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Les menaces linguistiques du Cadre d’action Education 2030 contre les langues nationales : le cas du persan
Depuis quelques décennies, la mondialisation s’impose en tant qu’enjeu majeur dans les questions géopolitiques du monde entier. Ce sujet prend un relief particulier dans le cadre des rapports entre les pays développés et les pays du Sud. Les risques et les potentialités de la mondialisation sont tant abordés par les experts de différentes branches scientifiques qu’aujourd’hui, nous sommes témoin de nouvelles tendances et de nouvelles approches pluridisciplinaires et transversales destinées à faciliter l’étude des nouveaux aspects de ce phénomène planétaire. Les recherches sociolinguistiques constituent en ce sens une porte d’entrée intéressante. L’hégémonie linguistique et l’interventionnisme langagier de certains pays impérialistes inquiètent les milieux intellectuels des pays en développement depuis plusieurs décennies. La polémique en la matière a été déclenchée dans les années 1970 par les linguistes, et s’est accentuée à partir des années 90, notamment avec la publication en 1992 de l’ouvrage Linguistic imperialism [1] de l’Ecossais Robert Philipson, qui y aborde l’hégémonie dominatrice de la langue anglaise à l’ère du post-colonialisme.
La mondialisation anglo-saxonne ou le procès que George Ritzer appelle « Mcdonaldization » de notre planète, influe sur plusieurs secteurs de la vie moderne. Elle se montre comme un moyen de la supériorité politique de la culture américaine et de l’American way of life. Parallèlement, elle se glisse dans les structures économiques (par exemple l’OMC, la Banque Mondiale ou le FMI) ou dans les sphères militaires comme les alliances transcontinentales et globales des puissances mondiales (c’est le cas de l’OTAN).
Quant à la question de l’enseignement et de l’éducation, la mondialisation se donne pour objectif d’harmoniser les systèmes nationaux et traditionnels, afin de les faire fusionner dans un cadre uniforme et globalisé dominé et dirigé par les grandes puissances mondiales. La conférence d’Incheon, en Corée du Sud en mai 2015, était l’une de ces initiatives ayant pour objectif d’établir un modèle mondialisé pour les systèmes éducatifs des pays non-développés ou en voie de développement. Cette conférence, organisée sous la tutelle des grandes structures internationales comme l’UNESCO, l’UNHCR, l’UNFPA, l’UNDP et l’UNICEF, a réuni les représentants de presque 160 pays du monde pour ratifier une déclaration connue sous le titre médiatisé d’Education 2030.
Depuis quelques mois, ce document a attiré l’attention des élites et experts iraniens, et les hautes autorités iraniennes ont pris position pour ou contre ce document. Les diverses dimensions de ce Cadre d’action sont déjà étudiées dans les différentes disciplines. Notre texte se propose d’aborder les projets linguistiques de ce Cadre d’action. Notre analyse se base sur la version française en 84 pages. Mais, le cas échéant, nous nous référerons également à la version anglaise. Ce document, traduit dans plusieurs langues, est disponible directement sur le site de l’UNESCO. [2]
La notion de « langue » revient 12 fois dans le contenu du Cadre d’action Education 2030. Dans les premiers cas, l’éducation est considérée comme un droit légitime de chaque individu quelle que soit sa langue. Par exemple nous lisons dans l’article 5 de ce document : « Chacun, quel que soit son sexe, son âge, sa race, sa couleur, son origine ethnique, sa langue, sa religion, …, devrait avoir accès à une éducation inclusive, équitable et de qualité et à des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie. » [3]
Ces passages ne peuvent être critiqués et sont complètement en accord avec la constitution de la République Islamique d’Iran, qui réserve les mêmes droits pour tous les citoyens iraniens. Citons précisément l’article 30 de la Constitution : « L’Etat est tenu de fournir les moyens pour l’éducation gratuite de tous les citoyens jusqu’à la fin du cycle secondaire, et de développer gratuitement les moyens pour l’enseignement supérieur, afin de permettre l’autosuffisance du pays. »
Mais les points problématiques sont plutôt dans les autres articles de l’Education 2030. Par exemple l’article 32 de ce Cadre d’action réclame que les pays participants à la conférence d’Incheon mettent en valeur l’acquisition d’au moins une langue étrangère par les jeunes générations. Un principe qui est posé au détriment de la langue nationale du pays : « Dans les contextes multilingues, lorsque cela est possible et en tenant compte des différentes réalités, capacités et politiques nationales et sous-nationales, l’enseignement et l’apprentissage dans la première langue ou la langue parlée à la maison doivent être encouragés. Compte tenu de l’importance croissante des interdépendances sociales, environnementales et économiques à l’échelle mondiale, il est également recommandé qu’au moins une langue étrangère soit proposée à l’enseignement. » [4]
Ou encore l’article 34 qui a reformulé presque les mêmes phrases, dans le cadre d’une partie intitulée les « Options stratégiques » de ce texte : « Dans les contextes multilingues, encourager l’enseignement bilingue et multilingue, en proposant très tôt un apprentissage dans la première langue des enfants ou celle qu’ils parlent à la maison. » [5]
