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… Alors
Je te parlerai
Du poème qui vient
Pour que tu ouvres la fenêtre
Pour toujours
Que tu emportes dans ta chambre
La lune
Et mon poème
Qui vient du silence du monde…
Ainsi commence la vie : par une fenêtre ouverte par où entre la lune. Mais hélas ! Nous vivons une époque où les hommes se tiennent debout très loin d’eux-mêmes…personne ne croit en la fenêtre de l’autre ; personne n’entend la voix de la solitude des rideaux, lorsqu’on les ferme doucement, et derrière restent seuls la chambre et l’homme. Cette fenêtre n’a rien d’ordinaire, car elle connaît bien les gouttes fines de la pluie. Et cette voix est la plus silencieuse du monde. Il faut seulement apprendre à écouter, à regarder autrement les choses ; "il faut laver les yeux", nous conseille encore, et si joliment, Sépehri.
Hivâ Massih, en disciple fervent de Sohrâb, adhère, certes avec un style qui lui est propre, au mysticisme de son maître, à son culte de la simplicité et à son amour pour la nature. Mais son œuvre est surtout et profondément marquée par les rêveries de l’enfance. En effet, Massih ne cesse d’évoquer le bonheur du monde de l’enfance ; d’où le titre d’un de ses ouvrages : J’ai peur d’un monde sans enfant. La pluie et la lune ainsi que "le parapluie que je tiens à la main jusqu’à la fin du monde" constituent d’autres thèmes dominants dans le texte du poète.
Né en 1965, Hivâ Massih a commencé sa carrière d’artiste par la peinture, pour passer au théâtre et ensuite à son art de prédilection, la poésie. Dans ses textes, poésie et prose sont étroitement associées, entrelacées. Parmi ses oeuvres, Je suis le fils de toutes les mères de la terre, Toujours, jusqu’à je ne sais quand et Le berger qui lavait les mains de Dieu, méritent tout particulièrement d’être citées.
La veille
Je me brouillai avec le monde
Au ciel je tournai le dos
Mes épaules ne purent cependant supporter
Le regard lourd de la lune et des étoiles
Qui me fixaient de derrière les nuages
Je ne savais auprès de qui m’épancher
Ni même que dire.
Mort à la Lune
Ni la pluie, ni l’amour, ni les yeux regardant vers la lune
C’était au soir de ce même "sans pluie et sans amour"
Que je m’éloignai sur les chemins
Sans voyageur ni chant
C’était au soir de ce même "ni les yeux regardant vers la lune"
Que la lune
Dans mes yeux
Vint rejoindre les voix et les visages
De toutes ces années
C’était au soir de l’un de "ces pluies et l’amour"
Que yeux dans les yeux de la lune
Je m’éloignai de ma mère
Sur le chemin
Des lèvres épuisées me disaient
Qu’avec moi je portais
Les yeux de l’enfance
Rêvant de la nuit de la lune
Elles me disaient
Qu’avec moi je portais une voix
Parlant des soirées de la lune
Elles me disaient
Que mes pas resteront inachevés
A côté
Du dernier silence de la lune
En quel lieu sur la terre
A quel endroit de l’attente de ma mère
Regardant vers la lune
En quel point des mains errantes de ma mère
Je serai oublié ?
Dans la nuit de la pluie et de l’amour
Dans la nuit du dernier silence de la lune
Ô mère !
Lève ton index vers la lune
Là je mourrai.
Songe dans le vent
Ton songe
Tu le perds
Quand la pomme
Tourne dans l’air
Et se perd
Dans le tumulte de mille mains
Poussant des fenêtres
Ton songe
Tu le perds
Quand tombe le rideau
Et le ciel
Devient noir
Ton songe perdu
Tu ne le trouves
Ni dans les journaux
Ni dans les bibliothèques du monde
Tu ne trouves pas ton songe
Et une nuit
Tu te perds dans le tumulte de mille mains
Tu te perds.
Une place
Donnez-moi une place !
J’ai en moi
Le plus lointain chagrin de l’homme
Un jour
La pluie humectera la mer
Arrivera le jour le plus triste
Du mois
La plus amère des distillations
Noircira le ciel
Donnez-moi une place !
J’ai en moi
Tout le chagrin du ciel
J’avais dit qu’une nuit
La lune se liquéfiera
Toutes les fenêtres
Deviendront étrangères
Et la terre
En solitaire mourra
Donnez-moi une place !
J’ai en moi toute la solitude de la terre
J’avais dit qu’un jour
Nous recouvrerons de la vie
Toutes nos photographies
J’avais dit
Qu’il ne passera plus d’avion
Dans le ciel
Qu’aucun passager n’atteindra plus le monde
Nous naîtrons avec des parapluies clos
Nous dormirons avec des parapluies ouverts
Donnez-moi une place !
Peut-être que quelqu’un parmi nous
Se souviendra
De la petite nuit de notre premier bonheur
Cette petite nuit sous la lune
Cette petite nuit tout près
De quelques poèmes clairs et simples
Cette nuit du commencement des mots
Donnez-moi une place !
Une place pour sourire
Une place pour m’éblouir
Je n’ai en moi du monde entier
Qu’une petite nuit
Encore
Ici commencent mes pleurs :
Un drapeau noir sur le mur
Je ne sais si c’était
L’avant-dernière année de la pluie
Ou l’année précédente des ruelles "du venir"
Quand un homme ne rentra plus
De cette nuit de neige
Il avait même reçu la pluie
Il était tombé aussi
Dans la bouche bée de la neige
Et il était mort auprès de ces mêmes instants
Et le "dépêche-toi !"
Beaucoup d’ombres ont passé la ruelle
Et l’homme toujours,
Mais encore
Fut plein de chants.
La saison
La saison passe
Sans que tu te rappelles
Le printemps passé
Tu ne te rappelles guère
Et tu ne vois point
Et passe la saison
Dans le frisson
Des feuilles estivales
Une main alors
Cueillit une grappe de raisin
De la vigne de derrière ta fenêtre
Et toi le jour
Toujours
Tu sors dans la rue
Et rentres
A la tombée de la nuit
Sans te rappeler
D’aucune grappe de raisin
Tu ne te rappelles guère
Et tu ne vois point
Et passe la saison
Dans la chute
Des feuilles automnales.
Café noir
Il suffit de prendre un café noir
Et d’oublier le monde
Les passagers te regardent
Par la fenêtre
Ils vont et viennent
Te regardent encore par la fenêtre
Tu prends un café noir
Tu baisses la tête
Et sur ton front haut
Arrive un simple accident :
Une mèche de cheveux fins
Glisse et s’arrête
Les passagers te regardent toujours
Sur le front du monde
Arrive un simple accident :
Tu tombes sur la table et t’arrêtes
Les passagers se collent à la fenêtre :
Leurs nez élargis
Leurs yeux grands ouverts
Derrière la table
Un monde noir
S’est penché.