N° 30, mai 2008

Conférence du 21 janvier 2008 à l’IFRI (Institut français de recherche en Iran) - Téhéran

Filmer pour comprendre la guerre


Par Agnès Devictor, maître de conférences à l’Université d’Avignon (Laboratoire Culture et communication)

Mireille Ferreira


Madame Agnès Devictor est professeur à l’université d’Avignon et chercheur associé à l’IFRI. Docteur en sciences politiques, elle a réalisé sa thèse sur la politique culturelle de la République islamique d’Iran. Elle consacre sa recherche, depuis quelque temps, au cinéma iranien, dont elle est l’une des meilleures spécialistes occidentales. Auteure de nombreuses publications sur le cinéma et la politique culturelle en République Islamique d’Iran, elle a participé aux ouvrages Au Sud du Cinéma, L’art contemporain en pays islamique et Iranian Cinema. Elle prépare actuellement une série de programmes sur le cinéma en Iran et à l’étranger.

Elle a présenté à l’IFRI, il y a quelques années, son ouvrage intitulé Politique du cinéma iranien de l’Ayatollah Khomeini au Président Khatami, paru aux presses du CNRS, et a organisé l’an passé un colloque entre l’IFRI et la Faculté des Beaux-arts de Téhéran sur le thème Cinéma, croyance et sacré. Elle présente ici ses premières réflexions sur le cinéma de guerre du conflit Iran-Irak de 1980 à 1988.

Méthodologie d’une réflexion sur le cinéma de guerre

"Cette recherche s’inscrit essentiellement dans la lignée des travaux des historiens en histoire culturelle, et surtout celle de la Grande Guerre. Ces travaux ont développé une analyse historique de la façon dont les combattants de la Grande Guerre se sont représentés la guerre sur le front pendant qu’ils la faisaient et comment, par la suite, ils l’ont représentée. Agnès Devictor se réfère notamment aux travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker et plus particulièrement à un ouvrage bilingue Français/Persan publié, il y a quelques années, à l’IFRI, et auquel Stéphane Audoin-Rouzeau a participé.

Cette démarche s’inscrit aussi dans le cadre d’une réflexion cinématographique sur la façon dont les guerres ont été filmées depuis l’invention du cinéma, principalement depuis la Première Guerre mondiale, qui fut la première à être filmée. Pour la première fois, par la création du Service cinématographique des armées en France, un événement va poser des questions aussi radicales au cinéma, que le cinéma va aussi poser à la guerre. Agnès Devictor utilise donc essentiellement les questionnements qui ont été formulés dès 1914 et qui restent d’actualité encore aujourd’hui.

Guerre Iran-Irak, photo de Kâzem Akhavan

Elle a travaillé sur un corpus assez large de films de la guerre Iran-Irak, du début de la guerre jusqu’à aujourd’hui, même si elle se concentre beaucoup sur les films de guerre tournés en temps de guerre. Elle travaille aussi sur l’analyse d’un corpus plus large qui comprend des films de guerre tournés depuis 50 ans dans d’autres pays du monde comme la Tchéchénie, le Liban, l’Afghanistan.

Filmer le conflit Iran-Irak

Ce qui est très intéressant dans le cas iranien, c’est la question de la temporalité de la guerre. Il est surprenant de voir que très rapidement, dès le début de la guerre, non seulement des films sont réalisés pour les journaux télévisés, mais aussi des documentaires. Mis à part les films actualités, la plupart des documentaires ne sont pas réalisés dans un rapport informatif par rapport à l’événement ; ce qui prime ce n’est pas tellement de donner des informations, mais c’est la nécessité de faire de l’image pour comprendre l’événement, comment le cinéma peut aider à comprendre l’événement traumatique face auquel sont confrontés les Iraniens de 1980.

La guerre a non seulement donné naissance à des documentaires mais aussi à des fictions, ce qui est encore plus rare, en temps de guerre. La première fiction a été tournée en 1981, donc très tôt après le début de la guerre.

L’Iran n’est pas le seul pays à avoir réalisé des films de guerre durant la guerre.

On peut penser à des films aux Etats-Unis qui ont contribué à pousser les Américains à entrer en guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est le cas de To be or not to be, film superbe mais qui n’est pas, à proprement parler, un film sur la stratégie de guerre. Des films d’espionnage ont aussi été diffusés pendant la Deuxième Guerre mondiale mais il existe assez peu de fiction de guerre tournées en temps de guerre. Plus tard, Les bérets verts et Retour aux Philippines, seront tournés à la fin de la guerre. En ce qui concerne la guerre du Vietnam, il faut attendre 1979, soit quatre ans après la fin du conflit, pour voir les grands films américains sur cet événement traumatique. On trouve malgré tout quelques films sur la Deuxième Guerre mondiale tournée en temps de guerre en Union soviétique, mais cela n’est guère comparable avec le corpus dense et varié qui existe en Iran.

Il est très surprenant que la guerre Iran-Irak ait été filmée dès le début en abordant des questions cinématographiques qui sont aussi des questions de politique, en donnant parfois dans certains documentaires et certaines fictions, des réponses extrêmement complexes pour rendre compte de cet événement.

