N° 18, mai 2007

Le luth fou (Épisode n° 1)

Lalla Gaïa au Caire


Vincent Bensaali


Le haut - fonctionnaire

Lalla Gaïa trempe ses lèvres dans son verre de karkadeh chaud. Elle cherche ainsi à apaiser son trouble. Elle est assise à l’une des trois petites tables de bois que cette égyptienne a disposé devant son minuscule café, le long d’un mur recouvert de cette poussière qui semble avoir des siècles et qui ternit les vieux quartiers du Caire. La pollution y ajoutant la touche finale, il n’est plus possible de différencier les siècles, les pierres fatimides sont désormais les sœurs des pierres ottomanes, et les inscriptions se devinent à peine. L’égyptienne passe devant la petite table, apportant un café brûlant à la table voisine. Elle marche fièrement, tenant le plateau de cuivre d’une main ferme. Elle a enroulé une sorte de châle foncé autour de sa tête, cela lui fait comme un turban. Plusieurs tabliers lui enserrent la taille. Elle porte des babouches relevées vers l’avant. Lalla Gaïa était intriguée de voir une jeune femme tenir un café dans ce quartier traditionnel, et c’est pourquoi elle s’est assise là, pour mieux l’observer. En même temps, elle se laisse porter par ses pensées. Son cœur frémit au souvenir du concert auquel elle a eu la joie d’assister, six mois plus tôt, à Paris. Elle avait vu une affichette bleu ciel, sans prétention, dans un couloir du métro, le texte vantait les qualités d’un improvisateur sans pareil, sachant tirer de son luth arabe des sons jusque là inconnus, le musicien délaissant parfois son plectre pour jouer de ses doigts, laissant souffler en lui une liberté dont personne n’avait joui avant lui. Lalla Gaïa avait décidé d’y aller car son cœur le lui avait dit. Dix jours plus tard, elle était dans cette salle sombre, dont seule la scène était éclairée. Elle se sentait étrangement bien. Elle ne se demandait pas pourquoi, se suffisant d’être là. Le musicien est entré sous les applaudissements, s’est assis sur la chaise qui trônait au centre de la scène, a ajusté le micro à la hauteur des roses de son instrument, et a observé un silence qui lui a semblé profond. Puis il s’est mis à jouer de son ’oud. Lalla Gaïa ne sait toujours pas ce qui lui est alors arrivé. Elle a perdu toute conscience d’elle-même, sa voix intérieure s’étant tue, son corps s’étant évanoui, l’espace s’étant ouvert autour d’elle, à perte d’âme. Elle ignore combien de temps cela a duré. Lorsque la musique s’est arrêtée, elle est revenue à elle, lentement. C’était presque pénible de revenir à sa propre conscience, c’était comme endosser une lourde armure, après avoir été comme un souffle que rien n’aurait pu contenir… Elle a vu le musicien quitter la scène. Elle ne pouvait se lever. Elle était hébétée. Les gens se levaient et quittaient la salle. Elle a été la dernière à se retrouver dans la rue. Elle est retournée à la porte d’entrée, afin de lire le nom de ce musicien, pour ne plus jamais l’oublier.

Dans les jours, puis les semaines qui ont suivi, sa vie à Paris lui a semblé dérisoire, il lui semblait que quelque chose lui manquait, et que quoiqu’elle fasse, cela ne la conduirait nulle part.

Lalla Gaïa ne fait pas vraiment la différence entre les vivants et les morts, et s’adresse à tous indifféremment. Il y a tant de vivants qui sont éteints comme des morts, et tant de morts qui chuchotent… Tant de lampes qui ne contiennent aucune lumière, et des lumières si intenses, ne rayonnant pourtant depuis aucune lampe…

L’homme aux yeux bleus

Son musicien vivant en ةgypte, elle alla au musée du Louvre, rendre visite à ce haut fonctionnaire égyptien au nez cassé, au visage féminin, et qui sait lui parler sans desserrer les lèvres. Du fond de son silence millénaire, il lui a dit d’aller voir son frère aux yeux bleus, au musée du Caire. Elle a attendu que son cœur lui donne le signal, elle a rangé ses affaires dans le cagibi de sa mère, comme lors de chaque départ, et elle est partie pour Fustât, ou Al-Misr, la fille musulmane du Nil. Là, elle a trouvé l’homme aux yeux bleus, dans sa cage de verre, qui semblait lui aussi écouter une musique ayant su ouvrir son cœur au chant du monde, depuis la plus haute antiquité… Elle ne voulut pas le troubler et s’adressa plutôt à un autre homme qui se trouvait non loin, l’eunuque. Celui-là semblait savoir. Son visage témoignait de la paix profonde qui régnait sur son cœur. Il lui conseilla de s’adresser aux femmes de sa lignée. Elle comprit. Elle alla chez Sayyida Zaynab. Elle embrassa la porte du sanctuaire avant d’entrer et salua Zaynab, fille de ’Ali et de Fâtima. Son cœur était ému, elle savait les souffrances que cette grande Dame de la Famille du Prophète avait endurées, mais elle savait aussi vers quelles beautés ces épreuves l’avaient élevée. Elle lui demanda sa bénédiction et son intercession, puis elle lui demanda de la guider vers le musicien qui avait su ouvrir son cœur à l’immensité, car il ne lui suffisait pas d’avoir écouté, elle voulait apprendre… Là, elle sut qu’elle était proche. Elle sortit du sanctuaire, marcha sans réfléchir, enfilant les ruelles, se laissant guider par la paix intense qui la possédait.

