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"Jusqu’à une époque très récente, les femmes en littérature étaient bien entendu une création d’hommes",
écrit Virginia Woolf en 1929.
Jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle, les femmes sont restées quasiment absente du champ littéraire, n’étant représentées et perçues que par les hommes. La révolution constitutionnelle de 1906 contribua fortement à l’évolution de la situation des femmes et dès lors, des intellectuels parlèrent de plus en plus des droits des femmes dans la société. Après la Première Guerre mondiale, la question de la femme fut abordée de façon croissante dans la littérature iranienne.
Mais c’est surtout après la révolution islamique que l’on assiste à un début d’expression féminine dans le champ littéraire placée sous le signe d’une conquête identitaire. Les femmes, qui doivent alors faire face à de nouveaux problèmes, protestent de façon croissante contre leur réclusion historique. Les événements de la révolution leur donne l’occasion de sortir du cadre restreint de la sphère domestique et traditionnelle et d’acquérir une nouvelle identité sociale.
Selon Shahrnoosh Parsipoor, l’expérience de la révolution, de la guerre et de ses conséquences psycho-économiques "lance les femmes au milieu du champ des événements". "J’écris parce que j’ai commencé à penser ; on m’a débarrassée soudain de ma peau de "vache", j’écris car apparemment je suis en train de devenir un être humain : je voudrais savoir qui je suis", dit-elle. Ainsi libérées de certaines contraintes, les femmes cherchent leur identité et essaient de s’affirmer à travers l’écriture.
Dans l’Iran actuel, l’acte de participation des femmes à la vie littéraire est tel que l’on parle de plus en plus d’une littérature féminine.
Simine Dâneshvar, la première grande femme écrivain iranienne, est la figure la plus brillante de cette littérature féminine. Les œuvres romanesques de Dâneshvar occupent une place particulière dans la littérature iranienne contemporaine. Malgré le regard négatif porté sur le personnage de la femme dans une grande partie des histoires iraniennes - et parfois même dans celles écrites par des femmes -, Simine Dâneshvar présente la femme sous tous les aspects de sa personnalité. Les sujets de la plupart de ses histoires sont empruntés à la vie réelle ; par conséquent, leurs événements s’accordent très bien avec les réalités de la vie : "Je voudrais être le témoin de l’époque, et je voudrais idéaliser la réalité ; c’est cela, à mon avis, la littérature".
Les repères biographiques
Simine Dâneshvar naît en 1921 à Shiraz. Son père, Mohammad Ali Dâneshvar, est un médecin reconnu et respecté de l’époque qui reçut d’ailleurs le titre de "Ehyâ-o saltâneh" du roi Ahmad. Sa mère, Qamar-o Saltâneh, appartient à la grande famille des Hekmat. Son aïeul est un homme religieux connu sous le nom de "Hâdji Mojtahed". Simine est la troisième enfant du Dr. Dâneshvar et de Mme Qamar-o Saltaneh. Elle a trois frères et deux sœurs.
Elle fait ses études primaires et secondaires à Shiraz. Pendant ses études, elle est toujours la première de la classe et à la fin de ses études secondaires, se fait connaître comme la première élève au niveau national.
Dâneshvar publie son premier article intitulé L’Hiver n’est pas très différent de notre vie, à l’âge de seize ans, dans le journal régional de Shiraz. Après avoir fini ses études secondaires, elle se rend à Téhéran où elle étudie la littérature persane à la faculté de lettres de l’université de Téhéran.
Après la mort de son père en 1941, les problèmes d’argent l’obligent à travailler : d’abord elle est employée à Radio Téhéran où elle écrit une série d’émissions intitulée "le Shirazien inconnu" pour laquelle elle ne reçoit qu’une maigre rémunération. Par la suite, elle écrit des articles et fait des traductions pour le journal Iran. Durant les années de sa collaboration avec ce quotidien, elle décide de commencer à écrire des histoires de fiction.
En 1948, elle publie son premier recueil de nouvelles, Le Feu éteint (Atash-e Khâmoush), qui est d’ailleurs le premier recueil de nouvelles publié par une femme iranienne. Certaines histoires de ce recueil de seize nouvelles ont notamment été publiées dans le journal Keyhân ou dans les revues Bânu et Omid. Bien que sept nouvelles de ce recueil soient inspirées de O. Henry et que Dâneshvar publie ce livre à titre de premier essai, les caractéristiques majeures de son style y sont déjà perceptibles. Le leitmotiv de son œuvre, la femme et sa situation dans la société, sont également abordés dès ce premier livre.