Guerre Iran-Irak, photo de Kâzem Akhavan

Faire des images de guerre, c’est se poser des questions de politique, ce qui est, pendant la guerre même, très compliqué. Même dans les démocraties, la production cinématographique est extrêmement censurée en temps de guerre. C’est pourquoi, il existe si peu de films de fictions sur la guerre pendant la guerre et de documentaires qui introduisent une réflexion critique sur cet événement. En effet, même dans l’urgence du front, de la guerre, le cinéaste se pose des questions d’ordre politique : quand je choisis de faire une image, je sélectionne un cadre. Quand je choisis ce que je mets dans le cadre, forcément je choisis donc aussi ce que j’exclus. Et je me pose d’emblée la question : je filme qui ? Est-ce que je filme l’ennemi ou pas ? Est-ce que je le mets dans le cadre ou pas ? Est-ce que je le filme au centre du cadre ? Au bord du cadre ? Est-ce que je le laisse hors champ ? Qui je filme parmi les soldats, notamment dans le camp iranien ? Est-ce que je filme l’armée (artesh), sepah, les bassidji ? Est-ce que je filme en gros plan, est-ce que je filme de façon indifférenciée ? ...etc.

Déjà, le simple fait de se poser la question de qui on met dans le cadre, équivaut à se poser une question de politique. Laurent Veray a bien montré que dans les films de la Première Guerre mondiale, on voit peu les visages des Allemands dans les actualités françaises, parce qu’on se rend compte que "dès que l’on filme en plan rapproché, l’ennemi n’est plus tout à fait le même". On ne peut pas haïr un homme qui a un regard, qui exprime de la détresse. On pourrait aussi faire le parallèle avec les premiers westerns : on ne voit pas les Indiens, ou seulement de loin, en haut d’une crête. Il va falloir attendre plusieurs années avant que les personnages d’Indiens existent à l’écran.

Dès le premier film de guerre, dès la première fiction iranienne, dans un film qui s’appelait La Frontière, on a un cas très curieux de l’apparition d’un personnage irakien, un soldat qui va tout de suite être intégré au cadre, et qui ne sera plus alors considéré vraiment comme un ennemi ? Dès le début de la guerre, le cinéma pose la question : “Qui est l’ennemi ? Est-ce que ce sont tous les Irakiens, une partie des Irakiens ?” Le cinéma pose cette question dès le premier film, au tout début de la guerre.

Et quand il réalise le montage, quand il choisit de juxtaposer telle image à côté de telle autre, donc de lui donner du sens en fonction de ce qui la précède et de ce qui la suit, là aussi l’opérateur choisit dans le réel. Ce qui est très intéressant dans les documentaires tournés sur le front en Iran c’est que, dès le début, la guerre est filmée en plan long. Prenons l’exemple de l’image d’un homme en train de tirer au bazooka et une autre image, prise un autre jour, d’un homme en train de prier dans une tranchée. Montées l’une à côté de l’autre, elles peuvent signifier au spectateur qu’elles étaient bien co-présentes lors du tournage, ce qui peut être totalement faux. En revanche, si ses actions sont dans le même cadre, cela atteste bien de leur co-présence lors du tournage de cette séquence comme nous le dirait André Bazin.

Le cinéma de guerre de Seyyed Morteza Avini

Après cette première partie méthodologique et théorique, Agnès Devictor a présenté une partie de la recherche qu’elle avait commencée à développer l’an passé dans le colloque sur le thème Cinéma, Croyance et Sacré.

Cette présentation s’appuie sur Haghighat (la Vérité), la première série documentaire, réalisée sur la guerre par Seyyed Morteza Avini, diffusée pendant la guerre à la télévision, et bien connue des Iraniens.

Guerre Iran-Irak, photo de Kâzem Akhavan

Seyyed Morteza Avini est le réalisateur de documentaires le plus connu en Iran et son aura dépasse largement le petit écran de la télévision. C’est un cinéaste dans tous les sens du terme, reconnu pour sa capacité à rendre compte de l’événement, de l’atmosphère de la guerre. Ses opérateurs ont filmé les huit années de guerre en première ligne voire au-delà de la première ligne, la résistance iranienne, la mobilisation. Ses films ont accompagné les discours officiels pendant et après la guerre. Sa série la plus connue, Revâyat-e fath (Chroniques de la victoire), a été montrée plusieurs fois à la télévision et continue à être diffusée.

Haghighat joue un rôle essentiel en tant que cadre de référence. C’est la première fois que l’on se pose ces questions, c’est vrai non seulement pour Avini mais aussi pour son groupe d’opérateurs. La moitié de cette série, composée à l’origine de onze épisodes, a malheureusement disparu, en raison de la durée de vie très limitée des films. On en a même plus trace dans les archives.

Lorsque l’on regarde l’ensemble des épisodes de cette série qui subsistent, un premier constat s’impose : une partie de la singularité de l’œuvre d’Avini réside dans sa capacité à restituer le quotidien des combattants, la justesse de l’enregistrement des gestes, l’atmosphère de la ligne de front, les mots employés par les volontaires. Contrairement à la pratique courante du film de guerre, il refuse tout travail de reconstitution, tout est pris sur le vif.

