|
Entretien avec M. Emmanuel LINCOT, sinologue Français
La Chine, la France et la religion, en un regard
M. le docteur Emmanuel Lincot est spécialiste de l’art, de la culture et de l’anthropologie chinoise. Il a consacré sa vie universitaire à la réalisation de recherches concernant la Chine qu’il analyse avec minutie et précision. Il est actuellement professeur à l’Institut Catholique de Paris. Lors son dernier voyage en Iran, il a réalisé plusieurs interventions notamment sur la politique et la religion en France, ainsi que sur la vie en Chine.
"Il faut, d’abord et avant tout ; respiritualiser l’homme." (Bernanos)
Farzaneh POURMAZAHERI : Pourriez-vous tout d’abord nous donner quelques explications sur la question du clivage entre l’Eglise et l’Etat, ou autrement dit, la laïcité et la sécularisation en France ?
Emmanuel LINCOT : Il me paraît important de définir ce que l’on entend par "sécularisation" et "laïcité". La traduction persane semble ne pas faire la distinction entre ces deux termes. Le phénomène de la sécularisation a été étudié par Max Weber. C’est un processus durant lequel une société donnée s’émancipe d’un sacré qu’elle ne récuse pas nécessairement. La laïcité, en revanche, est une décision politique qui voit l’Etat expulser le religieux au-delà d’une frontière qu’il a lui-même définie en droit. Etudions à présent quelles sont les origines de la laïcité à la française. Une interprétation radicale de l’histoire tendrait à faire coïncider ces origines avec l’Esprit des Lumières - on pense à Voltaire, Condorcet…- et la Révolution française. C’est, à mes yeux, une interprétation réductrice. Ces origines sont plus profondes. Elles remontent au Moyen Age lorsqu’un certain nombre de clercs, théologiens de formation, et notamment Guillaume d’Occam, ont affirmé la subordination du pouvoir religieux à l’autorité temporelle. Cet impensé de la laïcité à la française est bien le contrôle du religieux par le politique. Ce contrôle s’inspire soit du modèle du césaro-papisme (où le souverain intervient dans le théologique), soit du gallicanisme, où l’Eglise de France, encouragée par l’Etat, s’affranchit de Rome sur le plan juridictionnel (l’exemple de la querelle qui oppose les Jésuites aux Jansénistes dans le paysage politico-religieux du Grand Siècle est à ce titre significatif). Reste une spécificité française, celle de la conciliation ou la tendance concordataire caractéristique du règne de Napoléon Bonaparte (le Président Sarkozy s’inscrit-il dans cette continuité ?..). Selon Marcel Gauchet, la matrice théologique du christianisme a permis la sécularisation en posant un pôle de pouvoir transcendant, l’Etat, à partir duquel la société peut se penser comme non religieuse. En résumé, c’est la politique et le droit naturel - expression de la volonté de l’Etat - qui sont au cœur du processus de sécularisation. On peut dire aussi que la laïcité s’est construite, dans le contexte de la France, contre l’Eglise catholique (ce qui historiquement ne fait aucun doute) et que c’est le christianisme qui, d’une certaine manière, a permis la laïcité. Cette forme de laïcité est liée au concept de "religion civile" dont la paternité revient à Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe l’introduit dans Le Contrat social (1762) pour définir une nouvelle religion du citoyen, une religion laïque différente, distincte et, en un certain sens, opposée au christianisme et qu’il estimait nécessaire à la démocratie.
Afsaneh POURMAZAHERI : Pourquoi, selon vous, dans certains pays tels que la Turquie ou la Tunisie, la sécularisation ne fonctionne pas ?
