N° 5, avril 2006

La tragédie de l’homme qui s’épuise à vivre sans appel : la révolte

Les deux horizons de l’absurde
Akhavân versus Camus


Rouhollah Hosseini


Jasper JOHNS

En Iran, on assimile souvent l’œuvre et la vision du monde d’Albert Camus au "mythe de Sisyphe". Personnage dont on sait qu’il fait sans cesse rouler une roche jusqu’au sommet d’une montagne, tout en sachant que celle-ci déboulera fatalement et indéfiniment la pente pour rejoindre son point de départ. L’absurdité est ainsi symboliquement illustrée. D’une certaine manière, "L’épigraphe"*, le poème-type du poète persan contemporain, Akhavân Sales, reprend le même thème, celui de l’absurde qui, nous dit-on, informe l’univers et la vision du monde du poète. L’analogie entre ces deux visions est flagrante : ressemblance entre l’effort absurde de Sisyphe et celui des personnages de "l’ةpigraphe" qui s’échinent à déplacer, pareillement, une énorme roche. Akhavân concevait-il le monde dans la même perspective que Camus ? Ces deux écrivains, ont-ils la même conception de l’existence ? De l’absurdité de l’existence ?

Une approche comparative du concept chez nos deux auteurs peut à ce titre s’avérer éclairant. Elle nous permettra d’inscrire le thème de l’absurde dans une double perspective (peut-être orientale et occidentale) mais surtout, de distinguer la posture existentielle de Sales, de celle, nous le constaterons, moins fataliste de Camus.

L’absurdité vient, dit Camus, de cette conception du monde selon laquelle il n’existe aucune harmonie entre l’homme et la nature ; thème, entre autres, que l’auteur a très bien exploité dans son roman l’Etranger. " L’absurde est essentiellement un divorce. Le divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit" nous dit l’auteur du mythe de Sisyphe. Le monde, par son "silence déraisonnable", laisse en suspens l’appel de l’homme. Ce dernier, curieux de comprendre le monde, se trouve confronté à son "épaisseur", voire à son étrangeté. Et de cette confrontation naît l’absurde. "Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même", précise Camus. Le monde est absurde, car la nature ignore la souffrance de l’homme. Elle nous est indifférente et même "nous nie". Face à un monde qu’il considère comme vide de sens, il n’ira assurément pas chercher la signification profonde des choses. L’angoisse le guette alors au tournant, et peut-être le suicide, comme extrême issue ? "Le suicide est une méconnaissance", déclare Camus. La métaphysique, alors ? Recourir à cette dernière reviendrait, selon Camus, à manquer de courage, tandis que l’homme absurde, au fait de ses limites, se satisfait de ce qu’il a. Il sait bien que le monde ne peut rien lui offrir. Au contraire, c’est à lui d’inventer le monde. En ce sens, il accepte (et c’est une perspective existentialiste) la responsabilité de son choix, c’est-à-dire, celui de vivre. Celui qui choisit de vivre n’a, pour reprendre les termes de Camus, qu’une seule et unique issue face à l’absurde, celle de la révolte. L’absurdité nous mène ainsi à l’action : à l’homme qui n’espère pas et qui ne croit en rien, il ne reste plus qu’à se lancer dans l’action. Il est impératif d’accepter de vivre, dit Camus, c’est-à-dire, de se révolter, en regardant l’absurdité du monde sans détourner son regard. De ce point de vue, plus l’existence est absurde, plus, et c’est un paradoxe, elle attise l’instinct de vie. Dans cette optique, "l’homme est constamment présent à lui-même". L’homme est en effet sa propre fin. L’homme absurde n’appartient pas à l’avenir. Et d’ailleurs, il est bien conscient de la situation dans laquelle il se trouve. "Une fois conscient de l’absurde, il lui sera lié à jamais". Avant de rencontrer l’absurde, l’homme vit au quotidien en se fixant des buts ponctuels, avec, aussi, le souci de son avenir. Mais avec l’absurde, tout est ébranlé ; "l’absurde m’éclaire sur ce point : il n’y a pas de lendemain". D’où vient cette indifférence envers l’avenir, et cette passion qu’il éprouve vis-à-vis de l’ici et du maintenant. Il faut " vivre le plus", voilà la réponse sensée, dans l’optique de Camus, combler le vide. Il faut absolument s’attacher au temps ; le sentiment de détachement éprouvé à l’égard du temps est un sentiment impossible pour un tel homme. C’est dans et par ce temps qu’il s’inscrit et agit au sein de l’existence. De là naissent sa passion et sa révolte d’une part, et d’autre part, son horreur de la mort qui est, dans cette optique, la fin de tout. Il s’agira donc, pour lui, de l’éviter à tout prix.