Elle marcha longtemps, sans donner une direction logique à ses pas. Pourtant, elle suivait son chemin avec certitude. Il fallait seulement éviter d’y penser, les pensées sont des briseuses de charmes, les pensées sont un tombeau pour le cœur. C’est alors qu’elle l’entendit. Il n’y avait pas de doute possible, il s’agissait bien de lui, personne ne touche le ’oud de cette manière ! La musique sortait par une fenêtre haute. Elle ne pouvait pas voir à l’intérieur. Elle contourna le bâtiment et se trouva devant une petite école de musique. Elle entra, trouva la classe, prit place près de la porte et attendit la fin du cours. Lorsque les élèves furent tous sortis, elle alla voir le musicien et lui demanda de lui enseigner. Il la regarda d’un air incrédule, se demandant d’où elle surgissait ainsi ! Il lui demanda si elle avait déjà joué, si elle possédait un instrument, ce qu’elle connaissait de la musique… Elle lui dit qu’elle ne connaissait que ce qu’elle avait entendu à Paris, et qu’il ne lui suffisait pas d’avoir entendu, qu’elle voulait apprendre… Le visage du musicien se ferma. Il lui dit qu’il ne prenait que les élèves confirmés, s’excusa, et sortit. .

L’eunuque

Lalla Gaïa revint à l’école de ’oud le lendemain, décidée à ne pas en rester là. Elle parla de nouveau au musicien. Elle lui dit qu’elle avait tout laissé pour devenir son élève, qu’elle savait que derrière les roses du ’oud se cachait le sens de sa vie, et qu’elle ne voulait pas d’autre maître que celui qui avait révélé cela en elle. Une larme coula sur sa joue, s’il la rejetait, où irait-elle ? Le musicien était embarrassé. Que pouvait-il faire ? Son école n’était ouverte qu’aux garçons, il ne pouvait se commettre avec une jeune fille en dehors de ce cadre, et en même temps, il vit sa sincérité, sa demande, la vérité de sa quête. Il lui proposa de revenir un autre jour, arguant qu’il allait réfléchir. Il alla à la mosquée de l’Imâm Hossein, car c’est là qu’il se rendait pour prier, pour méditer, pour demander… Il demanda à l’Imâm de prendre la jeune fille sous sa protection. La nuit suivante, il fit un rêve. Il vit la jeune fille, rayonnante, venant à lui et lui apportant l’instrument dont il n’osait plus rêver. A son visage transfiguré, il vit qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Cela le troubla profondément. Pourtant, habitué aux rêves consécutifs aux demandes exprimées dans les sanctuaires, il sut ce qu’il lui restait à faire.

Lorsque Lalla Gaïa se présenta de nouveau à l’école de musique, il l’invita à venir dans sa classe, une fois le cours terminé. Il lui parla de son maître. Il lui dit qu’il l’avait un jour entendu jouer d’un ’oud inouï, peu avant sa mort. Cette musique l’avait transpercé, au point de ne plus pouvoir l’oublier. Il avait bien cherché à reproduire les sons qu’il avait entendus, mais en vain. Il lui manquait l’instrument. Ce ’oud était une merveille, et l’art de son maître avait su en exprimer les accents, la vérité. Il était comme un cheval puissant, capable de mener celui qui saurait le monter aux confins du monde, là où la mer rejoint l’océan. Les vibrations de sa caisse accusaient la voix des anges. Il semblait que l’on pouvait l’entendre au travers des sons à la clarté inégalée qu’elle produisait. Le musicien lui confia qu’il avait cherché l’instrument dans toute la ville, sans succès. Nul ne savait ce qu’il était devenu. Aussi, il promit à Lalla Gaïa que si elle parvenait à le retrouver, il lui enseignerait le ’oud.

Lalla Gaïa boit la dernière gorgée de son karkadeh. Elle se dit qu’il est inutile de rester au Caire désormais, l’instrument ne doit pas s’y trouver. La boisson ayant produit son effet, elle se sent maintenant absolument paisible. Elle sait où elle va amorcer sa quête : elle ira en Iran.


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