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Si vous vous promenez sur la Place de l’Imam un soir de fin d’été doré à Ispahan, vous ne pourrez le manquer. Silhouette voûtée mais robuste, regard cerclé d’argent, sourire timide et engageant, dans un français parfait Monsieur Ali vous abordera. Si vous lui en laissez le loisir, il s’invitera peut-être à votre table, refusera que vous payiez son repas et vous parlera.
Il vous parlera de la France, de "sa France", celle de M. Valéry Giscard d’Estaing, qui lui a offert une bourse d’études et qu’il ne remerciera jamais assez, celle du gratin dauphinois (M. Ali a fait ses études à Grenoble), celle des vins de Bordeaux, celle des messieurs du métro qui, nombreux, ne connaissant pas l’Iran croiront qu’il est de nationalité marocaine, et ceux qui, moins nombreux lui rappelleront qu’autrefois l’Iran s’appelait la Perse.
Si vous vous laissez faire, dans sa vieille Limousine rouillée, rachetée à l’Ambassade des Etats Unis en des temps révolus, il vous emmènera dans sa maison. Là, avec fierté, il vous montrera sa petite bibliothèque française : quatre ou cinq classiques "Larousse", deux numéros du Monde Diplomatique, une Anthologie de la Poésie de Georges Pompidou.
Entre deux chansons françaises, revisitées, qu’il entonnera pour vous, il vous expliquera, le regard grave et soudain lointain, combien il lui a été difficile de rentrer en Iran, déchiré entre sa passion nouvelle pour la France et son attachement profond pour son pays et pour sa ville, Ispahan.
Vous l’écouterez et quand vous aurez, du haut du palais Ali Qâpu, admiré le coucher du soleil sur les toits et les coupoles de la ville, quand vous aurez traversé pieds nus le fleuve sous le pont Si-o-Seh, quand vous aurez été saisi de vertige devant l’étendue de la Place de l’Imam, vous le comprendrez.
Quand vous aurez entendu, derrière le bazar, le martèlement du poinçon sur le métal repoussé, le grattement du stylet sur le vase de cuivre émaillé de blanc, le glissement du pinceau du miniaturistes sur le fragment d’os de chameau devenu pilulier, vous vous direz qu’à sa place, dans les mêmes circonstances, vous auriez certainement fait le même choix.
Et lorsque vous quitterez Ispahan, un soir doré de fin d’été, vous garderez en mémoire un visage, une silhouette, un air de chanson française à jamais liés à "la moitié du monde", au joyau de l’ancienne Perse.