N° 63, février 2011

Adieu Bagdad : De l’Iran à la lueur des Oscars en passant par l’Irak


Entretien réalisé par

Liliane Anjo, Mojtaba Esmâ’ilzâdeh


Mehdi Nâderi est né en 1973 à Téhéran. Réalisateur et scénariste, il est l’auteur de nombreux documentaires et court-métrages, dont plusieurs furent primés lors de festivals en Iran et en Europe. Bedroud Baghdâd (Adieu Bagdad), reprétentant officiel de l’Iran à la cérémonie des Oscars 2011 dans la catégorie « Meilleur film en langue étrangère », est son premier long-métrage. Intégralement tourné dans des décors et paysages iraniens, l’intrigue du film se situe dans un Irak occupé par les forces armées américaines. S’appuyant entièrement sur un casting iranien, les dialogues du film sont en arabe et en anglais. Outre la performance des acteurs (Mazdak Mirâbedini, Pânteâ Bahrâm, Mostafâ Zamâni) interprétant leur rôle dans une langue étrangère, Bedroud Baghdâd se distingue par la remarquable direction de la photographie de Touraj Aslâni.

Vous exprimez fréquemment votre reconnaissance envers votre frère aîné, Ali Rezâ Nâderi, professeur d’art dramatique et metteur en scène reconnu, de vous avoir initié au théâtre. Comment le goût du théâtre vous a-t-il mené au cinéma ?

Les prémices de mon parcours professionnel remontent aux années 1980, à l’époque de la guerre en Iran. Dans les abris souterrains aménagés pour se protéger des bombardements irakiens, mes amis et moi avions trouvé un lieu de répétition pour nos pièces de théâtre. En ce temps, il fallait être unis dans la défense de la patrie, y consacrer toute son énergie. Dans cette atmosphère particulière, ces abris sont devenus nos terrains de jeux, nos espaces de rassemblement et de vie sociale. Petit à petit, le théâtre est devenu une affaire sérieuse pour nous. Nous répétions sans cesse, nous allions prier à la namâzkhâneh et là aussi nous nous exercions. L’enseignement d’Ali Rezâ Nâderi, naguère instituteur dans les quartiers du Sud de Téhéran, a progressivement éveillé notre intérêt pour l’écriture théâtrale et la lecture de pièces. Il nous a permis de comprendre que le théâtre ne se résume pas à de simples intrigues accompagnées de danse et de musique. C’est grâce à sa vision de l’art dramatique que nous avons découvert le théâtre comme outil social et pédagogique.

Mehdi Nâderi

Au cours des années 1990, j’ai commencé à réaliser mes premiers films. J’avais depuis longtemps abandonné mes études, je faisais du théâtre, de la boxe et d’autres activités. Mon éducation ne s’est pas faite à l’université, mais dans la société, dans les rues de Téhéran et les différentes villes d’Iran. Je sentais que même si le théâtre marquait l’esprit des gens, son existence était éphémère, tandis que le cinéma pouvait rendre les choses durables en les enregistrant sur un support matériel. Le théâtre et le cinéma entretiennent des liens familiers. De nombreux artistes passent de l’un à l’autre. D’ailleurs en Iran, beaucoup de cinéastes viennent du théâtre.

Je me suis ainsi lancé dans la réalisation de documentaires et de court-métrages. C’est d’ailleurs intéressant, mon premier court-métrage, Hedieh-ye Bâbâ (Le cadeau de papa), est un film expérimental qui a pour sujet la guerre, de la même façon que mon premier long-métrage se situe dans un contexte de guerre. J’ai ensuite enchaîné avec un court-métrage de fiction, Zang-e panjom (La cinquième sonnerie). Ce film se voulait une critique des conditions de production de l’époque, où le cinéma iranien s’efforçait avant tout de réaliser des films à l’intention des festivals. Ce n’était pas une mauvaise chose en soi, mais je crois que cette tendance générale à vouloir travailler pour les festivals a provoqué une sorte de paresse dans notre cinéma, faisant disparaître la variété possible des formes narratives.

Parce que notre société est complexe, située entre tradition et modernité, à l’image des autres pays du Moyen-Orient, elle regorge de sujets inspirant le cinéma. La plupart des films iraniens qui ont trouvé un écho international ont suscité cet intérêt en raison des sujets qu’ils traitaient. Beaucoup de nos réalisateurs ne sont pas des metteurs en scène, mais des narrateurs qui découvrent des sujets intéressants et les exposent avec sincérité. Pour ma part, j’ai toujours voulu appartenir à ce type de cinéastes qui racontent des histoires. C’est pourquoi même mes documentaires contiennent des structures narratives comparables à celles du conte.