E. LINCOT : Pour reprendre la thèse qui a été énoncée par Max Weber, qui est à l’origine de la démonstration sur le processus de la sécularisation… Vous savez qu’il s’est interessé à l’Allemagne et à l’histoire des communeautés protestantes pour démontrer que cette sécularisation du christianisme, qui avait conduit au protestantisme, était à l’origine du capitalisme. C’est-à-dire qu’à partir des XVe et XVIe siècles, vous avez en Allemagne une pratique religieuse qui se transforme en éthos, ce qui signifie une pratique qui débouche sur une éthique, sur une manière d’être qui ne passe plus nécessairement par une pratique religieuse ostentatoire. Au contraire, c’est par la sobriété et surtout par le travail que l’on se réalise ou que l’on appelle à réaliser le paradis sur terre. C’est ça, la grande vision protestante. Cette volonté de se racheter par le travail. Le travail, la vertu, l’épargne de soi au sens physique, cultiver les valeurs en soi, ne pas être ostentatoire, ne pas être exubérant, etc. Tout ceci pour transformer la société en une société, non pas idéale, mais plus juste. Donc, cette sécularisation est liée à une séparation entre le sentiment religieux et la pratique ostentatoire unique. C’est-à-dire qu’il y a une intériorisation du sentiment religieux, qui ne se traduit plus par une extériorisation, comme c’est le cas dans le catholicisme.
Maintenant pour répondre à votre question, pourquoi n’y a-t-il pas eu la sécularisation dans les sociétés turque ou tunisienne ? Il faut dire que c’est parce qu’il n’y a pas eu cette dissociation faite entre l’intériorisation du sentiment religieux et la pratique ostentatoire publique.
F.P. : Quel est votre point de vue sur l’Iran en tant que chercheur travaillant sur la culture et la civilisation d’autres pays ?
E.L. : Il m’est difficile, venant d’un pays fortement marqué par la mémoire de Voltaire, de ne pas me prononcer sur la perception critique d’un pays comme le vôtre. Je ne viens pas en Iran pour la première fois. J’ai pu, dans un passé proche, découvrir la beauté des paysages de l’Iran, de ses femmes, la générosité de ses habitants, la renommée de sa littérature depuis l’Inde jusqu’en Asie centrale et au-delà, la richesse enfin d’une civilisation aussi ancienne que l’Egypte et davantage encore que la Chine. L’Iran d’aujourd’hui n’est pas celui de Gobineau ou des archéologues des siècles passés mais bien l’héritier de la Révolution islamique de 1979 qui est, en France et dans le reste du monde, un objet à la fois de fascination et de discussion. Il s’agit de l’un des faits historiques du XXe siècle les plus importants avec la Révolution bolchevique (1917) et la Révolution culturelle chinoise (1966). L’Iran a plus d’une fois, au cours de son histoire récente, eu recours à des mesures d’exception. L’Iran est le premier pays à avoir nationalisé son économie contre les intérêts des grands pétroliers américains et britanniques. L’Iran est aussi le premier Etat du Moyen Orient à avoir réalisé une révolution, élu un parlement et adopté une constitution (1906). Ce sont toutes ces choses qui ont fait de l’Iran un pays exceptionnel. C’est pourquoi l’on dit qu’il y a beaucoup de choses à dire sur l’Iran, sur sa politique et sur son avenir.
A. P. : Pour revenir à la question de la sécularisation, on sait qu’en France elle fut acceptée par la société elle-même. Comme Durkheim le dit aussi, dans une telle société, la religion est remplacée par l’Etat. En fait, l’Etat a remplacé Dieu et la religion. Le problème qui se pose aujourd’hui est que l’Etat national s’affaiblit de plus en plus face au processus de mondialisation et la montée en puissance des sociétés civiles. Par conséquent, comment et à quoi un Français s’identifie-t-il aujourd’hui ? Pour vous, de ce point de vue, que veut dire être Français ?
