N° 30, mai 2008

Saadi, le poète humaniste du XIIIe siècle


Arefeh Hedjazi


Parmi les géants de la poésie persane, un nom brille d’une douceur et d’une verve particulière. Ce n’est ni celui de l’épique Ferdowsi, ni celui du roi des poètes mystiques Mowlânâ, ni celui du théologien conteur d’amour Nezâmi, et ni celui de l’immense Hâfez, à la poésie toute de grâce et de pure beauté. Ce géant se nomme Saadi, le sage poète, à la langue d’une saveur unique, à la plume vivace, l’inimitable qui porta à son point de perfection un genre qu’il renouvela entièrement, celui de la poésie et de la prose moralisante, tout en s’illustrant sans concurrent dans le domaine de l’ode lyrique.

Saadi est l’auteur du Boustân (Le Verger), du Golestân (Le Jardin des Roses), d’un grand nombre d’odes lyriques, d’élégies, de poèmes satiriques et de panégyriques. Son talent s’illustre autant dans la prose, comme on peut le voir dans le Golestân et ses divers morceaux en prose, que dans la poésie, qui constitue la plus grande partie de son œuvre.

Un vers du Boustân de Saadi, artiste inconnu, XVIe siècle

Il est difficile de présenter une biographie claire et linéaire de cet homme pourtant très célèbre tant la chronologie de sa vie s’est mêlée d’éléments qui visiblement ont été décrits par lui-même. Le talent de conteur et la riche expérience de la vie qu’a Saadi laissent transparaître un grand voyageur, mais a-t-il réellement fait tous les voyages dont il parle ou ne sont-ils que des cheminements imaginaires destinés à enrichir et à illustrer les enseignements moraux qu’il présente dans sa belle langue ? Tout ce que l’on sait avec certitude, c’est que Saadi fut avant tout un grand voyageur qui passa trente-cinq ans de sa vie loin de sa Shirâz natale. De fait, rares sont les écrivains persans anciens dont on connaît avec exactitude la trajectoire, puisque plusieurs siècles nous séparent souvent de ces auteurs, et que les anthologies existantes sont souvent copiées les unes des autres et ressassent les mêmes erreurs et imprécisions sur lesquelles les chercheurs sont obligés de se baser. Cette part d’imprécision est d’autant plus remarquable que les légendes entourant un auteur sont à la mesure de son succès. Evidemment, quand un auteur est plus célèbre, plus d’informations sont également disponibles à son sujet, mais là encore, le travail à faire reste énorme. Ainsi, quand on parle d’un poète de la stature de Saadi, déjà célèbre de son vivant, il n’est pas facile de connaître tous les détails exacts de sa vie. En réalité, au moins en ce qui concerne la vieille littérature persane, les éléments biographiques les plus véridiques et précis sont souvent à rechercher dans l’œuvre même de l’auteur dont il est question. Mais, en ce qui concerne Saadi, la tâche n’est pas aussi simple puisqu’il est impossible de vérifier s’il prétend dire la vérité ou s’il ne souhaite qu’illustrer un récit moral. La plus vieille référence bibliographique à Saadi est à voir dans l’Anthologie des auteurs d’Ibn Al Fovati (mort en 1322). Ibn Al Fovati était, d’après ses propres dires, en correspondance avec le grand homme et lui avait demandé lors d’une lettre datée de l’an 1261, une copie de certains de ses poèmes arabes. Dans cette notice, Ibn Al Fovati fait une erreur en écrivant le prénom de Saadi, Mosleh, qui apparaît dans la première compilation disponible de ses œuvres complètes faite par un de ses concitoyens de Shirâz, nom répandu à l’époque, comme on peut le voir chez bon nombre d’artistes et de scientifiques de l’époque. Saadi était alors déjà connu sous le pseudonyme de Saadi et bénéficiait d’une célébrité parfaitement assise. Sur l’origine du nom de Saadi, les chercheurs tendent à penser qu’il provient du nom de l’émir local l’Atâbak Saad ibn Zangui le Solghori, ce qui est peu probable puisque la jeunesse de cet émir correspond à la fin de la vie du poète.