Camus illustre ensuite sa doctrine par des exemples, dont celui, fameux, de Don Juan. Homme outrancièrement amoureux, il est aussi un homme absurde. C’est en effet un séducteur cynique qui n’est pas à la recherche de l’amour idéal, et pourtant, il tombe éperdument amoureux de ses conquêtes dont la liste est par ailleurs longue. C’est dire qu’il goûte l’amour sous l’angle de la diversité. C’est un homme révolté qui est en quête de joie.

Autre motif camusien ; celui de la "joie absurde" qui n’est autre que création artistique. L’œuvre d’art n’est pas un refuge pour son créateur. Il a parfaitement conscience de l’absurde : obscurité de l’univers, de la vie, de l’existence. "Si le monde était clair, l’art ne serait pas" nous dit Camus. Les romans de Dostoïevski illustrent parfaitement ce principe, et donc, l’absurdité de notre condition. Ses personnages ne cessent de s’interroger sur le sens de leur existence. L’homme s’y trouve en permanence confronté à ses espérances. Toutefois, les personnages dostoïevskiens, bien qu’ils posent avec acuité le problème de l’absurde, ne sont pas absurdes, puisqu’ils rapportent, selon Camus, des réponses et des solutions à leurs problèmes, en recourant au suicide ou à l’évasion. A l’opposé, l’homme absurde n’envisage aucune réponse : "l’œuvre d’art doit illustrer le divorce et la révolte. Elle doit être gratuite. Si elle suscite l’espoir, elle n’est plus gratuite."

Andy WARHOL

L’homme absurde de Camus est voué à un sort tragique dont il est pourtant conscient. Il est qualifié d’absurde en cela qu’il a dit "(…) oui et son effort n’a plus de cesse". Il nous fait penser un peu à "l’affirmation" nietzschéenne de la vie. Il enseigne en effet "la fidélité supérieure qui (…) soulève les rochers". Il ne se plaint pas de son sort. Il s’en réjouit même ! Ces traits qu’on vient de déceler dans la pensée camusienne, sont-ils également visibles dans l’oeuvre d’Akhavân ? Peut-on juger ce poète absurde au même titre que l’écrivain français ?

Deux des principaux poèmes d’Akhavân, "L’hiver" et "L’épigraphe", permettent d’apporter une réponse à cette question. Ceux-ci représentent parfaitement, aux dires des spécialistes, le monde salésien. "L’hiver" est peuplé de gens, à l’image du monde ; ces gens étant inaptes à communiquer entre eux. Un univers "gelé’’, où tout appel se heurte à une "porte close". Ce monde est surtout marqué par l’obscurité et le froid "déloyal". Dans ces conditions, que peut-on espérer "de la part des proches ou des lointains amis ?" L’omniprésence de la mort dans tout le poème va de pair avec ce froid et cette obscurité. Elle affecte même le soleil, lequel représente, normalement, la vie. "Les jours ne diffèrent pas des nuits" nous dit le poète à travers son pesant désespoir. C’est l’image du monde que s’est inventé Akhavân : un monde plongé dans l’obscurité d’une nuit d’hiver qui couvre le monde entier. Et l’homme se trouve tragiquement seul dans cette hivernale nuit noire. Cette image obscure du monde est manifeste presque partout chez Sales. Dans la fin du Shâh-Nâme, le poète nous présente une pareille conception du monde, qu’il compare à une mare, laquelle est un piège tendu en vue d’engloutir la vie humaine.

Mais, c’est surtout dans "L’épigraphe" qu’on peut saisir pleinement la pensée du poète. On y lit en substance toute la philosophie d’Akhavân à travers l’histoire d’un groupe d’hommes enchaînés, et dont les chaînes constituent le seul lien qui les relient les uns aux autres. Une roche est posée devant eux, à même le sol. Celle-ci évoque l’épaisseur et l’indifférence du monde, peut-être symbolise-t-elle aussi la vie. Répondant à un appel confus, après de multiples hésitations, les enchaînés s’approchent de la roche, sur laquelle est écrite : " qui me renversera connaîtra mon mystère". Désireux de connaître ce mystère, ils renversent la roche, et trouvent la même inscription au dessous. Cette épisode nous conduit directement au cœur de la conception salésienne de la vie : elle n’est porteuse d’aucun mystère. Pour l’homme absurde d’Akhavân, la vie n’a pas de sens. De la même manière, tout effort humain pour chercher un sens à la vie est voué à l’échec. Du fait qu’il perçoit la vie dénuée de sens, il rejoint les idées camusiennes. Tous les deux semblent effectivement refuser tout sens à la vie. Cependant, l’écart entre les deux conceptions, d’ailleurs essentielle, réside dans les conséquences que chacun de ces deux auteurs tire du constat de l’absurdité de l’existence. La vie vaut-elle ainsi d’être vécue ? A cette question Camus répond positivement. Selon lui, par l’action, voire par la révolte, la vie regagne valeur et grandeur. La révolte exalte l’intelligence et l’orgueil de l’homme en prise avec une réalité (le monde) qui le dépasse. Camus est évidemment conscient de l’impossibilité de saisir cette réalité. Celle-ci est "indépassable". L’homme absurde regarde sa condition avec lucidité ; et sans espoir, et sans lendemain. Il se sent ainsi délié des règles communes et fait l’apprentissage d’une vie "sans appel". Chez le poète en revanche, quand l’appel ne trouve pas de réponse, il se désole, et tout lui semble noir : le soleil, le ciel et la lune. Alors que Camus s’engage hardiment pour plus d’action, en vue de compenser l’absurde, le non-sens réduit Akhavân à l’inaction : Nous nous assîmes par terre... et la nuit nous semblait une rivière infirme. Le poète, dans" l’épigraphe", dévoile l’absurdité des efforts humains, mais il la prend au tragique. Pour Camus, au contraire, l’homme tire justement sa force de cette situation : elle lui offre l’occasion d’agir. C’est l’action qui compte, et non la finalité de l’action. Akhavân s’abandonne au désespoir devant le drame de la condition humaine, pour lequel Camus trouve "une solution logique" : accepter de vivre uniquement avec ce qui entre dans le champ de sa compréhension. Aussi, il récuse les attitudes d’évasion tels que le suicide ou les doctrines plaçant hors de ce monde les raisons et les espérances qui donnent un sens à la vie : " le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde", nous dit Camus. Ainsi, l’homme absurde ne se laisse jamais aller au chagrin. Il ne cherche que la joie. Il est Don Juan. Sisyphe est joyeux (cette vision reste à critiquer ; comment se réjouir d’une telle situation ?) de pousser la roche au sommet du mont, bien qu’il sache qu’elle retouchera sûrement terre.