En 1949, elle obtient son doctorat en langue et littérature persanes. Sa thèse traite de "l’esthétique (Elm-ol jamâl) et de la beauté dans la littérature persane jusqu’au XVIIe siècle de l’hégire". Son directeur de recherche est Mme Fâtemeh Sayyâh, experte en littérature comparée, qui décéda cependant avant que la thèse ne soit achevée et c’est alors monsieur Foruzanfar qui prit sa suite. Selon Simine Dâneshvar, elle a beaucoup profité de ses professeurs pendant ses études à la faculté de lettres. "Outre madame Sayyâh et monsieur le maître Foruzanfar, les autres professeurs ainsi que feu monsieur Malek-o shoa’ra (prince des poètes) Bahâr, Saïd Naficy [membre de l’académie iranienne et professeur d’histoire et d’archéologie à l’université de Téhéran], messieurs Nasrolah Falsafi et Bahmaniâr eurent un rôle important dans mon instruction", confie-elle.
Pendant ses études, Simine Dâneshvar étudie de façon approfondie les différents styles littéraires iraniens dont celui de Sa’di, de Jâmi, le style descriptif… et elle les imite un certain temps pour ensuite se mettre à rédiger dans un style plus simple et populaire. Elle aime avoir recours à ce style "parce qu’à cause de sa simplicité et de sa popularité, un plus grand nombre serait capable de lire et de comprendre mes écrits."
En 1950, elle se marie avec Jalâl Al-e Ahmad, grand intellectuel et écrivain engagé iranien. A cette époque, elle enseigne également à l’école de musique.
En 1952, elle voyage aux Etats-Unis en tant que boursière de Full Bright, pour obtenir son doctorat. A l’Université de Stanford, pendant deux ans elle continue ses études en esthétique et psychologie de l’art. En outre, elle participe aux cours du Dr. Walce Stagner, chef du centre de "l’écriture créative" (creative writing). Elle apprend beaucoup dans ces cours qui influencent beaucoup son écriture ; elle a d’ailleurs par la suite avoué : "Quand je suis rentrée des Etats-Unis, j’ai écrit Une Ville comme le paradis (Shahri tchon Behesht) qui était écrit dans un style bien plus étoffé que celui de mes œuvres précédentes. Aux Etats-Unis, j’ai appris la technique, la création de l’ambiance (fazâ sâzi), le temps et l’espace romanesques et j’ai découvert les méthodes narratives les plus modernes." Elle écrit plusieurs histoires en anglais dont deux sont publiées dans le magazine Pacific Spectator et deux autres dans le recueil de nouvelles de Stanford.
Après être revenue en Iran, elle se met à enseigner l’esthétique à l’école supérieure de musique ainsi qu’à l’école des Beaux Arts, tout en assumant parallèlement la responsabilité de la direction de la revue Naqsh-o Negâr (Les Motifs) dont sept numéros sont publiés sous sa direction. Elle est alors l’une des premières personnes qui s’occupe de la présentation et la promotion des arts traditionnels iraniens ainsi que le tapis, la miniature, la toile imprimée (qalamkâr) et l’incrustation (khatamkâri).
En 1959, elle est embauchée à l’université de Téhéran en tant que professeur où elle enseigne l’esthétique et l’histoire de l’art. Elle s’exprime toujours d’une manière franche et claire, ce qui lui vaut maintes confrontations avec la Savak pendant ses années à l’université. Elle continue à enseigner jusqu’en 1979 et prend ensuite sa retraite pour "fatigue physique et spirituelle".
Après son mariage, Dâneshvar passe la plus grande partie de son temps à traduire des œuvres littéraires de plusieurs langues étrangères en persan : "J’ai commencé à traduire parce que j’aimais tant Jalâl que je préférais qu’il fasse son travail sans se soucier du pain quotidien. La traduction était plus facile et se vendait mieux ; et c’est ainsi que beaucoup de mes contemporains furent victimes de la traduction". Elle devint ainsi également l’une des figures les plus éminentes dans le domaine de la traduction des œuvres romanesque en Iran. Ses traductions de Tchekhov, Shaw, Hawthorne, Schnitzler et Saroyan figurent parmi les ouvrages précieux de la liste des œuvres étrangères disponibles en persan.
En 1961, elle publie son deuxième recueil de nouvelles, Une Ville comme le Paradis rédigé dans un langage plus proche du peuple et aussi plus soutenu que celui utilisé dans Le Feu éteint. Ses phrases son désormais courtes, claires et concises, et c’est à partir de cette époque qu’elle essaie de rapprocher son écriture du réalisme cinématographique qu’elle préfère à la fiction.
