N° 63, février 2011

Bahman Farmânârâ,
au carrefour du cinéma et de la littérature


Armitâ Asghari


Bahman Farmânârâ

Né en 1320/1941 à Téhéran, Bahman Farmânârâ a fait ses études cinématographiques en Angleterre et aux Etats-Unis, où il a découvert le cinéma américain aussi bien que le cinéma français et surtout la Nouvelle Vague. Grâce à sa solide connaissance du cinéma français qui a un lien incontestable avec la littérature, il a aussi découvert le Nouveau Roman qu’il apprécie : "Je suis passionné par le Nouveau Roman et l’écriture romanesque de Nathalie Sarraute et d’autres : sans aucun jugement personnel, le romancier vous donne à voir des tranches de vie des individus. Je crois que la même chose est à voir dans Shâzdeh Ehtedjâb (Prince Ehtedjâb), ou Bou-ye kâfour, Atr-e yâs (L’odeur du camphre, le parfum du jasmin) ou Khânei rou-ye âb (Une maison sur l’eau)" (R. Dorostkâr, p. 137).

Farmânârâ s’est rarement intéressé aux récits classiquement narrés. Même s’il est le scénariste de Zemestân- e 62 (Hiver 62), d’après le roman d’Esmâ’il Fasih, c’est le récit des aventures de la guerre montrée à travers l’inconscient des personnages qui le tente.

Il a également rédigé le scénario de Del-e Divâneh (Cœur fou) d’après Bâde-ye kohan (Vieux vin) de Fassih, et celui de Dâstan-e Djâvid (Histoire éternelle), également du même auteur.

Après ses études, Farmânârâ est rentré en Iran pour faire son service militaire. Durant ce temps, il a écrit des articles et des critiques de films en anglais pour Tehran Journal. Animation d’une émission sur le cinéma, Fânous-e khiyâl (La lanterne de l’imaginaire), collaboration avec la télévision nationale d’Iran, enseignement du cinéma à l’Ecole Professionnelle du cinéma et de la télévision, direction de la compagnie Gostaresh-e Sanâyeh cinemâ-ye irân, production de film, diffusion de films européens notamment le dernier film de Truffaut Vivement dimanche (1983), Prénom : Carment (1983) de Jean-Luc Godard et La vie est un roman (1983) d’Alain Resnais, et pour finir, rédaction de 29 scénarios, sans compter les films qu’il a réalisés ont fait de Farmânârâ une figure mondiale du cinéma iranien.

Affiche du film Shâzdeh Ehtedjâb (Prince Ehtedjâb)

Comme Alain Resnais, le pionnier de la Nouvelle Vague en France, Farmânârâ est un cinéaste qui a commencé par le cinéma pour arriver à la littérature, car selon lui "avant les livres, il n’y a rien, mais avant les films, il y a les livres." (C. Murcia, p. 46) Sa carrière cinématographique représente tous les enjeux du passage de la littérature au cinéma. Documentaire, adaptation et cinéma d’auteur se manifestent dans toute leur fécondité dans l’œuvre de Farmânârâ qui s’est fait apprécier par Alain Robbe-Grillet lors du Festival de Téhéran en 1974 à l’occasion de la représentation du film Shâzdeh Ehtedjâb, d’après le livre homonyme de Golshiri. Il s’est ainsi imposé comme un cinéaste de talent, siégeant aux côtés de Golshiri au jury du Cercle des cinéastes et des hommes de lettres iraniens.

Photo extraite du film Shâzdeh Ehtedjâb

Après l’insuccès de Khâneh-ye Qamar Khânoum (La maison de Madame Ghamar) (son premier film) que Farmânârâ avait réalisé d’après une série télévisée homonyme, il a tourné son chef d’œuvre Shâzdeh Ehtedjâb. Pour la rédaction de son scénario, Golshiri avait étroitement collaboré avec le metteur en scène : "Golshiri n’avait jamais écrit de scénario. C’est moi qui ai écrit le scénario. En écrivant, j’ai déclaré à Golshiri que dans Shâzdeh Ehtedjâb, il y avait une foule de personnages secondaires dont le rôle ne pouvait être rendu à l’écran. Je lui ai donc proposé d’en supprimer quelques uns. Ainsi fut fait et par exemple, le grand-père et l’arrière grand-père se sont transformés en une personne unique, le grand-père." (R. Dorostkâr, p.134) Golshiri admettait ouvertement que le cinéma et la littérature suivent des voies différentes et que l’adaptation cinématographique d’un récit nécessitent des changements indispensables. Cependant, Farmânârâ affirmait que l’écriture de Golshiri était très cinématographique sans qu’il ne l’accepte pour autant. Pour confirmer cela, Golshiri a demandé à Farmânârâ de porter à l’écran sa nouvelle, Barreh-ye Gomshodeh-ye Râei (L’agneau perdu de Râ’i), parce qu’il croyait que cette transformation était impossible à cause des différences radicales entre le cinéma et la littérature. Pourtant, le résultat fut un bon film, apprécié par Alain Robbe-Grillet lors du Festival de Téhéran comme un bon exemple de film antifasciste. Ce dernier avait déclaré qu’il lui paraissait étrange qu’un écrivain iranien écrive un roman dans lequel on annonçait à un personnage sa propre mort.