Finalement, au bout de longues années d’efforts et d’expériences, j’ai essayé de réaliser un film qui soit porteur d’imaginaire, mais tout à la fois enraciné dans une certaine réalité. Le résultat est Bedroud Baghdâd. Ce que je retiens des commentaires que l’on m’a adressés à propos de ce premier long-métrage, et cela me rappelle ce qu’ont pu dire les critiques au sujet de mes documentaires, c’est que ce film est crédible. Voilà l’objectif que je voulais atteindre : réaliser une histoire à laquelle le public croit.

Votre film relate la rencontre entre un instituteur irakien qui a perdu sa famille lors d’un bombardement américain sur Bagdad et un militaire américain égaré dans le désert irakien après avoir déserté. Une relation ambiguë naît entre ces deux êtres solitaires. Que souhaitez-vous exprimer à travers la confrontation de ces personnages qu’a priori tout oppose ?

Cette rencontre découle d’une situation fictive que je me suis fréquemment imaginée. Supposons qu’un militaire américain se retrouve enfermé dans une pièce avec un kamikaze, que se passerait-il ? Se battraient-ils immédiatement ? Se disputeraient-ils ? Ou bien dialogueraient-ils ? Si nous leur donnions des gants de boxe, lequel l’emporterait ? Les personnages de mon film sont les symboles de deux camps opposés. L’Américain n’est pas simplement américain, il représente l’Occident. L’Irakien non plus n’est pas seulement irakien, il est le symbole de l’Islam et de l’Orient. Le choix d’un personnage irakien n’est bien sûr pas anodin. A travers l’actualité politique, les gens se font désormais une image, vraie ou fausse, de l’Irak, des Arabes, etc.

Au-delà des symboles, j’ai toutefois essayé de construire l’histoire personnelle de chacun de mes personnages. Daniel est un boxeur qui a tout perdu avant de s’engager dans l’armée américaine. A la fin de sa mission en Irak, il est terrifié à l’idée de rentrer aux Etats-Unis et préfère déserter. Face à lui le spectateur découvre Sâleh, un enseignant irakien qui s’apprête à se faire exploser dans un attentat contre les forces armées occupant son pays. J’ai créé cette rencontre en partant du constat que nombreux sont les Occidentaux, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, qui ne savent rien des pays étrangers. A l’inverse, les populations du Moyen-Orient se forgent fréquemment de fausses opinions sur les pays occidentaux. C’est pourquoi j’ai voulu confronter ces deux personnages ennemis, mais à partir de mon propre point de vue, en insistant sur les aspects constitutifs de leur humanité. Grâce au cinéma, nous pouvons dépasser les querelles politiques et les différends historiques pour nous concentrer sur l’humanité qui nous rassemble. J’ai essayé de créer une tension permanente entre Daniel et Sâleh, de telle sorte que le spectateur s’attende à chaque instant à l’affrontement. Mais le duel n’a pas lieu. Finalement, la relation humaine qui se tisse entre eux dissout l’hostilité initiale. Je ne sais pas si mon film y parvient vraiment, mais il s’agissait de montrer que les structures politiques contemporaines créent des scénarios donnant naissance à des relations ennemies, tandis que moi je veux mettre en scène les affinités qui peuvent exister entre des êtres humains.

Sâleh et Daniel dans le film Bedroud Baghdâd

L’Iran entretient des relations difficiles avec les Etats-Unis et l’invasion par l’Irak des frontières iraniennes en 1980 suivie d’une guerre meurtrière reste vive dans la mémoire iranienne. Pourquoi un cinéaste iranien choisit-il de tourner un film évoquant la relation entre ces deux pays ? Qui, de plus, est en arabe et en anglais ?

A vrai dire, j’aurais pu tourner un film sur l’histoire ou l’actualité de n’importe quel pays. En tant que cinéaste, toute histoire est susceptible de m’inspirer. Dans le cas précis de Bedroud Baghdâd, l’envie de réaliser ce film est née le jour où les forces de la coalition menées par les Etats-Unis ont attaqué l’Irak en 2003. Ce jour-là, je me trouvais en France à l’occasion d’ateliers-conférences autour des pratiques cinématographiques. J’étais très déconcerté, je me demandais ce qu’il arriverait si au lieu du « k » c’était un « n » qui terminait le nom du pays bombardé. Alors que nous nous apprêtions à célébrer la fête du feu, Chahâr shanbeh souri, soudainement nous réalisions que notre voisin avait été envahi par des forces armées étrangères.

