traditionnel, le narrateur de Bani Ameri sort occasionnellement du cadre de la fiction pour venir lui-même commenter l’auteur et son livre. Par conséquent, l’intrigue et les personnages tendent à perdre la place qu’ils occupaient dans le roman traditionnel. En outre, le « je » du narrateur n’entame plus un discours jusqu’à la fin du récit mais est parfois remplacé par ses interlocuteurs, et les personnages secondaires acquièrent parfois une certaine centralité.

Bani Ameri prend ainsi ses distances avec les conventions romanesques de ses prédécesseurs, en insistant sur le fait que l’ère des certitudes positivistes a été remplacée par celle du soupçon qui marque « la fin de la relation de confiance entre écrivain et lecteur. » [3] Ses ouvrages constituent un vaste roman en crise qui rompt l’ordre chronologique afin de créer un cercle vicieux où le narrateur oscille constamment entre présent et passé. Ainsi, les trois parties de Fereshteh hâ bou-ye porteghâl midahand (Les anges ont une odeur d’orange) commencent au milieu d’un événement particulier ; de même, Les moineaux… nous plongent dès le début dans un incident qui se situe chronologiquement à la fin de l’histoire : Ali (appelé Ali Jân par le narrateur), ami martyr de Delfâm, lui téléphone miraculeusement quarante jours après son décès. Tout le roman est consacré à la recherche d’indices au sujet de la véracité ou de l’inauthenticité de la mort d’Ali Jân à travers un processus de réminiscence. Les évènements du passé y sont évoqués par deux temps : le passé simple et le passé composé. D’après Benveniste [4],

Couverture de Gondjeshk hâ behesht râ mifahmand (Les Moineaux comprennent le paradis)

« ces formes appartiennent à deux sous-systèmes distincts et complémentaires, manifestant deux plans d’énonciation différents, qu’il appelle respectivement ‘histoire’ et ‘discours’. » [5] L’intervention ininterrompue des discours indirects de divers personnages au sein d’un récit à la première personne rapproche l’œuvre de Bani Ameri d’un labyrinthe d’où le lecteur ne peut sortir qu’en reconstruisant les récits entrelacés à l’aide des images et des indications dispersées. De temps en temps l’immédiateté de l’écriture efface le temps et l’espace de sorte que le proche et le lointain, le virtuel et le véritable, l’avant et l’après cohabitent dans un même contexte. Cependant, parfois, l’auteur base son écrit sur un mode répétitif en adoptant différents points de vue sur une même situation, et ce en vue d’effectuer une description minutieuse des évènements et des gestes à travers ces diverses perspectives.

L’originalité de Bani Ameri réside aussi dans les nouveautés formelles qu’il a apportées au domaine des romans de la guerre. L’obsession du romancier pour la perfection formelle le rapproche d’écrivains français des années cinquante. En les imitant en partie, il utilise plusieurs techniques des romans modernes : la circularité romanesque, la pluralité des narrateurs, la diversité des langages, le parti pris de trivialité, le collage d’éléments hétéroclites sans souci d’harmonie, l’absence occasionnelle de ponctuation, le goût pour les métaphores, l’usage de mots étrangers, l’emploi de procédés cinématographiques comme la narration des mémoires sous forme de photographies, les déplacements incongrus de mots, la description parallèle d’évènements coïncidant, l’emploi de langage très familier en constituent des exemples. Dans ce langage multiforme, ce qu’il y a de plus remarquable est la poétique du symbolisme dont l’auteur a emprunté le goût au surréalisme. Le tâtonnement de la démarche romanesque ne peut donc pas empêcher la concrétisation de l’abstrait puisque les symboles servent à rendre perceptible l’aspect impalpable des choses et proposent le sublime au-delà de l’apparence banale et absurde de la guerre ; ils permettent aussi à l’auteur de s’échapper au prosaïsme du réel et de relâcher le pouvoir de l’imagination.

Couverture de Fereshteh hâ bou-ye porteghâl midahand (Les anges ont une odeur d’orange)

Cette volonté d’exploration et d’innovation formelle témoigne d’un nouveau regard sur la guerre. Pour Bani Ameri, la guerre avec toutes ses contradictions constitue une autre forme de la vie. En décrivant le martyre d’un homme au moment de la naissance d’un bébé, l’auteur des Moineaux… tente de restaurer le temps dans sa plénitude et de dépeindre la survie d’une existence plus intense en temps de guerre. Néanmoins, la guerre en elle-même ne constitue pas la figure centrale des romans de Bani Ameri ; l’auteur s’occupe généralement des questions plus marginales comme les traumatismes sociaux et psychologiques qui en résultent. Il insiste ainsi moins sur le dévouement des combattants sur le champ de bataille que sur les souffrances des gens, la mort, la migration, les destructions, la résistance populaire dans les villes frontalières et les problèmes sociaux et familiaux rencontrés par la population. Le langage hétérogène des romans de Bani Ameri constitue le meilleur reflet de cette violence et convient particulièrement bien à la description des états d’âme des personnages qui en subissent les conséquences.