E. L. : Je n’ai pas le sentiment que les Etats s’affaiblissent tant que ça, vu la superpuissance américaine, la réémergence de la Russie, ou des Etats comme le Brésil, l’Inde, la Chine qui sont très vastes et qui sont peut-être plus en retrait. C’est peut-être parce que l’Occident n’a plus d’ennemi. Il y a peut-être un partage de la délégation des compétences vis-à-vis des sociétés civiles, ce qui expliquerait le retrait des Etats occidentaux. Un Etat s’affirme quand il se trouve devant un ennemi. Vous n’existez que par rapport aux autres. Un diplomate russe avait dit en 1991 à George Bush : "Vous savez que vous allez nous regretter ?". Du temps de la Guerre froide, vous aviez les Etats-Unis contre l’Union Soviétique et cela encadrait les conditions même de l’existence de chacun. Or, depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, les Etats-Unis se cherchent. Ils se retrouvent seuls. Mais alors, qu’est-ce qu’être un Français ? Je pourrais répondre d’une manière très chinoise parce que les Chinois disent : "Qu’est-ce que la religion des Chinois ? C’est la Chine". Et moi, je pourrais vous dire que la religion des Français, c’est la France. En définitive, pour être beaucoup plus sérieux, il faut avoir présent à l’esprit que la France, du point de vue du droit et très tôt dans son histoire, a rejeté le droit du sang au profit du droit du sol. Ceci est une tradition d’accueil qui est réelle. Quant à moi, l’appartenance française, je la définirais par le choix de la langue et le partage de la mémoire. Et, en définitive, c’est une définition beaucoup plus souple et beaucoup plus adaptable qu’un encrage par rapport à un territoire ou par rapport au droit de sang. Et je pense que cette définition s’adapterait mieux au monde d’aujourd’hui, à la mondialisation. C’est-à-dire qu’on peut se considérer français sans appartenir au territoire français. La France est partout et nulle part.
F.P. : D’après certains écrivains le mouvement de la laïcité en France s’est terminé en 1905, surtout avec la victoire des partis radicaux et de la gauche républicaine. Mais pendant cette période, la France était dominée par les francs-maçons et surtout par les Juifs. Etes-vous d’accord avec ce constat ? Si oui, pourquoi les Juifs recherchaient-ils la mise en place de la laïcité ?
E.L. : Concernant le rôle de la franc-maçonnerie, il est indéniable et très important. Il est le résultat de la propagation des idées des Lumières, non seulement en Europe mais aussi hors de l’Europe. Il y avait une thèse sur le soufisme en Orient qui disait que les élites ottomanes et qâdjâres étaient d’obédience franc-maçonne. En fait, la plupart des diplomates ottomans ou persans à la fin du XIXe siècle, étaient à la fois soufis et francs-maçons. Quant aux Juifs, le monde juif est maintenant très vaste et divers. On y voit des courants traditionalistes, laïcisés, etc. En revanche, la laïcité a permis aux communautés juives de France de s’intégrer à celles de la République. C’est là, la différence. Et cela a été violemment rejeté par certains Français souvent conservateurs, catholiques et extrémistes, spécialement après l’affaire Dreyfus, du nom de l’officier juif qui fut accusé à tort de sympathie avec l’ennemi - l’Allemagne -, qui déchira la France en deux. Il fut condamné, mais certains Français, notamment Zola, dénoncèrent cette condamnation. Il fut donc rejugé et innocenté. On voit du sein de cette affaire naître les intellectuels engagés.
A. P. : Le président Sarkozy a récemment tenté de rétablir certaines relations avec l’Eglise. Comment ont réagi les Français et qu’en pensez-vous ?
E.L. : A mon avis, ce que le président Sarkozy a fait visait à rappeler aux Français que l’histoire de la France n’a pas commencé avec 1789. Il cherchait aussi peut-être à réconcilier les deux France. Il ne faut pas non plus oublier que selon l’ancienne tradition nationale, la France est un pays né de l’Eglise, qui a toujours eu des relations très étroites avec l’Etat. L’histoire de la France est une histoire millénaire. Ce n’est pas seulement la Gaule mais aussi la chrétienneté, la république et la Révolution française. C’est tout cela la France. Donc, je pense que cette démarche est tout à son honneur. En même temps, il y a autre chose dans la démarche de M. Sarkozy qui est à mon avis très importante sur le plan politique, et c’est de vouloir entretenir des relations beaucoup plus étroites avec certains Etats musulmans. D’ailleurs, lors de l’un de ses discours dans un pays musulman, il a dit que la religion était une chose absolument fondamentale. Ses propos ont heurté certains républicains laïcs et les socialistes. De toute façon, c’était avant tout pour rester en dialogue avec des pays musulmans.