C’est à partir de cet article que nous nous heurtons aux termes ambigus « la première langue » et « la langue parlée à la maison » qui sont respectivement présentées par les expressions « First language » et « home language » dans la version anglophone. Mais quelles inquiétudes provoquent ces deux termes ? Et quelles menaces à l’égard des langues nationales des pays du Sud la pratique de ces stratégies linguistiques peut-elle gérer ? Nous empruntons le modèle gravitationnel du Français Louis-jean Calvet en vue de mieux éclaircir le mécanisme de cette perturbation causée par le document 2030 contre les langues nationales. Calvet partage les langues parlées dans le monde en plusieurs catégories gravitant autour d’une langue universalisée. Nous citons directement un passage de ses publications : « Autour d’une langue hypercentrale (l’anglais) gravitent ainsi une dizaine de langues super-centrales (le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois, le hindi, le malais, etc.) autour desquelles gravitent cent à deux cents langues centrales qui sont à leur tour le pivot de la gravitation de quatre à cinq mille langues périphériques. A chacun des niveaux de ce système peuvent se manifester deux tendances, l’une vers un bilinguisme "horizontal" (acquisition d’une langue de même niveau que la sienne) et l’autre vers un bilinguisme "vertical" (acquisition d’une langue de niveau supérieur), ces deux tendances étant, nous l’avons dit, le ciment du modèle. » (Calvet 1999)
Nous constatons, donc, que d’après ce passage, Louis-Jean Calvet considère l’anglais comme la langue hyper-centrale. La deuxième position de ce modèle (les langues super-centrales) peut être attribuée aux langues internationales de deuxième degré comme le français, l’espagnol ou le portugais. Les langues comme le persan doivent être classifiées plutôt dans le troisième niveau de ce modèle comme langue centrale. En dernière couche de ce schéma gravitationnel, nous trouvons les langues locales et régionales.
Sur la base de ce modèle, nous estimons que l’acquisition de la langue hyper-centrale et mondialisée par les locuteurs de la quatrième couche linguistique peut mettre en cause la position des langues centrales de la troisième couche. Si Calvet se positionne comme un militant de la diversité linguistique, cela se comprend avec sa théorie de la mondialisation linguistique qu’il présente par le terme néologique de « glottophagie ». Dans le texte du Cadre d’action Education 2030, où les rédacteurs de ce document évoquent « la première langue » ou « la langue parlée à la maison », nous pouvons saisir leur préoccupation à l’égard de la nécessité de l’enseignement des langues de la quatrième couche du modèle gravitationnel de Calvet. Cette politique linguistique qui, à première vue, parait banale, génère un risque de désagrégation nationale pour les pays comme l’Iran. Car l’application de cet article condamne les langues centrales ou nationales à automatiquement subir une « phagie » linguistique, une suppression au profit d’une langue supérieure dans la hiérarchie des langues. Dans beaucoup de pays du monde, comme l’Iran et bien d’autres pays de l’Asie, de nombreuses langues et des dialectes locaux et régionaux sont parlés par les diverses ethnies de ces pays. L’Iran est réputé, chez les iranologues, être une mosaïque de cultures et de langues différentes. La sauvegarde de cette diversité linguistique est garantie par la Constitution iranienne. L’article 15 de la Constitution dit à ce propos : « La langue et l’écriture officielles et communes du peuple iranien sont le persan. Les actes, les correspondances, les textes officiels et les manuels scolaires doivent être rédigés dans cette langue et par cette écriture. Mais l’emploi des langues régionales et ethniques dans la presse et les médias de masse ainsi que l’enseignement de leur littérature dans les écoles, à côté du persan, sont libres. »
La coloration religieuse de la République Islamique pousse les rédacteurs de la Constitution, juste après, dans l’article 16, à inclure une langue religieuse à côté de la langue nationale : « Dès lors que la langue du Coran et des sciences et connaissances islamiques est l’arabe, et que la littérature persane en est complètement imprégnée, cette langue doit être enseignée après le cycle primaire jusqu’à la fin du cycle secondaire dans toutes les classes et dans toutes les branches de l’enseignement. »
Il nous faut réfléchir au pourquoi de cette importance accordée à la langue nationale. Dans beaucoup de régions iraniennes, les enfants apprennent les langues locales, avant l’âge d’entrer à l’école, comme « une langue parlée à la maison ». C’est seulement en se scolarisant que ces enfants peuvent acquérir la langue nationale du pays. Mais le document Education 2030, par ses directives dictées aux pays non-développés, remet en question, d’une certaine manière, le système iranien constitutionnellement approuvé de l’apprentissage de la langue nationale, au moins dans les régions où le persan n’est pas un « home language » pour certaines ethnies iraniennes.[Ibid., p. 38.]] Le plan 2030 propose d’utiliser les langues parlées à la maison ou les langues régionales comme langue d’éducation pour les écoliers. La pratique de cette instruction supprime complètement la dépendance des enfants à la langue nationale. Car ce document demande parallèlement aux pays membres de continuer la même méthode dans l’enseignement supérieur et universitaire. De l’autre côté, le Cadre d’action 2030 exige l’apprentissage des langues étrangères pour des citoyens qui ne parlent pas encore la langue nationale de leur propre pays.
