N° 5, avril 2006

Le baroque et le style indien


Zohreh Keyhânmanech


M. Mohammad Behnam Far, dans un article sur "La comparaison du style baroque et du style indien" [1] et M. Zipoli Riccardo, dans une conférence à Téhéran en 1362 [2], avaient relevé que certains chercheurs, ainsi que la plupart des orientalistes occidentaux, avaient confondu le style indien de la littérature persane avec le baroque. Cette assimilation démontrait le manque d’attention apportée à l’analyse minutieuse des différences liées à leurs essences. En effet, bien que ces deux styles soient apparus en même temps, ils sont apparentés à des situations et des lieux différents ; l’un en Occident et l’autre en Orient, avec pour conséquence, des différences significatives liées à leur contexte culturel. Quant à leurs influences réciproques, elles restent encore mystérieuses.

Employé au XVIIème siècle dans des domaines aussi variés que la musique, la peinture et l’architecture, le terme de baroque était utilisé, de façon souvent péjorative, pour désigner des œuvres qui se distinguaient par la surcharge, le bizarre ou l’excès. Rousseau avait usé de cette terminologie pour qualifier une musique "dont l’harmonie est confuse, chargée de modulations et de dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile et le mouvement contraint." (Dic. de musique, Genève, 1781, t. I, p. 86-87).

Dès la parution de l’œuvre de Jacob Burckhart Ciceron (1855), ce terme, toujours appliqué aux beaux-arts, perdit sa connotation péjorative. L’Allemand, Heinrich Wِlfflin, dans Renaissance und Barock (1888), appliqua cette notion à la littérature et Jean Rousset, le grand théoricien de la littérature baroque, dans sa thèse sur La littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon (1953), y développa des critères d’analyse. L’auteur, prenant le relais de Wِlfflin, proposait quatre critères principaux : instabilité, mouvement, métamorphose et décor. Il entraîna ainsi une utilisation courante du terme baroque dès que l’on ne parvient pas à définir un art.

Didier Souiller, dans la conclusion de son livre La littérature baroque en Europe (Paris, P.U.F., 1988) la définissait comme "une littérature qui s’adresse à l’émotion et à l’imagination plutôt qu’à la raison et à la logique. Le sentiment‚ la passion‚ l’image y tiennent une place essentielle." Dans la littérature contemporaine, ce terme désigne des œuvres d’avant-garde en opposition aux œuvres antérieures. Dès lors, deux questions se posent :

- Peut-on véritablement parler d’ère baroque ?

- Le baroque est-il limité à une époque précise ?

Evidemment non, cependant, on peut, en gros, situer l’ère baroque entre le dernier tiers du XVIème siècle et la moitié du XVIIIème siècle, époque de profonde mutation dans les mentalités et dans des domaines aussi variés que l’art, la science, la philosophie ou la littérature. Durant cette période, la théorie du géocentrisme fut remise en question, l’ère de l’héliocentrisme débuta et la guerre de trente ans avec l’Autriche éclata. Tous ces événements, considérés comme les moteurs d’un certain désordre, auront des répercussions sur l’art.

En Iran, ce fut après Saadi, Mowlavi et Hâfez, génies du masnavi et du ghazal, que le style indien prit naissance. " De Sanâï jusqu’à Hafez, le lyrisme persan a subi une régénération qui atteindra son apogée avec Hâfez. C’est lui qui, mieux que tout autre, a illustré une nouvelle manière d’unir la pensée et la phraséologie mystique à des thèmes et a développé un style raffiné de poésie amoureuse" [3]. Mais, cette perfection aura pour conséquence deux siècles d’une absence de créativité chez les poètes. Peu à peu, ce style se dégrade, comme on peut le voir chez les poètes de la fin du XIVème et début du XVème siècle tels que Helâli (mort en 1528), Feghâni (mort en 1527), Omidi (mort en 1519).

