|
C’est en particulier à partir du début du XVIIIe siècle que l’Occident s’intéressa de plus en plus à l’Orient. On assista alors à la publication de la première traduction française des Contes des Mille et Unes Nuits par Antoine Galland en 1704. Mais c’est Montesquieu qui attira l’attention du grand public avec ses Lettres persanes en 1721. On vit également l’influence du monde ottoman dans différents domaines tels que l’habillement, la musique, la littérature et l’ameublement. L’influence de l’Orient, mystérieux et riche, fut encore plus remarquable au XIXe siècle, en particulier marquant chez les artistes et les écrivains. L’orientalisme a donc influencé les différents mouvements picturaux de cette période. Les artistes se sont alors transformés en véritables explorateurs pour découvrir les cultures et l’univers de l’Orient. Mais chaque artiste traite les sujets de manière personnelle, avec ses propres techniques et savoir-faire.
Les thèmes orientalistes disparaissent peu à peu de la peinture au début du XXe siècle, mais pour Matisse, peintre du XXe siècle, le thème de l’orientalisme fut pourtant une révolution. L’évolution qui se produisit dans son art lors de sa rencontre avec l’Orient fut remarquable et définitive. Son attirance pour l’Orient s’est manifestée avant même son voyage au Maroc en 1912. La visite de la grande exposition d’art oriental à Munich en 1910 avait confirmé sa profonde attirance pour la beauté abstraite de l’art islamique, notamment de l’art persan (les tapis, les céramiques, etc.). Cette attirance fut encore renforcée par la découverte de l’Alhambra lors d’un voyage en Andalousie vers la fin de la même année. Pour lui, les tapis, les céramiques, et les motifs décoratifs des tissus, des tapisseries et du papier mural, en particulier, sont apparus comme des chefs-d’œuvre à l’égal des grandes œuvres picturales européennes.
Matisse désirait rapprocher son style de la réalité traditionnelle. Cette volonté s’inscrivait dans un mouvement plus général de "rappel à l’ordre", qui s’est développé à l’époque de la Première Guerre mondiale en Europe et qui s’est inscrit dans un retour vers le classicisme. Une telle volonté se montra ainsi chez beaucoup d’artistes, même parmi les modernistes les plus radicaux. Ainsi, à partir de 1917, Matisse rompit avec ses expérimentations « para-cubistes ».
Les thèmes orientaux de Matisse en font l’héritier d’une tradition vivace dans la peinture française, illustrée essentiellement par Delacroix. Mais contrairement à Delacroix et à tous les peintres qui furent comme lui fascinés par l’Orient, Matisse n’essaie pas d’entretenir une illusion d’exotisme. Pour lui, l’art persan, en particulier la miniature persane, présentait toute la possibilité de ses sensations. Par ses techniques, cet art suggérait un espace plus grand et véritablement plastique. On voit cette impression dans le tableau La famille du peintre, en 1911 : à gauche, on voit son épouse, au centre ses deux fils, habillés de la même façon (encore, une sorte de répétition des formes) et à droite, sa fille. Les coussins, le tapis, les motifs décoratifs, la tenture, les couleurs vivantes, sont tous présentés dans une composition géométrique et un langage pseudo-oriental.
Comme il le dit lui-même à ce propos :
« La révélation m’est toujours venue de l’Orient. A Munich, j’ai trouvé une nouvelle confirmation de mes recherches. Les miniatures persanes, par exemple, me montraient toute la possibilité de mes sensations. Par ses accessoires, cet art suggère un espace plus grand, un véritable espace plastique.Cela m’aide à sortir de la peinture d’intimité. C’est assez tard que cet art m’a vraiment touché et j’ai compris la peinture byzantine devant les icônes de Moscou. » [1]
La toile du portrait de sa fille Marguerite (fig. 3), exécuté en 1906-1907, montre également l’influence de l’art persan. Selon Parissâ Shâd Ghazvini, ce portrait, par son exécution, rappelle l’un des personnages d’une céramique murale persane (fig. 2) que Matisse a vue au Louvre.
