N° 63, février 2011

Entretien avec Mohammad-Ali Fârsi, documentariste


Djamileh Zia


Le film de Mohammad-Ali Fârsi intitulé Haghighat-e gomshodeh (La vérité perdue) a reçu le prix du meilleur long métrage au 4e festival de films documentaires de Téhéran Cinemâ Haghighat (ou Cinéma Vérité) qui a eu lieu du 8 au 12 novembre 2010. Ce docudrame beau et poétique commence par l’évocation d’un livre en un unique exemplaire, The Great Omar, décoré avec des pierres précieuses, qui sombra avec le Titanic. [i] Le contenu du livre était la traduction d’Edward Fitzgerald des quatrains d’Omar Khayyâm. Dans son film, M.-A. Fârsi met en parallèle l’état d’esprit de Khayyâm et de Fitzgerald, et la société dans laquelle ils vivaient.

Djamileh Zia : M. Fârsi, il y a très peu d’informations sur vous dans les revues et sur l’internet. Merci de vous présenter à nos lecteurs.

Mohammad-Ali Fârsi

Mohammad-Ali Fârsi : Il y a peu d’informations sur moi comme sur la plupart des documentaristes, parce que les réalisateurs des films documentaires ne sont pas aussi médiatiques que les stars de cinéma ou les réalisateurs de films de fiction. J’ai fait des études de cinéma à la faculté rattachée à la Télévision iranienne avec une spécialisation sur l’écriture de scénarii. J’ai été ensuite embauché par la Télévision iranienne, que j’ai quittée quand j’ai pris ma retraite l’année dernière. Je n’ai fait que des documentaires pendant toute ma carrière professionnelle.

D. Z. : Pourriez-vous nous énumérer quelques uns des documentaires que vous avez réalisés ?

M.-A. F. : Pendant une dizaine d’années, je n’ai fait que des films sur la guerre Irak-Iran. Je faisais partie du groupe dirigé par Mortezâ Avini, qui a créé la série de documentaires intitulée Ravâyat-e fath (Récit de la conquête). J’ai poursuivi ma collaboration avec ce groupe six ou sept ans après la mort de M. Avini. J’ai ensuite repris mon travail à la Télévision où j’ai réalisé une série de documentaires intitulée Mohâjerân (Les immigrés). Chaque film de cette série présentait un Iranien (ou une Iranienne) qui avait migré en Europe. Ensuite, j’ai refait des documentaires en rapport avec la guerre Irak-Iran. C’était une série intitulée Ghesseh-hâye jang (Les histoires de la guerre). Haghighat-e gomshodeh a été mon premier documentaire ayant un thème littéraire. J’ajoute entre parenthèses que le sujet de ce film m’est venu à l’esprit après une conversation que j’ai eue avec un Iranien résidant en Grande Bretagne. Actuellement, je suis en train de terminer un documentaire où je mets en parallèle, comme dans mon film précédent, la vie d’un grand poète iranien et celle du traducteur de l’œuvre de ce poète ; il s’agit de Hâfez et d’Henri de Fouchécour.

D. Z. : Je me souviens que la série Mohâjerân était regardée par beaucoup de téléspectateurs lors de sa diffusion par la Télévision d’Iran. Quelle a été votre motivation pour choisir ce thème ?

M.-A. F. : C’était l’un de mes soucis personnels depuis longtemps. Mortezâ Avini avait commencé à réaliser une série de documentaires intitulée Sarâb (Mirage) au cours des années 1980, lors de la deuxième grande vague de départ des Iraniens à l’étranger après la Révolution de 1979, alors que nous étions en guerre. Au cours de cette période, une grande partie des Iraniens qui avaient fait des études universitaires a quitté l’Iran et s’est installée en Europe, aux Etats-Unis, au Canada. Avini avait envie de montrer que ces Iraniens n’avaient pas toujours réussi à avoir une vie heureuse dans les pays où ils s’étaient installés. Il voulait également tenter de montrer les principales raisons qui les avaient poussés à quitter l’Iran. La série Mohâjerân était en quelque sorte la poursuite du projet non terminé de M. Avini. Cette série a eu un succès auquel je ne m’attendais pas, et j’ai été surpris de constater que la plupart des spectateurs ont conclu, en regardant cette série, que pour réussir dans la vie il valait mieux quitter l’Iran, alors que je n’avais pas voulu montrer cela.