Mais ce n’est pas ce qui fait la plus grande singularité de l’œuvre d’Avini. Sa rigueur dans l’enregistrement du réel peut le rattacher à d’autres familles de réalisateurs. L’œuvre de John Huston, La bataille de San Pietro ou La section Anderson de Pierre Schoendoerffer, exprime un souci profond de rapport au réel. De même, d’autres réalisateurs iraniens, comme Davoudi, ont su filmer le rapport très proche au réel pendant la guerre.

Autre constat : les films d’Avini rendent compte de façon particulièrement fidèle de la pratique des rituels religieux. De même, Shamaqdari et d’autres ont su donner une grande importance à l’enregistrement des pratiques et des rituels, comme ’Achoura, par exemple. Mais là encore ce n’est pas spécifique aux films d’Avini. Des rituels religieux ont aussi été très souvent filmés au cours de la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc pas dans l’enregistrement du discours religieux, ni dans la capacité à représenter les pratiques religieuses que là encore les films d’Avini sont inédits.

Ce qui fait en réalité l’originalité de l’œuvre d’Avini, c’est le rapport très paradoxal au temps, particulièrement bien exprimé dans cette série. Classiquement, le documentaire de guerre, même s’il ne s’agit pas de reportage télévisé, cherche à exprimer un rapport d’urgence très fort avec le conflit, lié à l’évolution de la situation militaire, à la perte ou pas du territoire. Dans la logique de flux à la télévision, un événement, une bataille, en chasse un, ou une, autre. Or, ce qui caractérise le mieux le cinéma d’Avini, c’est la rupture de cet engrenage temporel. Il y a, dans son œuvre, comme une résistance à cette mécanique du temps, comme s’il contestait délibérément la temporalité de la guerre filmée pour la télévision, pour une évocation beaucoup plus ample de la guerre, et en tout cas beaucoup plus problématique pour le spectateur.

C’est donc sur ce rapport au temps qu’il convient de s’arrêter. Il y a énormément d’axes possibles de réflexion sur cette série. On peut l’analyser d’un point de vue de la propagande, de la politique, de l’esthétique, mais il est intéressant de réfléchir au dispositif cinématographique choisi par Avini.

L’architecture documentaire consiste à faire enregistrer sur le front, par des chefs opérateurs, des images et des sons qui seront ensuite montés et commentés à Téhéran par Avini lui-même. Le spectateur le voit en train d’écrire et de monter son film, et va donc faire plusieurs va-et-vient dans le film entre les images de guerre montées par Avini et le dispositif qui est complètement apparent. Le spectateur est ainsi en situation de comprendre que ce documentaire résulte d’un travail de construction et que ce n’est pas un décalque du réel. Il va voir Avini écrire et lire un récit et sa voix va se superposer au son pris sur le front.

Des médiations sont ouvertes. Il s’agit à la fois de médiations spatiales prises à Téhéran et de médiations temporelles car, le temps qu’il monte ses films, qu’il y réfléchisse, qu’il écrive, il n’est plus dans un rapport d’urgence à la guerre. Ces médiations relèvent à la fois du dispositif de tournage - le fait de choisir de ne pas être sur l’événement - et du montage, et le fait que ce dispositif soit apparent. Elles relèvent aussi du fait qu’Avini va avoir recours à des images mentales, à de la poésie, et qu’il va demander au spectateur de faire son travail de spectateur, par la poésie. Il va susciter grâce à celle-ci d’autres images qui vont se superposer à ce qui est apparent sur l’écran.

C’est ce dispositif de mise en forme qui caractérise le cinéma d’Avini, de façon beaucoup plus ouverte et beaucoup plus complexe pour le spectateur que ceux des documents traditionnels de guerre. L’une des nombreuses singularités du cinéma de guerre iranien réside dans ce choix d’enregistrer la guerre comme un moyen pour comprendre l’événement, en lui donnant une interprétation possible, la sienne en l’occurrence, tout en laissant au spectateur la possibilité d’avoir sa propre interprétation, ce qui n’existe pratiquement jamais dans le cinéma de guerre.


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2 Messages

  • Filmer pour comprendre la guerre 18 mars 2010 20:38, par dara

    bonjour,

    c’est bien qu’on voit de temps en temps des sujet comme celui ci.

    Dommage qu’il n’y a pas souvent ce genre d’article dans votre revue.

    merci quand même

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  • Filmer pour comprendre la guerre 5 juin 2015 11:06, par Marcel Mochet

    Bonjour,
    Je me nomme Marcel Mochet et je suis photographe. voici mon site : www.Marcel-Mochet.fr. Pour illustrer un petit documentaire que va faire une télévision régionale sur ma carrière, je recherche quelques photographies sur le conflit Iran/Irak. J’étais là-bas durant la guerre, mais J’ai perdu beaucoup de mes archives. Avez-vous quelques photos de disponibles à ce sujet ?....
    Cordialement...Marcel Mochet
    06 08 22 27 08

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