L’influence de l’art persan est à remarquer dans une série de toiles de la période 1911-1930. Cette série est intimiste et met en scène la vie intérieure et les femmes orientales. En s’installant à Nice, au début des années 20, Matisse construisit une sorte de scène théâtrale dans son atelier. Cette scène possédait une atmosphère totalement orientale, avec tissus, tapis, et accessoires orientaux comme des braseros, moucharabiehs, sofas, coussins, paravents aux motifs d’arabesques… (fig. 5).
Son voyage au Maroc règne en maître sur la période niçoise, mais ce Maroc, comme le précise Pierre Schneider, spécialiste des œuvres de Matisse, ne relève ni de la réalité présente ni du souvenir, mais de la simulation. Matisse a nettement perçu la capacité de l’art islamique à pouvoir exprimer un idéal de beauté et d’harmonie, alors même qu’il est un art essentiellement décoratif, où la représentation humaine est en principe bannie, hormis dans la miniature persane. A propos de cette période, Marcel Sembat écrit, dès 1920 :
« Ces années de Nice marqueront dans l’œuvre de Matisse un moment suprême […]. Matisse n’a sacrifié, ni perdu aucune de ses énergies. Le coup de génie est d’avoir réussi à les discipliner. » [2]
Au début des années 1920, à Nice, Matisse intègre dans son travail une figure mythique du monde islamique, l’odalisque. Il aborde ce thème dans un état d’esprit particulier : « J’avais besoin de souffler, de me laisser aller au repos, dans l’oubli des soucis, loin de Paris. Les odalisques furent le fruit à la fois d’une heureuse nostalgie, d’un beau et vivant rêve et d’une expérience vécue quasiment dans l’extase des jours et des nuits, dans l’incantation d’un climat. » [3] (fig. 4 et 5).
Les motifs décoratifs occupent une place importante parmi les moyens employés par Matisse pour communiquer ses sensations. Ils lui fournissent des éléments de construction qui se prêtent à différents usages picturaux et peuvent aussi revêtir une valeur symbolique subtile, mais efficace, quand il veut exprimer sa vision d’une réalité en perpétuel changement. Ce sont des composants dynamiques qui introduisent des contrastes avec les formes géométriques de l’architecture, ou des correspondances avec des personnages et des objets.
Ces motifs permettent aussi d’évoquer les relations entre différents ordres des choses, d’aller au-delà des délimitations physiques pour créer en somme une sorte de métaphysique de la décoration. Les arabesques et les semis des fleurs sur les étoffes ou les revêtements muraux procurent à Matisse un répertoire de formes particulièrement fertile à cet égard.
Durant la période niçoise, les motifs décoratifs deviennent des éléments de construction du tableau, se réduisent à de pures notations graphiques, et les besoins de la composition priment sur le souci de vraisemblance. Les motifs décoratifs continuent à occuper une grande place dans ses tableaux, mais ils sont différemment traités. Avec le naturalisme grandissant de la représentation des objets et de la lumière qui tombe sur eux, les motifs décoratifs jouent un rôle moins essentiel dans la composition, malgré leur fréquence accrue. Pour égayer ses toiles et créer une ambiance particulière pour ses sujets, Matisse peint des éléments ornementaux plus réalistes. Durant cette période, ces éléments ornementaux ont pour rôle d’équilibrer ses toiles, mais ils sont cependant fortement ancrés dans un temps et un lieu particuliers. Les motifs décoratifs jouent un rôle particulièrement intéressant dans les tableaux d’odalisques, souvent animés par un arrière-plan fleuri. Ces motifs exaltent et paradoxalement dépersonnalisent la sensualité des femmes représentées.
C’est l’influence de l’art islamico-persan qui montra à Matisse la voie de la réconciliation avec la nature, de laquelle le fauvisme l’avait éloigné. On peut ici évoquer les caractéristiques les plus importants du style de Matisse sous ce rapport : tout d’abord, le jeu sur l’espace, bidimensionnel ou tridimensionnel, une relation forte et hardie entre le fond et le personnage, des lignes pures, sensuelles et décoratives, des recherches éblouissantes sur la lumière et la couleur, création d’autres tableaux dans la toile, soit grâce à une fenêtre, soit à l’aide d’une architecture - chose que l’on peut constater dans la plupart des miniatures persanes (fig.7). De manière générale, les tableaux de cette période confirment un style basé sur la simplicité et l’abstraction, ainsi que sur la répétition des formes.