Plusieurs hypothèses ont également été avancées concernant sa date de naissance, dont certaines extraites de ses propres dires. L’hypothèse la plus communément acceptée avance la date de l’année 1209, contre 1189, 1199 et 1200. Il serait né dans une famille de théologiens et d’hommes de sciences. Son père était, paraît-il, le conseiller religieux personnel de l’émir. L’enfant bénéficia donc auprès de ce père d’une éducation moralisante et approfondie qu’il appréciait et qu’il perdit tôt en devenant orphelin. Il dit à ce sujet :

Je connais la souffrance des orphelins,

Car l’ombre de mon père s’éloigna de ma tête,

C’était aux côtés de mon père seul,

Que j’avais la tête couronnée.

Il fut donc confié à son grand père maternel, père d’un théologien et mystique connu, Ghotboddin Shirâzi. Après avoir ainsi passé ses premières années et sa prime adolescence dans sa ville natale, sous l’égide du célèbre théologien mystique, le jeune Saadi entreprend sous le prétexte d’études un voyage qui durera trente-cinq ans, vivant pendant ce long périple les multiples expériences que la vie réserve aux vrais voyageurs. Ce voyage eut probablement lieu en 1222/1223 car il précise dans son œuvre qu’il a quitté le Fârs quand "le monde était emmêlé comme les cheveux d’un Noir", faisant ainsi allusion aux troubles dus à la faiblesse de l’émirat local ayant pour conséquence d’attiser les appétits de conquête du fils du souverain Khârazmshâh, qui avait donc attaqué la région. Après quelques années passées dans la prestigieuse et sélective école Nezâmieh de Bagdad [1], où il bénéficia entre autres de l’enseignement de Sohravardi, le Sheikh Eshrâq, dont on peut parfois voir certaines des idées reflétées dans les textes de Saadi, il commença son long voyage dans ce qui est aujourd’hui le monde arabe, de l’Irak à l’Afrique du nord, en passant par la Palestine, et l’Arabie pour effectuer plusieurs pèlerinages. Dolatshâh Samarghandi, chroniqueur du XVe siècle, se basant sur ce que dit Saadi lui-même, parle également de plusieurs voyages à l’est de l’Iran, en Inde, jusqu’à Soumenat (Sanem) pour visiter le grand Shiva et les autres chroniqueurs ont répété ceci après lui. Mais rien n’est moins sûr et il est probable que ces voyages n’aient eu lieu que dans le monde imaginaire de la poésie et que Saadi ne voulait qu’illustrer ses fables.

Les enfants d’Adam font partie d’un corps

Ils sont créés tous d’une même essence

Si une peine arrive à un membre du corps

Les autres aussi, perdent leur aisance

Si, pour la peine des autres, tu n’as pas de souffrance

Tu ne mériteras pas d’être dans ce corps

Traduit par Mahshid Moshiri

(La traduction en anglais de ce poème de Saadi figure à l’entrée du siège de l’Organisation des Nations Unies à New York)

Le voyage qu’avait débuté Saadi vers 1222/1223 prit fin en 1256 avec son retour à Shirâz. A son retour dans sa ville natale, il devint l’un des proches de l’émir Saad ibn Zangui, non pas en tant que poète de cour, mais, selon la version des témoins, en homme libre et insoumis dans sa parole et sa façon de voir, sans concession pour les gouvernants, qu’il n’hésitait pas à moraliser et critiquer.