Shahid Mortezâ Avini

D. Z. : Est-ce que vraiment tous les Iraniens immigrés que vous avez filmés ont réussi dans leur vie ?

M.-A. F. : Non. Et ceux qui ont réussi ont payé un prix très fort pour cela, parce qu’ils ont dû supporter le fait de vivre loin de leur pays d’origine. Nombreux sont les Iraniens qui ont réussi dans leur vie professionnelle mais qui sont déprimés et vivent avec la nostalgie de l’Iran. Certains d’entre eux ont même perdu leur équilibre psychique. Mais ceux qui ont vu ces films en Iran n’ont pas perçu les difficultés que leurs compatriotes avaient dû surmonter ; ils n’ont vu que les aspects positifs de la vie de ces gens. La Télévision iranienne m’a proposé de compléter cette série avec des films sur les Iraniens qui se sont installés aux Etats-Unis et au Canada (parce qu’ils sont apparemment plus en difficulté que ceux installés en Europe), mais j’ai refusé et j’ai décidé de compléter cette série d’une autre manière, en faisant des films sur les Iraniens qui ont réussi leur vie en restant en Iran. Par exemple, nous avons actuellement en Iran un très bon chirurgien de l’appareil digestif, très connu dans tout le Moyen Orient, qui est natif d’un petit village et vient d’une famille pauvre où l’on garde des moutons, mais lui a poursuivi ses études et a réussi dans sa vie. Ce que je veux transmettre comme message aux jeunes Iraniens, c’est que le secret de la réussite et du bonheur n’est pas quelque part ailleurs, et qu’ils peuvent réussir même en restant en Iran, s’ils ont confiance en leurs capacités.

D.Z. : Vous avez évoqué à plusieurs reprises Mortezâ Avini. Je précise pour nos lecteurs que M. Avini fut tué en avril 1993 alors qu’il préparait un film sur les soldats disparus lors de la guerre Irak-Iran. Il était en train de filmer dans les zones de combat, et il a marché sur une mine antipersonnel. Pourriez-vous nous parler du groupe qui préparait les films de la série Ravâyat-e fath ?

M.-A. F. : Ce groupe était au départ formé par des volontaires, réunis au sein du groupe Jahâd-e Sâzandegui (organisme dédié au développement rural) de la Télévision iranienne, qui sont partis au front pour filmer ce qui s’y passait. A mon avis, les documentaires de la série Ravâyat-e fath sont les films les plus sincères et les plus approfondis sur la guerre entre l’Iran et l’Irak. Cette série a eu elle aussi un grand succès auprès des téléspectateurs iraniens. Et je dois dire que la Télévision d’Iran l’a diffusée dans de bonnes conditions, c’est-à-dire le soir, en fin de semaine, sans interrompre le film par des publicités. Les parties diffusées au cours de la guerre avaient une teneur épique, insufflaient l’espoir ; les aspects négatifs de la guerre (les morts, les destructions) n’étaient pas montrés, pour ne pas faire baisser le moral des Iraniens. Quand la guerre fut terminée, Avini a eu envie de traiter ces sujets qui n’avaient pas été abordés. Il voulait surtout essayer de montrer ce qui avait été différent dans cette guerre par rapport aux autres guerres qui avaient eu lieu dans le monde. Une fondation, appelée Moassesseh-ye farhangui-ye ravâyat-e fath (Institut culturel du Récit de la conquête) fut créée pour aider Avini à réaliser son projet.

Mortezâ Avini (en bas à droite) et son équipe

D. Z. : Est-ce que cet Institut existe encore ?

M.-A. F. : Il fait maintenant partie du groupe Bassij des Gardiens de la révolution (Sepâh-e Pâsdârân), mais son travail s’est modifié au fil du temps.

D. Z. : Revenons à votre film Haghighat-e gomshodeh. C’est un film très beau, avec des images en trois dimensions, et une narration poétique très émouvante. Est-ce votre spécialisation dans l’écriture de scénario qui vous a poussé à donner une telle structure narrative à ce film ?

M.-A. F. : J’ai appris par expérience que quand on raconte une histoire, on a beaucoup plus de succès auprès des spectateurs. L’être humain a aimé les histoires dès le début de sa création. Même le Coran est rempli d’histoires. Ce genre de documentaire, que l’on appelle Docudrama en anglais (ou docudrame en français) a réussi à faire sa place dans le monde depuis une cinquantaine d’années, et attire beaucoup de spectateurs. On peut même aborder des questions très sérieuses avec.

