N° 18, mai 2007

W ou le souvenir d’enfance, une nouvelle forme d’autobiographie


Samira Fakhâriyân


Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés ; il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection.

L’un de ces textes appartient tout entier à l’imaginaire : c’est un roman d’aventures, la reconstitution, arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique. L’autre texte est une autobiographie : le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doute, d’hypothèses, d’anecdotes maigres. Le récit d’aventures, à côté, a quelque chose de grandiose, ou peut-être de suspect. Car il commence par raconter une histoire et, d’un seul coup, se lance dans une autre : dans cette rupture, cette cassure qui suspend le récit autour d’on ne sait quelle attente, se trouve le lieu initial d’où est sorti ce livre, ces points de suspension auxquels se sont accrochés les fils rompus de l’enfance et la trame de l’écriture" [1]

Parmi les œuvres diverses et originales de George Perec, on peut citer W ou le souvenir d’enfance dans laquelle deux récits se croisent, alternant leurs voix de chapitre en chapitre. L’un est d’apparence autobiographique, l’autre décrit une colonie baptisée W, vouée à la célébration et à la pratique des disciplines olympiques, situé sur une île au large de la Terre de Feu où un ordre stricte règne et où les pires méthodes sont employées pour stimuler l’esprit de compétition.

George Perec

Ces deux histoires sont en fait deux histoires de son enfance : l’histoire de W, une géométrie fantasmatique, écrite a l’âge de treize ans que Perec réécrit plus tard pour la publier d’abord sous forme de feuilleton dans La Quinzaine littéraire, et l’histoire de son enfance, "à développement non linéaire", formée de souvenirs épars et fragmentaires.

Le premier chapitre commence le récit de W. W, le nom absolu de la Victoire ("Toujours plus haut, toujours plus fort, toujours plus vite"), le dédoublement du V de la victoire, subit peu à peu une corruption et une désintégration internes de la graphie et du sens du W au double V, puis au X, à la swastika, à l’étoile de David enfin. La Ville de la Victoire, W, est transformée lentement sur place, comme par une pourriture interne, en camp de concentration dont les habitants sont ou bien les victimes pantelantes, ou bien les bourreaux dérisoires, tous étant en réalité condamnés à l’humiliation, à la famine, à la torture et à la mort. Se profile derrière ce roman d’aventure une critique acerbe des régimes totalitaires de type fasciste.

Le deuxième chapitre débute le second récit qui est l’histoire de l’enfance de Perec. Avant la parution de W ou le souvenir d’enfance, Perec envisageait de rédiger L’Arbre, projet qui ne se réalisera pas mais dont on trouve quelques unes des caractéristiques dans Le souvenir d’enfance.

"Mon second projet avait pour titre : L’Arbre, Histoire d’Esther et de sa famille. C’est la description, la plus précise possible, de l’arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle et adoptive(s). Comme son nom l’indique, c’est un livre en arbre, à développement non linéaire, un peu conçu comme les manuels d’enseignement programmé, difficile à lire à la suite, mais au travers duquel il sera possible de retrouver (en s’aidant d’un index qui sera, non un supplément, mais une véritable et même essentielle partie du livre) plusieurs histoires se recoupant sans cesse." [2]

Cette autobiographie de Perec est une autobiographie négative ; cela ne veut pas dire qu’elle est une non-autobiographie mais une autobiographie écrite sous le signe de l’absence, du manque, de la disparition… Le projet autobiographique débute par une absence de parole, un refus de parler de soi qu’il faut dépasser pour poursuivre une quête identitaire, laquelle doit déboucher sur une affirmation positive de l’autobiographie.

Entre ces deux récits apparemment différents, il y a certes des ressemblances, des liens enchevêtrés : W, ce récit imaginaire, est aussi très largement reconstitué à partir de souvenirs d’enfance : souvenirs de lectures notamment, et d’abord de Jules Verne [3], qui permettent de reconstruire une fiction également nourrie de Roussel (pour la première partie de la fiction). Souvenirs d’une culture sportive enfantine, culture qui sera évacuée du texte autobiographique de W ou le Souvenir d’enfance. Les rouages de l’univers sportif ont également été reconstitués, à l’aide notamment du volume Jeux et Sports de l’encyclopédie de la Pléiade (sous la direction de Roger Caillois) [4].