Sa vie hors du commun, son talent exceptionnel et la place qu’il occupait au rang des grands hommes contribua à l’émergence de son vivant même d’un nombre impressionnant de mythes et de légendes dont les plus anciens sont à lire dans l’anthologie de Dolatshâh Samarghandi. Saadi vécut donc désormais dans la forteresse de Sheikh Kabir, protectrice de sa douce ville, et occupa ses années à composer ses œuvres et dit-on, à enseigner et à tenir la chaire de sermon de Shirâz. Après cela, il fit un dernier pèlerinage à la Mecque, ce qui porte le nombre total de ces derniers, selon les dires de Dolatshâh, à quinze. De ce pèlerinage, il revint par la route de Tabriz, et ainsi qu’il est écrit dans la préface du sixième livre de ses œuvres en prose, lors de son séjour dans cette ville, il fit connaissance avec Shams-e-din Joveyni, l’auteur du Divân de Joveyni et son frère, qui étaient tous deux grands vizirs auprès d’Abâghâ Khân. Ce dernier accorda également un entretien très simple et très amical au grand poète dont il bénéficia des prêches.

L’incertitude quant à la date exacte de la mort de Saadi rappelle celle de sa naissance puisque quatre versions différentes ont été proposées : 1291, 1292, 1295 et 1296. La plus vraisemblable de ces dates serait l’an 1292, puisqu’elle a été signalée à plusieurs reprises dans des ouvrages mineurs contemporains de cette date.

Attaque d’un jeune homme par la foule, artiste inconnu, Golestân de Saadi, XVIe siècle

Ce qui est très important dans la vie de Saadi, c’est la réputation dont il bénéficia dès son vivant. Il n’est pas rare dans le monde littéraire qu’un poète devienne ainsi célèbre, on peut donner en la matière l’exemple de Khâghani Shervâni et de Zahir, mais cette réputation n’égala jamais l’engouement intense, - toujours vivace plus de neuf siècles plus tard -, pour ce poète en particulier. Même de son vivant, la réputation poétique de Saadi avait dépassé les frontières de l’Iran et conquis l’Asie mineure, le monde arabe et l’Inde. Comme preuve de cette affirmation, les œuvres de deux poètes indiens Amir Khosrow Dehlavi et Hassan Dehlavi, tous deux habitants de Delhi comme leur nom l’indiquent, et qui sont les chefs de file de l’école indienne de la poésie persane. Tous les deux sont fiers d’avoir imité le grand Saadi et tous deux avouent avoir échoué dans cette imitation. Un autre, peu connu mais pourtant très apprécié par la poignée d’initiés qui reconnaissent la beauté et la finesse de son travail, est Seyf-e-din Mohammad Forghâni, originaire d’une minuscule ville de l’Asie mineure, qui n’hésite pas à dédier son œuvre entière à celui qu’il nomme le "Maître sans pareil". Ce Forghâni est pourtant lui-même chef de file d’un mouvement assez particulier, qui s’entête à poursuivre les modèles langagiers et la façon de faire des poètes des premiers siècles. Pour lui, Saadi est également "l’Empereur des mots" et sa poésie "l’élixir de vie" et personne ne réussirait à prendre sa place dans la poésie, ce qui s’est vérifié.

Parmi les émirs qui eurent la chance de bénéficier des panégyriques de Saadi, le plus important est l’Atâbak Mozzafar-e-Din Abou Bakr, fils de Saad Zangui, qui avait réussi à conclure un traité avec les Moghols lors de leur foudroyante et cruelle conquête et qui avait ainsi fait épargner toute la région du Fârs. C’est sous le règne de cet émir que Saadi est revenu au pays et c’est à lui qu’il dédia son œuvre. Il chante également la gloire et la beauté de cet émir dans certains de ses odes lyriques et même le cite dans son œuvre en prose. Le fils de cet émir, quant à lui, c’est-à-dire Saad ibn Aboubakr, fut uniquement commémoré par Saadi. D’après ce que dit l’histoire, il avait été un prince juste et sage, il aurait pu être un bon roi, mais son règne ne dura que douze jours et il mourut jeune. Saadi cite beaucoup ce jeune prince, que ce soit dans sa poésie ou dans sa prose et il a composé à l’occasion de cette mort une élégie magnifiquement triste et sincère, car le grand poète était célèbre pour l’amitié qu’il éprouvait dès le premier contact pour les gens et la tristesse profonde qu’il éprouvait pour les peines de gens qu’il connaissait très peu.