D. Z. : Pourquoi avez-vous intitulé votre film La vérité perdue ? De quelle vérité s’agit-il ?

M.-A. F. : Il y deux personnages principaux dans ce film, qui sont Omar Khayyâm et Edward Fitzgerald. Khayyâm avait de son vivant des relations difficiles avec les représentants officiels de l’islam, car ces gens avaient une conception obtuse de la religion et considéraient que Khayyâm était impie et athée. Fitzgerald avait des relations difficiles avec l’Eglise, à tel point qu’il ne fut pas enterré dans le caveau familial situé dans le cimetière de l’Eglise du village (sa tombe est dans sa résidence). J’ai voulu mettre en parallèle, à travers l’histoire de ces deux hommes, deux périodes historiques au cours desquelles le véritable Dieu s’est perdu dans les méandres des paroles et des écrits des représentants officiels de la religion. Le titre du film est une allusion à cela.

Couverture du livre The Great Omar

D. Z. : Je n’ai pas compris cela quand j’ai regardé le film. J’ai pensé à une vérité quelconque enfouie dans le livre que vous évoquez, et qui aurait été perdue à jamais quand le Titanic a sombré.

M.-A. F. : C’est une imperfection du film. Un film doit pouvoir transmettre ce qu’il veut dire tout seul, sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours aux explications du réalisateur.

D. Z. : Est-ce que votre film sur Hâfez et Henri de Fouchécour sera un docudrame aussi ?

M.-A. F. : Oui, ce genre de narration est la base de mon travail.

Photo du Titanic

D. Z. : Avez-vous choisi un titre pour ce film ?

M.-A. F. : Pour l’instant, il est intitulé Majnoun (Le fou), mais cela changera peut-être. J’ai choisi ce titre pour mettre en parallèle, là encore, la vie et l’œuvre de ces deux hommes. Le mot Majnoun peut être une évocation métaphorique des poèmes de Hâfez, où le thème de l’amour est omniprésent [1] ; en même temps, ce mot peut décrire l’amour fou d’Henri de Fouchécour pour Hâfez. Fouchécour a consacré près de la moitié de sa vie à la traduction des poèmes de Hâfez, et dit lui-même que traduire ces poèmes n’était en fait qu’un prétexte pour vivre avec ce grand poète.

D. Z. : Comptez-vous projeter ce film quelque part, ou dans des festivals ?

M.-A. F. : Ce film est une commande du Centre du développement du cinéma documentaire et expérimental (Markaz-e gostaresh-e sinéma-ye mostanad va tajrobi). C’est donc ce centre qui décidera des lieux où il sera projeté. De toute façon les documentaires en Iran n’ont aucun acheteur privé.

M.A. Fârsi et son équipe lors du tournage du film Haghighat-e gomshodeh

D. Z. : Puisque nous avons évoqué les festivals, je voudrais vous demander votre avis sur le festival de films documentaires de Téhéran, qui existe depuis quatre ans.

M.-A. F. : Cette année, le festival Cinemâ Haghighat n’était pas aussi bien organisé que les années précédentes, peut-être parce que les responsables n’avaient pas l’expérience nécessaire car c’était la première année où ils avaient cette responsabilité. Les années précédentes, il y avait beaucoup plus de spectateurs. Cette année, je trouve que les organisateurs ont eu tendance à politiser le festival, en particulier quand ils ont inauguré le lieu de diffusion permanente de documentaires au cinéma Sepideh, et c’est dommage parce que trop politiser les choses nuit à la qualité du festival. Mais dans l’ensemble - et je ne dis cela parce que j’y ai reçu un prix – je trouve que le festival Cinemâ Haghighat, malgré son jeune âge, jouit d’un crédit et d’une considération mondiale beaucoup plus importants que le festival Fajr de Téhéran.

D. Z. : M. Fârsi, je vous remercie d’avoir accordé cet entretien à La Revue de Téhéran.

M.-A. F. : Merci à vous.

M.A. Fârsi et son équipe lors du tournage du film Haghighat-e gomshodeh

M.A. Fârsi et son équipe lors du tournage du film Haghighat-e gomshodeh

Notes

[iThe Great Omar, dans lequel plus de mille pierres précieuses étaient incrustées, fut édité par la maison d’édition Sangorski & Sutcliffe.

[1Majnoun est le surnom de l’amoureux légendaire de Leyli. L’histoire de Leyli et Majnoun est aussi connue en Iran que celle de Roméo et Juliette en Europe.


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