Sâyeh-hâ-ye Boland-e bâd (Les longues ombres du vent), fut son deuxième film tourné d’après une nouvelle de Golshiri intitulée Ma’soum-e Avval (Le premier innocent). C’est une nouvelle de 4 pages dont Golshiri et Farmânârâ ont tiré un scénario complet. Ce film, tout comme Shâzdeh Ehtedjâb, a participé au Festival de Cannes et a attiré l’attention des critiques du fait de sa structure solide et de son langage symbolique. Pourtant, le succès du premier film ne s’est pas répété.

Affiche du film Sâyeh-hâ-ye Boland-e bâd (Les longues ombres du vent)

Ce film raconte l’histoire d’un épouvantail qui prend vie, effrayant les gens et prenant finalement la vie d’Abdollâh, simple villageois et narrateur de la nouvelle de Golshiri.

Après le succès de Shâzdeh Ehtedjâb, qui subit la censure et dut attendre plusieurs années avant de passer à l’écran, - années durant lesquelles ce film changea deux fois de nom, Gouri barâye do zan (Une tombe pour deux femmes) puis Aghâ (Monsieur) avant de reprendre son titre original - le Woody Allen de l’Iran [1] commença alors à collaborer avec Golshiri pour la rédaction du Djobbeh khâneh (Arsenal) qui fut aussi confronté à la pression du gouvernement de l’époque et n’obtint jamais la permission de passer à l’écran.

Affiche du film Khâneh’i rou-ye âb (Une maison sur l’eau)

L’étude des adaptations cinématographiques du cinéma iranien dévoile que les seuls cas où la procédure de diffusion s’est réalisée sans problème sont ceux où le romancier et le cinéaste ont collaboré pour la rédaction du scénario, aussi bien que pour le tournage du film. Cette entente s’est effectuée seulement trois fois tout au long de l’histoire du cinéma iranien : la première fois lors de la collaboration de Mehrdjou’i et Sâedi, puis pour celle de Farmânârâ et Golshiri et enfin pour celle de Pour-Ahmad et Morâdi-Kermâni. Il faudrait signaler qu’aucune de ces collaborations n’a conduit à une adaptation fidèle et mot à mot, mais que la structure narrative des récits n’en a pas moins été respectée. Dans ces trois films, le romancier a été présent tout au long du travail du cinéaste et a collaboré pour la rédaction du scénario, différent du texte original.

Farmânârâ dans une scène avec les personnages du livre de Shebli

Dâstân-e Djâvid, Djabbeh khâneh, Dast-e târik, dast-e roshan (Main sombre, main lumineuse) font également partie des autres adaptations de Farmânârâ des ouvrages de Golshiri qui n’ont pas été portées à l’écran. Il appréciait également Sâedi et le considérait comme un auteur décisif pour le cinéma iranien.

A part la collaboration professionnelle des deux artistes qui continua jusqu’à la fin de la vie de Golshiri en 2000, leur amitié dura et marqua même les scénarios rédigés par Farmânârâ : "Avant la mort de Houshang Golshiri, le vendredi matin, à 8 heures, je frappais à sa porte et lui, ayant déjà préparé le thé, m’attendait en fumant sa cigarette." (Ibid., p. 214) On verra comment cette rencontre matinale avec Golshiri et sa famille se transforma en une séquence de son meilleur film, Bou-ye kâfour, atr-e yâs. Les modalités de cette rencontre et ce souvenir se présenteront sous forme d’un récit au sein du scénario du film, où on parle d’un ami disparu dont le protagoniste ne découvre la mort que vers la fin du film. Bien que l’ami du protagoniste, Bahman Fardjâmi, lui aussi metteur en scène, ne passe jamais devant la caméra, sa présence se fait sentir tout au long de l’histoire. Cette présence issue de l’absence totale d’Amir Esfahâni, l’ami du protagoniste, originaire d’Ispahan comme Golshiri, fait penser au même enjeu que Perec a introduit dans sa Disparition. A travers la disparition de la lettre "e" tout au long du roman, Perec aussi avait l’intention de souligner l’importance de certaines absences. Cela prouve à quel point les procédés du Nouveau Roman ont influencé la pensée et l’œuvre de Farmânârâ.