L’histoire du prophète Abraham, artiste inconnu, Boustân de Saadi, XVIe siècle

Ses deux plus grands ouvrages sont le Boustân et le Golestân, le premier étant un recueil de poésies et le second une œuvre en prose. Tous les deux s’illustrent dans le domaine de la poésie édifiante. En cela, ils n’ont rien d’exceptionnel, mais ce qui les différencie des autres travaux en ce domaine est la langue magnifique et unique de Saadi qui a non pas brisé les cadres classiques de la poétique persane, mais les a appliqués dans son œuvre avec un goût parfait. Aujourd’hui encore, Saadi est un exemple cité pour la beauté de la langue et écrire comme lui est depuis des siècles un rêve inatteignable. C’est sans doute grâce à cette beauté que la morale qu’il proposait trouva dès le départ une bonne écoute parmi la population et nombre de ses bons mots sont devenus des proverbes réfléchissant la société, encore qu’on ne puisse dire si ce sont les mots de Saadi qui ont nommé les faits et les états, ou ces faits et états qui ont pris forme dans le moule de sa parole musicale. De plus, il ne faut pas oublier que la morale de Saadi n’était nullement une morale d’ascète ou même d’homme de science, son éthique était beaucoup plus sociale que philosophique ou mystique.

On ne saurait dire avec certitude lequel de ses ouvrages est le plus ancien. On sait uniquement que le Boustân a été terminé en 1256, date à laquelle Saadi le dédie à l’émir. On peut simplement deviner qu’il a été commencé avant le retour du poète au pays natal et qu’il le considérait lui-même comme un cadeau pour les siens. Cet ouvrage est divisé en dix chapitres qui traitent de la justice, de la sagesse, de la bonté, de l’amour et de l’ivresse, de la modestie, de l’acceptation, de l’éducation, de la repentance, etc. Ce livre de quelques 4000 distiques privilégie la forme du masnavi.

Quant au Golestân, terminé probablement un an après le Boustân, il a été rédigé dans une langue très musicale et rappelle par sa finesse la beauté du chant poétique de Saadi. Il est divisé en huit chapitres, "les faits des rois", "le caractère des ermites", "les bienfaits de l’économie", "les bienfaits du silence ", "l’amour et la jeunesse", "la faiblesse et la vieillesse", "l’influence de l’éducation" et "l’art de discourir". Comme dans le Boustân, le poète utilise le langage des contes pour illustrer la morale qu’il prône, et cette particularité, pourtant classique dans la littérature orientale, donne une saveur incomparable à ce qu’il dit, d’autant plus que sa plume est d’une superbe originalité et mêle en virtuose la préciosité langagière, alors en vogue, avec une simplicité qui dénote de l’immense travail sur la langue de l’auteur. Maîtrisant parfaitement les règles de la rhétorique, de la poétique, de la stylistique et de la langue arabe, -que ses longs voyages lui ont permis de travailler à un point rarement atteint par d’autres auteurs persans-, ainsi qu’une connaissance instinctive et fine des principes pédagogiques, le poussent à faire alterner dans ses textes prose, poésie, conte, verset saint, hadith, et vers arabes et évitent au lecteur toute fatigue et lourdeur. Cette variété n’est pas uniquement formelle. Comme le dit Saadi lui-même, il a essayé d’étudier tout ce qui touche à l’homme - ce qui fait de lui un humaniste dans le sens le plus moderne du terme -, du plus bas au plus haut. Cet intérêt pour des domaines très variés de la vie humaine, et dans une large mesure sociale, fait également de Saadi un témoin fidèle de son temps et de la société irano-musulmane de l’époque.

