N° 109, décembre 2014

Aperçu sur les origines de la littérature de la guerre Iran-Irak


Mahsa Hashemi Taheri


Photos : la guerre Iran-Irak

La littérature de la guerre

Compilation des anciens mythes iraniens, le Shâhnâmeh de Ferdowsi est considéré comme étant la première grande œuvre épique de la littérature persane. Après Ferdowsi, l’Homère iranien, le genre épique voit d’autres chefs-d’œuvre naître. Mais ce n’est finalement qu’au XXe siècle, dans les années 1980, que la littérature de guerre prend réellement forme. Les premières manifestations littéraires de la guerre apparaissent dans les pages des journaux consacrées à l’actualité du front ayant pour titre « Pages du front et de la guerre ».

Durant les premières années de la guerre, l’essentiel de la production littéraire journalistique se cantonne aux rapports et à l’actualité militaire destinés au public, généralement accompagnée de photos des champs de bataille pour encourager la population à contribuer à l’effort de guerre.

A partir des années 1984-85, deux pages illustrées sont ajoutées à cette actualité : la première comprend des récits-reportages faits par les journalistes présents au front ou dans les zones militaires ; la seconde raconte le quotidien et les anecdotes des combattants tels qu’ils sont collectés par ces mêmes journalistes auprès d’eux. Peu à peu, la fiction prend également sa place. Parallèlement, les Iraniens sont témoins de l’avènement de nombreuses créations artistiques sur le thème de la guerre dans le domaine du cinéma, du théâtre, dans les arts plastiques, la peinture, la calligraphie, etc.

Bien que l’Etat ait encouragé ces productions, le moteur premier demeure la motivation personnelle des auteurs et des artistes. Cette production est donc en grande partie spontanée. On le voit entre autres dans les propositions de collaboration de très nombreux acteurs artistiques ou littéraires faites aux organisations gouvernementales chargées de la gestion culturelle de l’image de la guerre.

Après le cessez-le-feu marquant la fin d’une guerre qui a duré près d’une décennie et le début d’un après-guerre sous le signe de la reconstruction (sâzandegi), les organismes culturels privés ont préféré s’éloigner du thème de la guerre. Il s’ensuit donc, dans les premières années d’après-guerre, une baisse notable de la production culturelle.

Soldats iraniens se rendant au front durant la guerre contre l’Irak

Etant donné que l’Iran était le pays agressé par l’Irak de Saddam, lequel était appuyé par le monde entier contre la supposée dangereuse Révolution islamique iranienne, pour les Iraniens, cette guerre était une résistance. C’est pourquoi dès le départ et très spontanément, la littérature de guerre iranienne a été nommée « la littérature de la Résistance ».

Cependant, après le cessez-le-feu, un certain oubli tombe au sujet de la guerre et des vétérans. Les journaux suppriment les pages spéciales réservées à la guerre, et la même tendance suit dans les arts et les productions médiatiques. A la télévision, une nouvelle vague de séries étrangères vient faire oublier la guerre. Au cinéma également, les premiers films de guerre d’après-guerre sont très rarement notables. Cependant, dans le domaine littéraire, la guerre est l’objet d’âpres débats du fait de son instrumentalisation politique et de l’existence de conflits d’intérêts entre les différents partis, dont ceux qui estimaient que la guerre devait être oubliée le plus rapidement possible pour permettre la reconstruction, et les tenants extrémistes de la guerre qui avaient difficilement accepté les termes du cessez-le-feu.

Ce n’est que deux décennies après la fin du conflit qu’il y a eu suffisamment de recul historique pour permettre une certaine neutralité, d’autant plus qu’on commençait à remarquer la présence non négligeable d’informations erronées sur les circonstances réelles de la guerre. C’est alors que la nécessité de revoir et d’écrire l’histoire de la guerre, en particulier telle qu’elle avait été vécue par les combattants, s’est fait sentir. Cette littérature est également née d’un besoin de préserver la mémoire de la résistance iranienne, ainsi que de raconter les souffrances et les sentiments de ceux qui ont vécu cette guerre. Afin de mieux saisir le terreau sur lequel s’est développée cette littérature, nous allons revenir sur les raisons de l’invasion irakienne et retracer la chronologie d’une résistance contre l’armée irakienne, contre une agression qui devint rapidement un élément d’unification nationale en Iran.

Bref historique de la guerre Iran-Irak

La Révolution islamique de 1979 a été l’occasion d’une nouvelle montée des tensions entre l’Irak de Saddam Hossein et l’Iran. Saddam, comme d’autres dirigeants des pays riverains du golfe Persique, craignait que le nouveau système politique de l’Iran pousse sa propre population à se révolter. D’autre part, la chute du Shâh, baptisé "gendarme du Golfe" par les Américains, avait créé un vide que le dictateur irakien, qui convoitait également les réserves pétrolières iraniennes proches de la frontière, pensait pouvoir remplir.