Le style indien voit le jour au moment où certains poètes refusent l’imitation. " Ainsi se développa une forme nouvelle dans le ghazal qui dominera jusque vers le milieu du XVIIIème siècle et que l’on appellera "style indien" [4]. Cette dénomination résulte de causes différentes : le manque d’attention des rois Safavides à l’expression poétique de l’Iran‚ la floraison de poèmes en Inde à la cour des grands Moghols - munificents patrons - dont la conséquence sera l’émigration de beaucoup de poètes iraniens vers ce pays où la plupart des représentants de ce style ont vécu. "Le style indien est caractérisé par une recherche d’originalité‚ de raffinement de l’idée et du sentiment‚ l’emploi d’images bizarres et obscures. Parmi les auteurs notables‚ on peut citer Feïzi (mort en 1595)‚ Tâheb (mort en 1626)‚ Kalim (mort en 1650)‚ Sâeb Tabrizi (mort en 1677)" [5]. Bien que la naissance de ce style présuppose une évolution logique du persan‚ ses représentants ne rejetèrent pas les écoles littéraires antérieures :

"Les restes d’anciennes sculptures de marbre sur lesquels figuraient des poèmes anciens furent utilisés dans la construction de nouveaux bâtiments sur lesquels étaient tracés les poèmes nouveaux." [6] relate Marino.

Différentes descriptions attribuées au style indien ne sont pas encore répertoriées et complètes, c’est pourquoi ce style est souvent assimilé au baroque, art du mouvement et de la métamorphose. Le style indien est également soumis à ce critère d’instabilité ; c’est ainsi que dans les poèmes de Sâeb, le meilleur représentant de ce genre, on voit rarement l’imagination figée :

"La vague, dans ses poésies, n’est plus seulement l’écume de la mer, mais le reflet de l’agitation et de l’inquiétude. Le torrent, se déversant dans la mer, devient transparent et le serpent, en rampant, laisse une trace." [7]

Sous la pluie d’événements, monts et déserts s’ébranlèrent

Ne songes-tu pas à partir ? Tu restes sans attaches ni foyer

Tous se consument dans l’Amour, petites braises devant Dieu

Monts, déserts, sables mouvants, le pied à l’étrier, allèrent [8]

Chez les baroques, la domination du décor est un des thèmes essentiels. Pour eux, le bâtiment n’est qu’une construction à orner, réflexion qui se reflète aussi bien dans l’écriture : l’homme se considère comme une église baroque où l’apparence et ses valeurs l’emportent sur les valeurs morales. Ainsi, le baroque donne-t-il plus d’importance à la forme qu’au sens.

Si différentes que fussent la personnalité et les opinions religieuses d’Espagnols comme Louis de Gongora (1561-1627) et Baltasar Gracian (1610-1658)‚ à qui l’on attribue généralement l’origine du mouvement baroque en poésie‚ de Français comme Agrippa d’Aubigné (1552-1630) et Théophile de Viau (1590-1626)‚ d’Anglais comme Crashaw (1571-1631) et John Donne (1571-1631) et d’Italiens comme Marino (1569-1625)‚ tous cherchèrent uniquement à orner leurs écritures. Rejetant les écoles littéraires antérieures‚ ils cultivèrent jusqu’à l’excès la métaphore‚ le mot à double sens‚ l’hyperbole‚ l’opposition et la périphrase dans le but de mieux maîtriser les changements et les apparences fuyantes du monde. Tout ceci ne faisait que traduire une vision désespérée du monde et une crise profonde des valeurs idéologiques.

Bien que dans le style indien‚ l’utilisation de métaphores‚ de symboles‚ d’allégories insolites soit considérée comme l’un des traits essentiels‚ ces poètes préfèrent un langage simple et sans périphrase. C’est leur souci de s’écarter des chemins parcourus et des poncifs lassants qui rendent leurs œuvres surprenantes au lecteur.

Insouciants des embuscades du dégrisement matinal

Nous sommes l’ivresse omniprésente dans l’oeil des belles [9]

(Saëb)

Malgré leur divergence‚ ces deux styles ont également des ressemblances : les partisans de ces deux styles insistent sur les formes réelles et concrètes‚ essayent de concrétiser leurs images : en profitant d’une allégorie dans la deuxième partie du vers‚ on concrétise l’image abstraite présentée dans la première partie.