Séparément de ces ouvrages, Saadi est également connu pour ses quelques 700 distiques arabes qui, indépendamment ou en accompagnement de ses poèmes persans, dénotent de la capacité de ce poète à jouer de tous les registres et montrent sa maîtrise parfaite de la langue arabe qu’il a eu le temps d’approfondir lors de ses années de voyage dans le monde arabe. Il est également l’auteur d’un petit recueil de panégyriques rédigé en persan et en arabe qu’il a composé en l’honneur du vizir Joveyni et qui se nomme le "Sâhebiyeh", ainsi que d’un ensemble satirique, "Khabissât" (Les méchancetés), dans la préface duquel il précise qu’on a dû le menacer de mort pour qu’il accepte de les composer. Un autre des ouvrages très peu connu de Saadi est un recueil copié sur le Golestân, en persan simplifié, adressé à un turcophone récemment promu émir persan, qui ne comprenait pas bien la langue de ses sujets, le Nassihat-ol-Molouk, (Conseils aux rois).

Pour beaucoup de lecteurs, Saadi est, au-delà d’un conteur et d’un moraliste, l’auteur de ghazals et d’odes lyriques amoureuses, aussi belles, dans un autre genre, que celles de son compatriote Hâfez.

L’ensemble des écrits de Saadi fut rapidement réuni sous le nom de "Kolliyât" (Œuvres complètes). On ne connaît pas la date où ses écrits furent rassemblés pour la première fois mais ce qui est certain, c’est que Saadi veillait lui-même à classer ensemble ses œuvres, que ce soit les recueils ou les morceaux divers. Nous pouvons lire par exemple à la fin d’un très vieil exemplaire des odes de Saadi, exemplaire qui date de vingt-sept ans après la mort du poète, que ce recueil a été organisé selon l’ordre d’un précédent recueil datant du vivant du poète et il y est précisé que ce dernier lui-même a choisi l’ordonnance des odes. Effectivement, la même règle et la même ordonnance est visible dans les plus vieux manuscrits existants qui précisent pour la plupart qu’ils ont été ordonnés selon l’ordre premier choisi par le poète lui-même.

Couverture du livre Les yeux d’Elsa d’Aragon, Neuchâtel, Editions de la Baconnière

L’influence de la poésie de Saadi fut telle qu’elle obtint immédiatement un succès phénoménal et qu’elle occupa désormais une place particulière dans la culture générale et surtout dans la langue persane par le biais des aphorismes qui parsèment ses contes et qui sont très souvent devenus des proverbes. Cette particularité fit très vite connaître cette poésie aux étrangers qui voyageaient en Iran et qui, à leur tour, exportèrent ce symbole éminent de la culture iranienne. Ainsi, cette poésie, qui avait elle-même subi l’influence de plusieurs siècles de poésie persane, qu’elle complétait, influa non seulement les générations de poètes persans qui suivirent mais également tout un pan de la littérature étrangère. Aujourd’hui, grâce aux travaux des lettrés et orientalistes des deux bords, on peut vaguement dessiner les frontières de l’audience de Saadi en Europe, mais cela ne suffit pas, puisque peu de chercheurs se sont intéressés à l’audience de Saadi en Asie, qui est pourtant de beaucoup antérieure aux premières traductions occidentales.

Quant aux traductions occidentales, la plus ancienne est celle d’André du Ryer [2] qui publia des extraits du Golestân sous le titre de Gulistan ou l’Empire des Roses, de Saadi en 1634, à Paris. Cette traduction fut pour l’Occident, selon le professeur Richard Jeffrey Newman, auteur d’une traduction parue en 2004 sous le titre de Selections from Saadi’s Gulistan, "peut-être la première fenêtre sympathique ouverte sur le monde de l’Islam."

Cet Empire des Roses de du Ryer fut traduit en 1561 en latin par un certain Jantius, qui le présenta à un prince saxon. Cette traduction latine fut à son tour traduite en allemand un siècle plus tard, en 1654, par Adam Olearius. Cent vingt ans plus tard, un Anglais, Sullivan Stephen publia à son tour des extraits du Golestân en anglais. Après cela, Saadi devint célèbre mais il fallut du temps pour que son génie soit un tant soit peu reconnu puisque ce n’est qu’au XIXe siècle que des traductions intégrales furent publiées. Non seulement le romantisme redécouvrit Saadi, mais il se nourrit de ses thèmes et relança la mode des traductions. Victor Hugo, entre autres, fut assez inspiré par Saadi et la poésie persane pour faire de cette inspiration un recueil Les Orientales dont l’incipit était une citation de Saadi préfaçant le Golestân.