F. P. : Pourriez-vous expliquez brièvement les activités et les formations proposées par l’Institut Catholique de Paris, où vous enseignez actuellement ?
E. L. : D’une manière générale, notre faculté est la faculté des sciences sociales et économiques. Les différentes formations proposées sont souvent au niveau du master et du doctorat sur l’intelligence économique, le développement durable, les métiers de l’environnement, la communication, ou encore la sociologie des conflits. Cet institut est une université mais après le clivage entre l’Etat et la religion, nous n’avons plus pu porter le nom d’"université". Par ailleurs, le diplôme de l’Institut Catholique de Paris est reconnu par l’Etat et, plus récemment, par l’ensemble de l’Union Européenne. La plupart de nos formations sont également reconnues par les universités américaines et un système de double-diplômes avec certaines d’entre elles a également été mis en place.
A. P. : En tant que spécialiste de la Chine, comment considérez-vous ce pays, ses peuples, sa religion, son passé ?
E. L. : En Chine, la religion est le culte des ancêtres. Ce n’est pas du tout une religion transcendantale comme le sont les religions monothéistes. Il n’y a pas de prophète, il n’y a pas de Dieu. Confucius a écrit un livre qui a joué en Chine un rôle culturel éminent, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, et dans lequel il est notamment écrit : "Le ciel ne parle pas". C’est très dérangeant. Quand les jésuites sont arrivés en Chine, ce sont les premiers chrétiens qui ont commencé à devenir sinologue, à s’intéresser à la Chine. A l’époque, ce fut pour eux un choc culturel. Ils voulaient convertir la Chine au christianisme et au final, ce sont eux qui se sont convertis à la Chine ! Même l’idée fut reprise par les Lumières et les révolutionnaires de 1789. A travers le modèle chinois, ils ont découvert une nouvelle civilisation qui était pour eux morale sans être pour autant chrétienne et qui échappait complètement à nos schémas musulmans ou chrétiens. C’est très intéressant parce que la Chine ne ressemble absolument pas à ce que nous sommes. C’est le rôle de la Chine sur le décentrement qu’elle provoque et le dérangement sur le plan philosophique, qui est troublant. Par exemple, je suis venu en Iran plusieurs fois mais même la première fois, il avait quelque chose de familier, ce n’était pas aussi différent que la Chine. Bien que la Chine se mondialise, elle demeure totalement différente. Et à mon avis, c’est la seule civilisation qui résiste à la mondialisation. C’est cela qui est très intéressant.
F. P. : Et sa culture ?
E. L. : C’est une culture très riche dans son rapport au pouvoir, dans son rapport à la politique, et dans son rapport à l’Occident. Et les Chinois sont des gens qui ont terriblement souffert du communisme et qui ne sont pas encore totalement sortis de son cadre. En fait, il faut absolument y aller et voir de soi-même. C’est un laboratoire qui n’a pas d’équivalent dans le monde. La Chine est quelque chose que l’on n’arrive jamais à bien saisir. Et cela créé un sentiment d’inconfort, de trouble. La culture chinoise d’aujourd’hui est une culture parfaitement urbaine et les plus grandes villes dans le monde sont en Chine. Dans les vingt prochaines années, le gouvernement chinois va construire trente villes de dix millions d’habitants chacune. C’est à dire que trois cents millions de Chinois vivant dans les campagnes vont être déplacés dans les villes. La Chine est donc en train d’élaborer quelque chose de nouveau.
A. & F. P. : M. Lincot, la Revue de Téhéran vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.