L’extase des soufis ne découle pas de joie

La douleur fait sauter la rue sauvage sur le feu. [10]

(Saëb)

La description de l’amour est l’un des traits communs de ces styles. S’éloignant de l’amour platonicien‚ l’amour corporel devient l’objet de leur inspiration. Contrairement aux poètes antérieurs‚ l’amoureux ne subit pas la minauderie de la bien-aimée, il décide d’en choisir une autre.

Ne te comporte pas d’une manière que je sois obligé

D’innover le détachement de l’amour en cercle des amants

Ne te comporte pas d’une manière que je sois obligé

De faire fuir la nuit mon cœur par le chemin respirant [11]

Dans ces deux styles, la description de la nature‚ liée au regard du poète‚ diffère de celle de ses prédécesseurs‚ pour qui la nature était le reflet de leurs intérieurs : ils étaient objectifs. Alors que dans ces styles‚ l’objectivité cède la place à la subjectivité, c’est donc, dans l’esprit du poète, le sentiment et l’état suscité par les événements qui l’emportent :

"Le poète n’est pas dans la nature mais c’est la nature qui est dans le poète" [12]

Le vent du printemps exalte le sang de l’univers

Goûtez au jour présent et aux fleurs de la vie [13]

En fin de compte‚ la phase critique, qui a donné naissance aux arts et à la littérature baroque, a suscité un rejet de tout ce qui était canonique et figé :

" Le baroque se considère comme une crise dans la culture occidentale‚ comme une crise de l’expérience sensible de l’homme face à la nature‚ de celui qui se sent décentré et solitaire. Le style indien a, pour sa part, fait profondément évoluer la poésie persane ". (Mohammad Behaim Far‚ Revue de la faculté des Lettres et de la science humaine de Machhad‚ n.141‚ 1382).

Notes

[1Revue de la faculté des Lettres et des sciences humaines de Machhad‚ n.141‚ 1382.

[2Publiée dans le livre Pourquoi le style indien en Occident, est assimilé au baroque ?, Téhéran, Sahel, 1363.

[3Z. Safâ traduit par G. Lazad, R. Lescot et H. Massé, Anthologie de la poésie persane, Paris, Gallimard/Unesco, 2003. p.27.

[4Ibid.‚ p.27.

[5Z. Safâ traduit par G. Lazad ? R. Lescot et H. Massé, Anthologie de la poésie persane, Paris, Gallimard/Unesco ? 2003.p.27.

[6Institut culturel de l’Italie‚ Pourquoi le style indien,en Occident, est assimilé au baroque ?, Téhéran, Sahel, 1363.

[7Khanlari, Saëb et le style indien dans la recherche littéraire,Téhéran, Ghatré, 1371, 268-269.

[8زسیل حادثه صحرا و کوه در سفر است

چه واکشیده‌ای، ای خانمان خراب، اینجا

همه از درد طلب نعل در آتش دارند

کوه چون ریگ روان پا به رکاب است این جا

[9ز شیخون خمار صبحدم آسوده‌ایم

سستی دنباله دار چشم خوبانیم ما

[10سماع اهل دل از شادمانی نیست

سپند از سر آتش ز درد می‌خیزد

[11کاری مکن که بدعت وارستگی ز عشق

من در میان سلسله ی عاشقان نهم

کاری مکن که نیمه شب از رخنه‌ی نفس

راه گریز پیش دل ناتوان نهم

[12Khanlari‚ Saëb et le style indien dans la recherche littéraire‚Téhéran‚ Ghatré‚ 1371‚ p.313.

[13به جوش آورد باد نوبهاران خون عالم را

اگر چون غنچه از اهل دلی دیاب این دم را


Visites: 2191

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.



1 Message

  • Le baroque et le style indien 9 mai 2013 20:33, par Catherine Bellas

    Bonjour,

    Je cherche à obtenir l’adresse email de Didier Souiller afin de la transmettre à notre Conseiller Culturel aux Etats-Unis, Monsieur Antonin Baudry.

    Merci d’avance de votre réponse

    repondre message