Avant que je ne me rende moi-même là-bas quelques années plus tard, l’Irak n’était rien d’autre que le nom d’un pays associé à la guerre. La population irakienne ne m’évoquait rien. Lors de ce voyage en Irak, j’ai rencontré des gens qui me ressemblent, qui vous ressemblent. Quand un Iranien ne connaît pas son propre voisin, comment s’attendre à ce que le reste du monde se représente la réalité irakienne ? La volonté de travailler sur un pays du Moyen-Orient m’a ainsi poussé à réaliser Bedroud Baghdâd. J’ai certes choisi l’Irak pour incarner le monde musulman et les Etats-Unis afin de symboliser l’impérialisme, le capitalisme, l’ethnocentrisme – toutes ces conceptions courantes relativement fondées, mais aussi partiellement erronées.

La véracité des symboles m’importait toutefois peu, car il s’agissait surtout de subvertir la notion de guerre en réconciliant à l’écran deux êtres humains soi-disant ennemis. Bien qu’il mette en scène des personnages en situation de conflit, mon film n’est jamais partisan. Il retrace simplement des parcours de vie et dépeint les personnages dans leur complexité. De nombreux cinéastes américains ont tourné des films situés dans le contexte irakien, alors qu’ils ne sont pas familiers de l’Islam, de la culture arabe, ni même de la région du Golfe persique. Il n’y a dès lors aucune raison qu’un réalisateur iranien ne s’attaque pas au même sujet. Mais en offrant une autre perspective, moins dichotomique ou stéréotypée je l’espère.

Certains critiques en Iran estiment que Bedroud Baghdâd, du point de vue technique, offre une nouvelle impulsion au cinéma iranien. A votre avis, votre film peut-il influencer l’émergence de nouvelles tendances dans le cinéma iranien ?

Mis à part les comédies commerciales, qui ressemblent à de mauvaises caricatures du cinéma hollywoodien, le cinéma iranien est riche en films observateurs du réel. A quelques exceptions près, les réalisateurs iraniens ont adopté un style socio-réaliste. C’est un cinéma que j’apprécie beaucoup. Mais je m’intéresse davantage à la fiction, à l’imaginaire, à la création de nouvelles formes.

Je suis par ailleurs convaincu que malgré un budget modeste, il est possible de créer des films techniquement et formellement remarquables. La plupart des films iraniens nous encouragent à réfléchir à notre condition culturelle et sociale. C’est formidable ! A travers mon cinéma, je souhaite parvenir au même mouvement de pensée, mais en optant pour une perspective différente. Je veux créer du rêve, rappeler aux Iraniens la grandeur de la poésie persane, rendre les spectateurs exigeants. A mon avis, notre cinéma doit pouvoir observer la réalité sans se réduire à exposer les difficultés que peut traverser notre société.

Mehdi Nâderi et l’actrice Pânteâ Bahrâm sur le tournage du film Bedroud Baghdâd

Bien que votre film se concentre essentiellement sur la relation qui se développe entre Daniel et Sâleh, la présence de figures féminines est cruciale dans votre scénario et sa mise en scène.

Tout à fait, surtout le personnage de Rebecca. D’une certaine façon, les lois et l’histoire sont toujours écrites par les hommes. Dans un tel contexte, la présence de personnages féminins prend toute son importance. Dans mon film, les protagonistes masculins sont constamment accablés ou absorbés par leurs querelles. Rebecca, par contre, s’ingénie à déminer des terres qu’elle rêve de métamorphoser en palmeraies. C’est le message que je voulais transmettre à travers son rôle : l’espoir subsiste dans le cœur des femmes. Ces femmes qui subissent des guerres qui leur sont imposées sont les seules à pouvoir réparer les erreurs commises par les hommes.

Entre autres festivals européens, Cannes affectionne le cinéma iranien. Selon vous, comment ce festival est-il perçu par les cinéastes en Iran ?

Cannes est un événement prestigieux perçu comme un festival majeur par les cinéastes iraniens. Il a influencé les pratiques cinématographiques de l’Iran et de nombreux autres pays d’ailleurs. En ce qui concerne l’Iran, ce festival s’est essentiellement intéressé aux films ancrés dans une veine socio-réaliste. Alors que des cinéastes à l’univers aussi déjanté que Tim Burton, Emir Kusturica ou Quentin Tarantino ont présidé le jury du Festival de Cannes, les réalisations iraniennes retenues par la sélection cannoise sont invariablement empreintes de socio-réalisme. Je n’ai pas d’objection à cela, mais je suis d’avis que cette approche du cinéma iranien est réductrice. Pourquoi une telle insistance sur le seul cinéma socio-réaliste ?