Dans le roman d’aventure comme dans l’autobiographie, l’écriture est incitée par un silence muré, que l’on va chercher à expliquer pour finalement affirmer positivement une existence.

Le dernier chapitre du livre, à la voix autobiographique, dévoile le lien qui unit ces deux récits. En citant un passage de L’Univers concentrationnaire de David Rousset, Perec nous révèle les ressemblances de la vie de W avec celle des camps de répression et surtout des camps de déportation fascistes. Le dernier paragraphe du livre insiste par ailleurs sur cette idée : "J’ai oublié les raisons qui, à douze ans, m’ont fait choisir la Terre de Feu pour y installer W : les fascistes de Pinochet se sont chargés de donner à mon fantasme une ultime résonance : plusieurs îlots de la terre de Feu sont aujourd’hui des camps de déportation."

Ainsi, contrairement à ce que ces textes pourraient laisser penser, les sportifs ne dominent pas, même si les personnages sont très nombreux. On trouve à peu près la même proportion de soldats et de combattants. Les habitants de W sont ou bien les bourreaux dérisoires, ou les victimes. D’ailleurs, dans le récit fictif, on peut rapprocher la mère de Gaspard Winckler, Caecilia, de la mère de Perec, dont le prénom ressemble en outre à celui-ci. Caecilia est morte dans un naufrage, par noyade ; une mort sans sépulture, comme celle de Cyrla, la mère de Perec. En outre, l’abandon de Gaspard, le petit sourd-muet, correspond à ce que Perec enfant a lui-même ressenti.

Dans cette confrontation de deux histoires, c’est l’écriture qui a le dernier mot. De par sa dimension fictionnelle, l’écriture refait l’histoire, en inverse le cours et le sens, s’appuyant justement pour avancer sur tout le négatif d’un vécu : la cassure, le manque, l’absence, la disparition, la perte. L’écriture chère à cet écrivain oulipien qui donne parfois à (au jeu de) l’écriture le plus d’importance.

L’écriture dans W ou le souvenir d’enfance est une enquête : elle permet à la fois de tracer des origines et de laisser une trace. Dans W, c’est la volonté de se comprendre qui l’emporte sur toute autre incitation à l’écriture. L’incitation à écrire cette autobiographie est donc une volonté de mieux saisir son identité et le sens de son existence. C’est un projet de quête identitaire tourné vers le futur.

"L’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité. (…)

Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité." [5]

Pour Perec, l’enfance est "peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de [s]a vie pourront trouver leur sens" [6]. En fait, il semble que Perec ait écrit cette autobiographie pour poser son existence et la défendre, tout en suivant un désir de savoir qui anime les deux narrateurs du livre. L’épigraphe de première partie, qui réunit roman et autobiographie annonce bien ce souhait d’éclaircissement : "cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ?"

On trouve l’affirmation de ce qu’on a déjà cité dans cet extrait de W ou le souvenir d’enfance qui constitue un passage central du livre :

"Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien : je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché). Je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes.

(...) Je ne retrouverai jamais dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture : l’écriture et le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie." [7]

D’après Perec, la littérature n’est pas seulement une production et une réception. C’est une production, certes, ainsi qu’une réception, mais c’est aussi une participation. Toute œuvre suppose un lecteur, et l’œuvre de ce dernier le fait bien sentir : en lisant Perec, tout lecteur prend conscience de son rôle et joue, du moins en partie, le jeu de la lecture productive.

Notes

[1George Perec, quatrième de couverture de W ou le souvenir d’enfance.

[2Lettre à Maurice Nadeau, 7 juillet 1969.

[3Etudes littéraires XXIII n° 1-2, Vincent BOUCHOT, "Intertextualité vernienne dans W ou le souvenir d’enfance"

[4L’Identité en question, p. 286-321.

[5"Les gnocchis de l’automne : ou réponse à quelques questions me concernant", première publication dans Cause commune (n° 1, mai 1972), réédité dans Je suis né, Seuil, 1990, collection "La librairie du XXe siècle"

[6W ou le souvenir d’enfance, Denoël, coll. "Les Lettres nouvelles", 1975 ; rééd. Gallimard, coll. "L’Imaginaire", n° 293 . p. 25-26.

[7Ibid. p.63-64.


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