Affiche du film Bou-ye kâfour, Atr-e yâs (L’odeur du camphre, le parfum du jasmin)

Khâneh’i rou-ye âb, son deuxième film, dont il a rédigé lui-même le scénario, a pour thème principal le malaise social. L’histoire campe un médecin, que sa femme a trahi et qui est séparé de son fils, qu’elle a emmené à l’étranger. Dans ce film, ce père médecin compte ses derniers jours dans un asile, malgré la possibilité qu’il a de vivre avec son fils. Farmânârâ a créé dans ce film une micro-société où tous les maux sont présentés à échelle réduite. Khâneh’i rou-ye âb, loin de ses aspects métaphoriques et symboliques, est un film social qui laisse une image à la fois amère et touchante.

Dans Yeh bous-e kouchoulou (Un petit baiser), son troisième film, dont il a lui-même écrit le scénario, le retour d’un écrivain célèbre, Mohammad-Rezâ Sa’di, après 38 ans, coïncide avec les aventures de son ami Shebli, lui aussi écrivain, et avec celles des personnages de son livre inachevé. Ceux-ci réalisent les nouvelles conceptions littéraires et reprennent leur voyage malgré la volonté de l’auteur, qui préfère laisser le livre inachevé : "Quelques fois, l’écrivain croit que son histoire est bien terminée, mais les personnages n’acceptent pas cette fin et continuent l’histoire." (B. Farmânârâ, p. 37).

Les personnages du livre inachevé de Shebli continuent leurs aventures avec vraisemblance, de sorte qu’ils peuvent même se faire entendre par ceux qui ne font partie ni du roman, ni de l’univers mental de Shebli. L’espace intime de Shebli est ainsi assailli par les détails de l’espace dans lequel la seconde histoire a lieu. Tout son univers sensoriel est envahi par les couleurs (le noir, le gris, le marron), les matières (le sol, la boue), les cris (ceux de ses personnages Djavâd et Kamâl) et les goûts (le thé amer).

Dans Yeh bous-e kouchoulou, ce qui est présenté est visiblement problématique. Les conventions du réalisme sont tellement transformées que sans l’aide de l’image filmique et sa nature analogique, il est difficile de les accepter. Le personnage donne l’étonnante impression d’une réalité inventée. La mort, représentée comme le personnage principal omniscient, accomplit son rôle actantiel en tant qu’objet filmique sans avoir besoin d’aucune description donnée pour préparer le spectateur à l’acte de perception.

Affiche du film Yeh bous-e kouchoulou (Un petit baiser)

En effet, dans presque tous ces films, on confronte les personnages problématiques. Enfermé dans un espace clos (parfois mental), le personnage en conflit avec tout ce qui l’entoure, se montre indifférent envers l’écoulement du temps qui n’apporte aucun progrès à ses conditions de vie. Bien qu’ils cherchent tous une voie pour réintégrer leur monde, ils ne passent jamais à l’acte. Le père ou le docteur Sepidbakht ne quitte jamais l’asile bien qu’il paraisse capable de le faire considérant son état physique et moral, et préfère voyager à l’aide de son atlas... Le même cas se répète dans Yeh bous-e kouchoulou, où Saadi s’enferme dans son appartement à Genève et s’éloigne de sa famille et de ses compatriotes. Cette attitude rappelle également celui de l’homme moderne qui, au lieu de voyager et de toucher le monde réel dans ses dimensions les plus intéressantes, se contente de regarder les films au cinéma, et plus encore chez lui.

Bibliographie :
- Dorostkâr, R., Aghighi, S., Bahman Farmânârâ, Téhéran, Qatreh ,1381/2002
- Murcia, C., Nouveau Roman nouveau cinéma, Paris, Nathan, coll. « 128 » ,1998
- Qoukâsiân, Z., Bou-ye kâfour, atr-e yâs, Morouri bar âsâr-e Bahman Farmânârâ va chand Goftogou, (Odeur de camphre, parfum de jasmin ; Retour sur l’œuvre de Bahman Farmânârâ et quelques entretiens), Téhéran, Agâh, 1380/ 2001
- B. Farmânârâ, Yeh bous-e kouchoulou (Un petit baiser), Bonyâd-e cinemâ-ye Fârâbi, 1380/2001

Notes

[1Entretien de Golshiri avec Nafisi, Nadjafi, Azimi, Zerati et Bozorgniâ en 1366/1987 in : Z. Qukâsiân, Bou-ye Kâfour, atr-e Yâs, Morouri bar âsâr-e Bahman Farmânârâ va chand Goftogou (Odeur de camphre, parfum de jasmin ; Retour sur l’œuvre de Bahman Farmânârâ et quelques entretiens), Téhéran, Agâh, 1380/ 2001, p. 145. « Ce titre fut attribué à Farmânârâ par Eluis Michel, dans un article paru le 30 septembre 2000 dans le New York Times. »


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