A partir de deux points de vue à priori comparables, Akhavân et Camus sont cependant conduits, dans leur parcours intellectuel, à adopter deux postures radicalement différentes. Le premier indexe le caractère absurde du monde, en considérant que la vie ne vaut point la peine d’être vécue. De l’autre côté, Camus estime qu’il faut vivre et dépasser l’absurdité de la vie. Il va de soi que l’autre monde n’a aucun sens pour l’écrivain, qui ne croit d’ailleurs nullement à la métaphysique. Camus veut éviter à l’homme de se noyer dans cette singulière tristesse, cette solitude, qui trouve son origine dans l’absence d’un "arrière monde" (Nietzsche). Notons qu’on peut malgré tout déceler les traces d’une religion dans la conception salésienne : la religion "Mazdachte". Celle-ci (inventée par le poète lui-même) s’enracine dans le Zoroastrisme et le Mazdéisme, deux grandes religions de la Perse antique. Le poète s’invente de cette manière (pour compenser l’absurde) un autre monde, utopique, situé à une époque immémoriale. Il se détache ainsi du Temps, et se laisse même aller à l’ autodestruction physique, selon les témoignages de ses proches amis. "Je vais mourir", avait-il dit à l’un d’eux au crépuscule de sa vie. S’était-il réconcilié avec la mort, en se débarrassant ainsi du sentiment de l’angoisse ? Peut-être. Pour l’existentialiste que fut Camus, en revanche, rien n’est moins sûr.


Bibliographie :

1- Albert Camus, Mythe de Sisyphe, Ed. Gallimard, Paris, 1942

2- Morteza Kakhi, Le jardin au feuillage manquant, Ed. Nachéran, Téhéran, 1370

3- Mehdi Akhavân Sales, L’hiver, Téhéran, 1335.

4- Mehdi Akhavân Sales, La fin du Shâh- nâme, Téhéran, 1338.


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2 Messages

  • Les deux horizons de l’absurde
    Akhavân versus Camus
    17 janvier 2010 21:33, par France

    Merci ! Très agréable ce texte !

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  • Les deux horizons de l’absurde
    Akhavân versus Camus
    22 octobre 2014 07:03, par villette@club-internet.fr jfr

    La relève de la pierre camusienne ne peut être vu que dans l absurde. L absurde ne serait selon camus que l obligation de faire face aux obligations de la survie corporelle, parfois sociale et relationnelle. Le temps regulė par ce temps de survie peut libérer le temps de la réflexion, de l élévation de l’esprit jusqu’à l’élévation du cœur. Il met en recul notre vision de notre vie, de la vie et force l imaginaire jusqu’au rassemblement de toutes ces petites prė idėes de notre pré conscience chaotique qui nous reste à construire comme un devenir de soi. La certitude ne représenté que des préjugés utiles à la vie présente. Le flou inéluctable de nos pensées, se doit de se libérer de l obligation de la survie. Ainsi, la recherche et la construction peut avancer à la découverte du mot cachė sous la pierre. Ces mots de notre inconscient, de notre flou de pensée, invite à la conscience de notre être profond mais aussi de ce qui nous dépasse si loin qu’il est de l’ordre de l infini. Et si le philosophe désire aller plus loin, il peut comprendre que cet infini n’est que s’il est un tout harmonieux.

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