En Iran, le Festival de Cannes est tenu en estime. Il est porteur d’espoir pour les artistes, ses choix et jugements sont dès lors très influents sur notre cinéma. Mais si les réalisateurs iraniens s’éloignaient radicalement de la veine socio-réaliste, peut-être le public cannois s’offusquerait-il de cette évolution. Je suis parfois poussé à penser que tous ces artistes et intellectuels se réunissant à Cannes ne s’intéressent qu’aux sujets abordés par le cinéma iranien, sans le considérer sous tous ses aspects esthétiques et techniques.

Sâleh et Daniel dans le film Bedroud Baghdâd

En décembre 2010, votre long-métrage fut projeté au festival du cinéma de Bagdad. Comment y fut-il reçu par les critiques et spectateurs irakiens ?

Le festival du cinéma de Bagdad fut une expérience unique pour moi. Dans une ville encore ravagée qui se débat contre l’insécurité quotidienne, les organisateurs de ce festival m’ont impressionné. Dans les conditions actuelles, il est probable que peu d’Irakiens voient mon film. Mais l’organisation même de ce festival marque la détermination du cinéma irakien à proclamer son existence. Je partage cette attitude, cette volonté d’afficher, non seulement la vitalité du cinéma en Iran, mais également l’existence d’un cinéma au Moyen-Orient.

Suite à la projection des films Bedroud Baghdâd et Ibn Babel, le film irakien d’ores et déjà nominé à la cérémonie des Oscars 2011, des spectateurs irakiens m’ont déclaré qu’ils se réjouissaient à l’idée que deux films représentant leur pays prétendent à la prestigieuse récompense. Pânteâ Bahrâm, actrice sublime qui incarne dans mon film une Irakienne courageuse, déterminée et entreprenante, a par ailleurs fait l’unanimité auprès du public. La réaction des Irakiens était importante pour moi, car mes personnages s’inspirent de leur réalité quotidienne. Rebecca, Sâleh, mais aussi des militaires américains comme Daniel, vivent aujourd’hui parmi eux.

De la même manière, je suis curieux de la possible réception de Bedroud Baghdâd aux Etats-Unis. Ceux qui estiment que mon travail est partisan n’ont certainement pas pris la peine de regarder mon film, mais le jugent sur le simple fait que je suis Iranien et que j’ai choisi de mettre en scène l’armée américaine en Irak.

Quand les spectateurs iraniens et français pourront-ils découvrir votre film sur les grands écrans ?

La réponse est à la fois simple et compliquée. En Iran, la question de la diffusion d’un film est complexe. En sélectionnant un film, les festivals ouvrent la voie à sa diffusion, à sa possible programmation dans les cinémas. Les potentiels acheteurs peuvent s’appuyer sur la réception dont il a fait l’objet, les prix qu’il a remportés, etc.

Dans le cas d’un film sélectionné comme candidat officiel aux Oscars, c’est un peu différent. Les Oscars, ce n’est pas un festival, mais une cérémonie, un terrain de reconnaissance, un label. La force commerciale d’un film est mise à l’épreuve. Malheureusement, les professionnels du cinéma en Iran, et en particulier les producteurs de mon film, ne sont pas capables d’assumer une telle mission. L’intérêt qu’ils trouvent à voir leur nom figurer à côté de celui qui est candidat aux Oscars est tel qu’ils veulent absolument tout prendre en charge et ne rien déléguer. Pourquoi ne pas confier la diffusion de ce film à des professionnels privés ? De nombreux diffuseurs étrangers m’ont contacté car ils s’intéressent à Bedroud Baghdâd. Les producteurs de ce film ne savent malheureusement pas comment se conduire de manière professionnelle. La question de la diffusion ne dépend pas de moi, mais du professionnalisme d’autres personnes, notamment du centre cinématographique qui a produit ce film. Quoi qu’il en soit, j’espère que d’ici février 2011, tant que l’espoir de la sélection aux Oscars brille encore, la situation se débloquera.

Nous espérons sincèrement que votre film sera retenu par le comité de sélection des Oscars 2011. Nous vous souhaitons beaucoup de succès !

Merci, même si je ne crois pas que mon film sera présent aux Oscars. Ce qui m’importe réellement, ce sont des moments tels que celui que nous vivons ici, où malgré nos différences culturelles, nous pouvons discuter ensemble, échanger nos points de vue, partager nos espoirs. Je voudrais que de telles relations, par delà les frontières, puissent se multiplier de par le monde.


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