Au moment où Une Ville comme le paradis est publié, Dâneshvar n’est encore connue qu’au travers de son mari, Al-e Ahmad. Ce n’est qu’en publiant Suvachun, son chef-d’œuvre, en 1969, qu’elle se fait connaître comme l’un des grands écrivains de la littérature moderne persane qui, selon certains, surpasse même Al-e Ahmad. Suvachun est le premier roman écrit par une femme iranienne et également vu et raconté selon le point de vue d’une femme. Ce best-seller des romans iraniens, que certains considèrent comme le roman persan ayant la structure la plus étoffée, fut réédité près de quinze fois et traduit en plusieurs langues.
Le mari de Dâneshvar décède quelques mois avant la publication de Suvachun. Après la mort de ce dernier, Dâneshvar continue sa carrière littéraire de même que les activités chères à son mari, ainsi elle continue à jouer un rôle important dans l’association des écrivains iraniens fondée par Al-e Ahmad et quelques autres écrivains.
En 1980, elle publie un autre recueil de nouvelles intitulé A qui puis-je dire bonjour ?, l’œuvre qui la fait connaître également en tant que nouvelliste de renom. Dans La ruse des traîtres (Keyd-ol-khâenin), A qui puis-je dire bonjour et L’Accident, Dâneshvar peaufine davantage son style littéraire. Dans ce dernier recueil, elle développe ses convictions déjà présentées. La diversité de ses personnages et les thèmes abordés reflètent sa compréhension profonde des multiples facettes de la société iranienne. Elle dépeint habilement les mentalités, idéaux, aspirations, modes de vie, manières de parler ainsi que les expressions populaires des différentes couches de la société iranienne. La diversité des personnages mis en scène contribue à présenter une vue colorée des us et coutumes iraniens. On peut ainsi considérer son écriture comme un vrai miroir de la société. Elle s’est d’ailleurs surtout inspirée du monde vivant autour d’elle : "Les gens simples ont plus à offrir. Il faut qu’ils puissent donner librement et avec de la paix. Nous aussi, en échange, il faut que nous essayons de tout cœur de les aider à acquérir ce qu’ils méritent vraiment."
En 1981, elle complète une monographie sur Al-e Ahmad La Perte de Jalâl (Qorub-e Jalâl), un ouvrage très émouvant qui compte parmi l’un des meilleurs travaux descriptif fait sur la personnalité de l’un des grands de la littérature persane. Dâneshvar y raconte ses derniers jours avec Al-e Ahmad avec beaucoup de détails et une grande émotion.
En 1993, elle publie un autre roman L’Ile de l’errance (Jazireh sarguardâni), qui devrait être le premier volume d’une trilogie. Cet ouvrage est un mélange de chronique historique et de fiction romanesque ; les personnages romanesques aussi bien que les figures historiques comme Khalil Maleki, Al-e Ahmad et Simine Dâneshvar elle-même y jouant des rôles. Le sujet principal de ce livre, comme le titre l’évoque, est "l’errance et la perplexité d’une génération dont je fais moi aussi partie", déclare Dâneshvar. Ainsi, le personnage principal du roman Hasti, dont le nom signifie "existence", est le symbole de l’errance. Dans ce roman aussi, la question de la femme, sa personnalité et sa relation avec l’homme et la société constitue l’un des thèmes principaux.
En 1997, Dâneshvar publie un autre recueil de nouvelles, Demande aux oiseaux migrateurs (Az parandegân-e mohâjer bepors), qui sont pour la plupart inspirées des événements de la vie de l’auteur et ayant pour thème principal la révolution et la guerre. En 2001, la suite de L’Ile d’errance est publiée sous le titre de Chamelier errant. Ce roman aussi est en partie autobiographique. Selon Mir Abedini, "la valeur du Chamelier errant réside en son aspect confessionnel et en créant des questions ouvrir le chemin aux critiques des idées politico-culturelles, dominantes en dernières décennies, dont l’idée d’Al-e Ahmad est l’une des bases"…
Bibliographie - MIRABEDINI, Hassan, Sad sâl dâstân nevisi irân, volume 3 et 4, édition Cheshmeh, 1386 - ARIANPOOR, Yahya, Az Nimâ ta rouzegâr-e ma, premier chapitre, édition Zavar, 1382. - ZOLFAQARI, Hassan, Tchehel dâstân-e koutah az tchehel nevisandeh moâ’ser, édition Nima 138. - Simine Dâneshvar (Avalin va barjestehtarin zan dar pahneh adab-e fârsi), la revue Gozâresh, n°163, 1384, p. 57-60. - Zendegui nâmeh Dr. Dâneshvar, la revue de Nâfeh, n° 11 et 12, p. 20 et 21. - Seyr-e del bastân va del kandan, la revue Ketâb-e mâh-e adabiat va falsafeh, Khordad va Tir 1381, p.82-93 - Les interviews et les œuvres de Simine Dâneshvar www.mage.com/authors/Dâneshvar_biography.html |