Ainsi, avec la Révolution islamique et la chute du Shâh, il semblait que les conditions régionales du Moyen-Orient et du monde Arabe ainsi que l’état des relations internationales favorisent la guerre et l’invasion de l’Iran. Le début des hostilités commence avec l’annulation du traité d’Alger par Saddam. Les objectifs de Saddam étaient au départ : 1) l’occupation des provinces iraniennes arabophones limitrophes de l’Irak ; 2) la mainmise sur les ressources énergétiques iraniennes ; 3) l’affaiblissement et la chute de la République islamique pour entre autres s’attirer les bonnes grâces de ses alliés occidentaux qui n’avaient pas – et n’ont toujours pas – accepté la perte de leur influence en Iran. Avant même le début des hostilités militaires, les relations diplomatiques entre les deux pays étaient conflictuelles. Les causes en étaient notamment la haine personnelle de Saddam Hussein pour Rouhollâh Khomeyni, ses ambitions politiques, les désaccords frontaliers historiques, ainsi que les différences idéologiques entre ces nations pourtant proches.

Des soldats iraniens au front participant à une cérémonie de commémoration du martyre de l’Imâm Hossein

Cette guerre aux noms variés, qui a notamment été baptisée « Défense sacrée », « Guerre imposée (tahmili) », « Guerre de huit ans » en Iran, et « Ghâdessieh de Saddam » ainsi que « Première guerre du Golfe » dans le monde arabe fut la plus longue guerre classique du XXe siècle ainsi que la guerre la plus longue du XXe siècle après celle du Vietnam.

La poésie de guerre

En tant qu’art littéraire persan le plus important encore aujourd’hui, la poésie iranienne néo-classique ou moderne a connu avec cette guerre un important renouvellement thématique, mais aussi formel avec entre autres la naissance d’une forme poétique épique moderne ainsi qu’une forte augmentation de la production poétique, notamment chez les combattants eux-mêmes qui trouvent dans la poésie le moyen d’exprimer leur vécu. La guerre irano-irakienne avait du côté iranien une dimension non seulement nationale et patriotique mais également spirituelle et religieuse, en plus d’une dimension quasi-antique, proche du mythe, du combat entre le Bien et le Mal, que les poètes ont souvent essayé de rendre dans leurs œuvres. Cette thématique, revivifiée par la guerre et revue dans l’optique de l’Iran moderne, a donc eu une grande influence sur les thèmes poétiques. Il faut également souligner qu’en raison de l’omniprésence de la poésie dans l’ensemble de la société iranienne, beaucoup de poèmes composés à cette époque étaient repris par les combattants iraniens qui les intégraient à leurs chants et à leur présence sur les fronts. Parmi les critiques pertinentes de cette poésie de guerre, citons l’ouvrage en quatre volumes de Mohammad-Bâgher Nadjafzâdeh, Farhang-e shâerân-e djang va moghâvemat (Dictionnaire des poètes de la guerre et de la résistance). Dans les trois premiers volumes, l’auteur présente des monographies des poètes de guerre, tandis que le dernier volume est consacré à une analyse critique de cette littérature. Quant à Fatollâh Nâdali du « Bureau des anciens combattants » du ministère de l’Agriculture, il est l’auteur d’une remarquable étude de la littérature dominante iranienne et irakienne pendant la guerre. Citons comme exemple son étude sur les stéréotypes de la littérature « immédiate » et dominante pendant le conflit lui-même, qui a une forte portée idéologique. D’après son étude, du côté iranien, les œuvres mettent en relief les valeurs morales et l’humanité des combattants iraniens. Ils sont le type même d’individus soumis à Dieu, représentant l’excellence alors que les combattants irakiens sont décrits comme inhumains, souvent couards, peu intelligents et parfois stéréotypés à l’extrême dans une image extrêmement négative.

Des soldats iraniens au front en train de prier

Dans une interview avec un écrivain russe, Mortezâ Sarhangi, directeur du bureau « Arts et littératures de la Résistance », présente les activités de son bureau fondées sur la collecte des narrations de l’histoire de la guerre sous forme littéraire. Il explique que son bureau est surtout actif dans le rassemblement des mémoires de guerre sous forme orale ou écrite, que les auteurs rattachés à ce bureau se chargent de réécrire sous une forme romanesque, tout en précisant qu’ « il est possible de trouver différentes versions et approches dans la narration d’un événement, mais notre narration se veut littéraire. » Il ajoute également : « Notre objectif est de rassembler les mémoires et les idées de ceux qui ont vraiment compris cet événement pour pouvoir informer notre nation de cette période de l’histoire. Notre guerre est une expérience qui a coûté la vie à tant de nos jeunes. C’est pourquoi nous ne devons pas simplement l’oublier. » Il rappelle également que cette guerre était une guerre de résistance pour les Iraniens et précise : « Dans une résistance, chacun est un combattant et il n’est plus question de jeunes et de vieux ou d’hommes ou de femmes. Tout le monde participe. (…) Il serait peut-être intéressant pour vous de savoir que les best-sellers des années de la guerre et les mémoires des combattants sont narrés par des femmes, et durant la guerre, on disait que ce sont les mères des combattants qui vaincront Saddam. »


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