Avant lui, l’Allemand Goethe avait publié son Divan oriental-occidental sur le modèle des divans persans. Il le terminait sur deux distiques de Saadi, rapportés en persan et traduits en allemand. On peut également percevoir l’influence de ce poète dans les œuvres de Balzac et de Herder, qui l’ont tous deux nommément désigné et loué d’une manière ou d’une autre. Eugène Manuel a également été sous le charme magique de la parole de Saadi, et dans le livre Poésies du foyer et de l’école, a quasiment copié l’une des fables les plus connues du Golestân. Il y eut également Thoreau et Emerson. Ce dernier ayant lu une traduction de Saadi en 1843 en parlera comme d’une "Bible séculaire" et composa un poème en l’honneur du poète persan qu’il dira être unique :

"…Beaucoup viennent

Mais il faut que chantent

Les deux cordes,

La harpe est muette.

Même si viennent un million,

Sage Saadi habite seul.

Venez dix, ou que viennent un million,

Bon Saadi habite seul…"

Parmi les auteurs plus récents, Louis Aragon, écrivain et poète français du XXe siècle, a également subi l’influence du vieil humaniste persan dans son recueil Les yeux d’Elsa.

Aujourd’hui, l’ère de la vitesse pousse les gens à écrire plus vite et moins bien et même en Iran, les héritiers de Saadi ont l’air parfois de l’oublier. Pourtant, ceux qui aiment cette œuvre savoureuse sont encore très nombreux et avec le développement des sciences humaines modernes lors de ces dernières décennies, un nouvel essor est donné aux recherches en littérature et la voie ouverte par les pionniers est de jour en jour plus explorée par les jeunes générations de littéraires et d’humanistes de tous bords qui espèrent retrouver un peu la fraîcheur de la sagesse des Anciens. On peut donc dire que Saadi a été et sera un auteur qui ne laisse pas le monde indifférent. Avec les changements des mœurs, les perspectives des études sur l’œuvre de ce poète changent et à chaque fois, de nouvelles découvertes sont faites qui laissent entrevoir à quel point Saadi est encore à découvrir.

Extraits du Golestân :

"On raconte qu’un jour le roi Anoushirvân le Juste était à la chasse. On voulut apprêter le gibier qu’il avait pris, le sel manquait. Le roi ordonna à son régisseur d’en acheter dans le plus proche village et précisa : "Achète au prix ordinaire pour qu’il ne devienne pas coutume de l’acheter moins cher." Le régisseur demanda : "Et si on achetait moins cher, que se passerait-il ?"

Le roi répondit : "L’injustice avait des bases frêles. Chaque nouveau venu y ajouta quelque chose pour qu’elle ait aujourd’hui cette respectable dimension."

Si le roi cueille une pomme du verger de son sujet

Ses esclaves déracineront le pommier.

****

Un roi cruel demanda à un sage : "Quel est l’acte le plus pieux ?"

Le sage répondit : "Pour toi, c’est de faire des siestes pendant la journée pour que le peuple puisse respirer."

****

Un roi demanda à un ermite : "Te rappelles-tu parfois de moi ?"

L’ermite répondit : "Oui, quand j’oublie Dieu."

Notes

[1L’école Nezâmiyeh de Bagdad, du nom de son fondateur le sage vizir seldjoukide Khâdjeh Nezâm-ol-Molk Toussi -qui fonda une douzaine de grandes écoles semblables sur l’ensemble du territoire seldjoukide-, était à l’époque l’une des universités les plus importantes du monde et les inscriptions étaient soumises à un concours d’entrée. La fondation de cette école remonte à l’année 1049.

[2Orientaliste français de la fin du XVIème siècle, il fut consul de France à Alexandrie et agent diplomatique à Constantinople. Il est notamment l’auteur d’une Grammaire turque, en latin, publiée en 1630 et d’une traduction du Saint Coran sous le titre l’Alcoran, publiée en 1647.


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