En dépit de toutes ces convenances, il existe une sorte de dualisme entre la forme et le fond du roman baniamerien. Au niveau de la forme, nous observons un recours aux structures de la littérature moderne tandis que sur le fond, le récit ne repose pas sur le nihilisme européen et conserve une vision traditionnelle du monde. Même s’ils sont porteurs de certains éléments du nouveau roman, les ouvrages de Bani Ameri, par leurs affirmations du sublime, rejoignent en partie les écrits engagés d’un Sartre et d’un Camus. Contre l’absurdité du roman moderne, les romans de Bani Ameri créent des épopées ; les sujets de ses ouvrages, qui sont la plupart du temps irréels et totalement fictifs, visent à concrétiser une pensée utopique sous-jacente. Dans Les Moineaux…, en alliant la naissance et la mort d’Ali Jân à l’eau, l’auteur veut exprimer la dimension éternelle des martyrs ; Je deviens lentement sauvage expose un regard quasi-sacré sur une jeune femme qui décide héroïquement d’aller à contrecourant de la négativité du monde ; Nafas nakesh bekhand begou salâm (Ne respire pas, souris, salue) narre l’histoire d’un commandant qui accepte de porter son aide dans le processus d’implantation de l’embryon d’un couple stérile victime d’armes chimiques.

Couverture de Nafas nakesh bekhand begou salâm (Ne respire pas, souris, salue)

Ces idées nobles cachées derrière l’apparence confuse des romans ne sont pas toujours aisément comprises. Chez Bani Ameri, la disposition irrégulière des évènements remet en question le pouvoir prédictif du lecteur, et celui-ci doit reconstruire le roman à partir d’éléments épars ; autrement dit, en lisant le roman, le lecteur doit écrire le sien propre à travers les signes que l’auteur lui a laissés. Il a le droit de juger les personnages et de décider de leur personnalité. Ainsi, la plupart des personnages principaux des romans de Bani Ameri, comme « Sauvage » dans Je deviens lentement sauvage, portent plusieurs noms parmi lesquels il est permis au lecteur de choisir. [6] La fin imprécise de ses romans laisse aussi une vaste place à l’imagination de son lecteur. Selon Bani Ameri lui-même, le lecteur se doit d’être vigilant et de participer au décodage des moments de la guerre, en s’efforçant de faire la part entre la fiction et la réalité.

Sur cette base, nous pourrions définir les ouvrages de Bani Ameri comme étant des nouveaux romans engagés juxtaposant le journal intime et les dialogues dispersés, et mêlant le langage argotique à la prose poétique et sentimentale. En vue d’explorer les champs ignorés de la littérature de guerre, Bani Ameri change à la fois son regard sur la guerre et sur la littérature ; pour lui « le récit est un feu allumé par l’ardeur des expériences humaines, ce dont l’auteur contemporain est pleinement chargé. Il a appris de ne pas voir l’eau de façon ordinaire même lorsqu’il parle d’elle. Il a appris à la voir comme une partie de soi, de vous,

de lui, de nous et comme une partie de Dieu. » [7]

Bibliographie :
- Bani Ameri Hassan, Les Moineaux comprennent le paradis, Téhéran : Niloufar, 1385.
- Décote George, Itinéraire littéraire XXe siècle 1900-1950, Paris : Hatier, 1991.
- Hedjâzi Arefeh, "La littérature de la Défense sacrée", La Revue de Téhéran, Téhéran, no. 83, 2012.
- Milly Jean, Poétique des textes, Paris : Nathan, 1992.
- Murica Claude, Nouveau roman Nouveau cinéma, Paris : Editions Nathan, 1998.
- Seddighi Alireza & Saeidi Mahdi, La Divergence de la théorie et de l’écriture (étude et critique sur Les Moineaux comprennent le paradis), Recherche en langue et littérature persanes, Téhéran, 1387, pp. 195-216.
- http://www.fabula.org/
- http://www.ketabnews.com/
- http://qazalnegah.blogfa.com/
- http://bookfriend.blogfa.com/
- http://www1.jamejamonline.ir/

Notes

[1Saadi fut l’un des plus grands poètes persans de la période médiévale.

[2Mostafa Tchamrân Sâvei (1932-1981) était un révolutionnaire iranien qui commandait des volontaires iraniens pendant la guerre Iran-Irak et tomba en martyr au combat en 1981.

[3Murica Claude, Nouveau roman, Nouveau cinéma, Paris : Editions Nathan, 1998, p. 24.

[4Émile Benveniste (1902-1976) est un linguiste français qui s’est illustré surtout par ses travaux dans le domaine de la grammaire comparée des langues indo-européennes, ainsi qu’en linguistique générale.

[5Sylvie Patron, Le Narrateur, Introduction à la théorie narrative, Paris : Armand Colin, coll. "U", 2009. (http://www.fabula.org)

[6Le personnage féminin de Je deviens lentement sauvage porte plusieurs noms comme Sauvage, Kouyestân, Gloria et Sânâz.

[7http://www.ketabnews.com/, traduit par Samirâ Ahansâz.


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