L’espace suggéré par la chaise et la table au premier plan dans Harmonie en rouge (fig. 6), est en quelque sorte rabattu par les couleurs et les motifs qui, présents sur la nappe, se répètent au second plan, sur le mur. Le fond et la forme tendent à se confondre, ce qui nous ramène à des questions de plan, de surface et d’aplat. A gauche, une fenêtre qui pourrait être un tableau (image dans l’image). Le personnage est lui aussi traité comme un motif décoratif. L’artiste se détache dans cette œuvre d’un espace à tout prix perspectif et d’une représentation tridimensionnelle illusoire, et tend à affirmer l’espace bidimensionnel et la surface de la toile.
Les tableaux de Matisse visent à nous transporter dans un monde de couleur, d’harmonie, de beauté et de lumière. Comme nous l’avons évoqué, la rencontre de Matisse avec le monde et l’art oriental ainsi que son voyage au Maroc, en 1912 furent un point essentiel dans sa vie d’artiste. Et le dialogue entre plusieurs niveaux de matérialité est l’un des caractères les plus saillants de son art. Une centaine de dessins, de peintures et de panneaux décoratifs venus du monde entier invitent à comprendre ce que fut sa rencontre avec le Maroc et quel rôle elle a joué dans ses recherches ultérieures. Par conséquent, on peut caractériser les œuvres de Matisse datant de la période niçoise. Il a ainsi bâti un monde imaginaire, un décor de serre exotique fait pour accueillir les séduisantes odalisques alanguies qui constituent son sujet de prédilection à ce moment-là. De là, une relation forte et hardie entre le fond et le personnage. Selon Gilles Néret, en regardant les odalisques de Matisse datant de la période niçoise, on est plus proche en esprit des miniatures persanes - malgré la différence de format - que des Femmes d’Alger de Delacroix ou même d’un quelconque réalisme à la mode occidentale.
L’influence de l’Orient dans l’œuvre de Matisse est évoquée selon deux aspects : thématique, à travers les figures et les compositions orientales de 1917, en particulier les odalisques, environnées de tissus décoratifs ; et esthétique, correspondant à la dernière phase de son œuvre, qui transparaît à travers une sélection de compositions décoratives. Le respect de l’intégrité de la surface, laquelle implique la pureté des couleurs, la franchise du dessin et l’intégration de la figure au fond font partie des principes qui régissent l’esthétique décorative de l’Orient, surtout dans les céramiques et tapis persans. Comme l’a ainsi dit Matisse, « la révélation m’est venue de l’Orient. » [4]
Bibliographie :
Girard, Xavier, Matisse une splendeur inouïe, Paris, Gallimard, 2008.
Le Maroc de Matisse, Institut du monde arabe, Gallimard, Paris, 1999.
Matisse, la période niçoise 1917-1929, Musée des Beaux-arts de Nantes, 7 mars - 2 juin 2003, 87p.
Matisse et la couleur des tissus, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, Gallimard, 2004, 213p.
Neret, Gilles, Matisse, Paris, Taschen, 2002.
Verdet, André, Entretiens, notes, et écrits sur la peinture, Paris, Galilée, 1978.
[1] Matisse à Gaston Diehl, cité par Girard Xavier, Matisse une splendeur inouïe, op.cit, p.155.
[2] Marcel Sembat, lettre à Signac, 20 mars 1922, Cité in D. Fourcade, Matisse au musée de Grenoble, Grenoble, 1975.
[3] André Verdet, Entretiens, notes, et écrits sur la peinture : Braque, Léger, Matisse, Picasso, Paris, Galilée, 1978, p.124.
[4] Néret Gilles, Henri Matisse, Paris, Taschen, 2002, p.71.