Cela est susceptible de largement affaiblir la position de la langue persane et des autres langues du même type dans divers pays du monde. Et par un effet domino, cette pratique menace la cohérence nationale du pays, en attaquant l’héritage linguistique de la patrie. Ajoutons que la langue et la littérature persanes sont, depuis des siècles, l’un des ciments de la mosaïque de la société iranienne et même un élément fondamental de rapprochement entre l’Iran, ses voisins et les pays de l’Asie centrale. Le persan, classifié comme une macro-langue, est aujourd’hui parlé par plus de 120 millions de locuteurs dans une dizaine de pays de la région.
L’autre critique que l’on peut adresser aux rédacteurs du document 2030 est la question de la marginalisation (selon leur propre argument) que ce texte considère, à plusieurs reprises, en tant qu’un problème à corriger dans les pays moins développés. Il apparaît que le Cadre d’action Education 2030 se veut un plaidoyer en faveur des écoliers et des étudiants qu’il nomme « les vulnérables » ou les marginalisés de la société. Mais le texte est ambigu et laisse une large marge d’interprétation quant au sens du terme « vulnérabilité » : « Cela exige de prêter une attention privilégiée à la culture, à la langue, aux rapports sociaux et politiques et à l’activité économique, … aux groupes vulnérables .... » [6]
Est-ce que le texte veut considérer les minorités linguistiques d’un pays du Sud comme vulnérables et défavorisées à l’échelle nationale ? Si cela est le cas, nous sommes confrontés à une interprétation dangereuse et consciemment voulue par les rédacteurs de ce document.
En bref, en lisant ce texte, nous estimons que le Cadre d’action Education 2030 propose soit l’abandon de la langue nationale au profit des langues et des dialectes locaux, soit le replacement de la langue nationale par une langue hyper-centrale, selon la classification de Louis-Jean Calvet. Linguistiquement parlé, Education 2030 envisage, consciemment ou inconsciemment, de recréer le mythe de la tour de Babel en unifiant les systèmes éducatifs des pays du Sud dans un plan universel. Mais l’objection consiste dans cette question : quelle langue sera parlée par les habitants de cette tour de Babel de l’ère moderne ?
Sources :
Constitution de la République Islamique d’Iran, traduction française, Editions Alhodâ, Téhéran, 2010, http://www.imam-khomeini.com/web1/uploads/constitution.pdf
Cadre d’action Education 2030, Version française, www.unesco.org/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/ED/ED_new/.../DRAFT-FFA-FR.pdf
Cadre d’action Education 2030, Version anglaise, www.unesco.org/fileadmin/.../HQ/.../FFA_Complet_Web-ENG.pdf
Calvet, Louis-Jean, « Mondialisation, langues et politiques linguistiques », www.gerflint.fr/Base/Chili1/Calvet.pdf
Calvet, Louis-jean, « La diversité linguistique : Quel enjeu pour la Francophonie ? », Revue Hermès, Numéro 40, 2004, https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2004-3-page-287.htm
Deshaies, Denise, « Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie », Magazine Études internationales, 2ème édition, volume 11, 1980, https://www.erudit.org/fr/revues/ei/1980-v11-n2-ei3001/701050ar.pdf
Aghâgol Zâdeh, Ferdows, « Djahâni shodan va zabân-e Englisi » (La mondialisation et la langue anglaise), revue Râhbord-e Farhang, 2014, http://www.ensani.ir/storage/Files/20141211152740-9798-94.pdf
Peykâni, Mohammad, « L’évolution de la langue persane au cours de l’histoire », La Revue de Téhéran, Numéro 88, Mars 2013, http://www.teheran.ir/spip.php?article1707#gsc.tab=0
Radio francophone de la radiotélévision iranienne, « La langue persane dans le monde », http://french.irib.ir/radioculture/id%C3%A9es/d%C3%A9bats/item/283425-la-langue-persane-dans-le-monde-
[1] Publié par Oxford University Press
[4] Cadre d’action Education 2030, p. 25.
[5] Ibid., p. 37.
[6] La même politique linguistique pour contrôler les langues régionales et minoritaires a été adoptée par les gouvernements français, à partir de la Révolution Française et surtout en 1881 par la loi Ferry. C’est seulement dans les années 1950 que les langues régionales sont reconnues par l’Etat français.
[7] Ibid., p. 48.