N° 63, février 2011

Sous le clair de lune
Entretien avec Rezâ Mir Karimi


Leilâ Moghaddasi Asl, Najmeh Mirsalimi


Né en 1345 (1967) à Zanjân, Seyyed Rezâ Mir Karimi, licencié en graphisme, a débuté sa carrière artistique en tant que réalisateur par un court-métrage en 1997. En 2000 et avec son premier long-métrage, Koudak o Sarbâz (L’enfant et le soldat), il entre dans le monde professionnel du cinéma et remporte la Montgolfière d’Argent du 22e Festival des trois continents de Nantes, et le Diplôme d’honneur du meilleur réalisateur du festival de Fajr. Il poursuit son chemin d’abord par des téléséries et ensuite par des long-métrages tels que Zir-e nour-e mâh (Sous le clair de lune) (2001), Injâ cherâghi rowshan ast (Ici, une lampe est allumée) (2003 : Prix de cristal du Simorgh pour le meilleur directeur), Kheyli dour, kheyli nazdik (Si loin, Si près) (2004 : Prix de cristal du Simorgh pour le meilleur film),Be hamin sâdegui (Aussi simple que cela) (2008 : Prix de cristal du Simorgh pour le meilleur film). Il prépare actuellement son dernier film pour le Festival du film de Fajr : Ye habbeh ghand (Un morceau de sucre).

Q : Vous avez étudié le graphisme à l’université mais vous vous êtes ensuite tourné vers le cinéma pour devenir réalisateur. Pourriez-vous nous expliquer la raison de ce changement d’orientation ? Le graphisme vous a-t-il aidé dans vos activités cinématographiques ?

R : Je voulais dès le départ étudier le cinéma à l’université mais je n’ai pas réussi à passer l’entretien, et comme deuxième discipline, je pouvais choisir le graphisme. J’ai donc choisi le graphisme dans l’espoir que je pourrais changer après avoir passé un certain nombre d’unités de cours. Mais finalement, un de mes professeurs m’a assuré que le graphisme me donnerait de bonnes compétences pour comprendre et apprendre la langue des images, une compétence nécessaire pour une bonne réalisation. Il avait raison. J’ai poursuivi le graphisme qui m’a beaucoup aidé à saisir le cadre et les images jusque dans les détails. C’est ainsi que j’ai réussi à mettre en scène mon premier film (un court-métrage) alors que je poursuivais mes études universitaires ; ce film a pu obtenir cette même année le prix honorifique du meilleur film au Festival du film de Fajr. Ensuite, j’ai continué mes activités avec les téléséries et les long-métrages.

Rezâ Mir Karimi,
photo : Najmeh Mirsalimi, Leilâ Moghaddasi Asl

Votre cinéma est souvent qualifié de religieux. Qu’en pensez-vous ? Acceptez-vous cette appellation ?

Je n’admets pas du tout cette division des critiques, puisque ma conception de la religion est différente et comprend pour moi une définition très large. C’est, je pense, ma volonté d’exprimer dans mes films mes expériences spirituelles qui a amené les critiques à faire cette remarque. Mes films sont basés avant tout sur mon propre bagage spirituel que je renouvelle par ailleurs chaque jour. J’essaye de les traduire en image et de les transmettre.

Donc, au lieu d’un cinéma religieux, ne devrions-nous pas plutôt parler d’un cinéma spirituel ?

Non. Ce n’est pas non plus un cinéma spirituel. Il est pour moi difficile d’attribuer un nom à ce cinéma. La religion peut marquer tous les domaines de la vie. Tout dépend de la vision du monde des gens. De mon point de vue, nous n’avons pas de cinéma qui ne soit pas religieux. Du coup, dans cette optique, l’appellation du « cinéma religieux » perd tout son sens.

Il semble que dans votre dernier film, Be hamin sâdegi (Aussi simple que cela), vous ayez changé de technique dans la transmission du message. Si vos films précédents ont un message direct, dans ce dernier film, vous entraînez insensiblement le spectateur à trouver lui-même le sens caché. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, votre impression est juste. En général, nos compétences en communication changent sans cesse sous l’influence de nos expériences quotidiennes, qui peuvent se modifier au fur et à mesure et transformer ainsi notre vision et notre manière de voir les choses. Pour moi aussi, c’était à travers ma connaissance du monde des spectateurs et de leurs niveaux de culture que j’ai pu faire évoluer ma façon de leur parler au cinéma. Au début de mon travail, je considérais le rapport qui existe entre le réalisateur et le public comme un rapport par lequel le premier formule son message sous une forme artistique que le second doit accepter tel quel. Mais progressivement, j’ai découvert le rôle important du spectateur dans la construction d’un sens nouveau à partir du message délivré par le réalisateur, et j’ai donc tenté de créer des occasions pour qu’il puisse participer à la construction du sens. C’est pourquoi j’ai abandonné l’idée de communiquer des messages directs dans mes films.

A mon avis, il n’existe pas de « sommet », ce qui existe ne peut être qu’un chemin dans lequel nous avançons, et au fur et à mesure de notre avancée, nous devenons plus humbles et nous évitons donc de donner des leçons de morale, des critiques et des conseils, au moins directement.

Hengâmeh Ghâziyâni dans une scène de Be hamin sâdegui

Philosophiquement, il est impossible de déplacer la vérité d’une place à l’autre, ce que l’on peut faire, à la limite, est d’évoquer la vérité. Il faut faire attention aux capacités de l’audience dans la compréhension de la vérité. Il y a certains réalisateurs qui tentent de changer la manière de vivre du public en faisant passer des messages, en lui communiquant des sentiments, mais les changements éventuels ne seront pas durables parce qu’ils ne sont pas consciemment acquis.

Le spectateur ne doit pas penser que nous voulons lui imposer nos idées, il faut lui laisser la possibilité d’être libre pour accepter ou refuser le message transmis, le remanier, y ajouter une nouvelle partie et enfin pour en présenter une nouvelle explication qui peut même être plus complète que la nôtre. Donc, à mon avis, une œuvre artistique réussie est celle qui invite son lecteur à prendre part à la production d’un sens nouveau. L’auteur, en relatant sincèrement ses expériences, les transmet à son public et celui-ci les combine avec les siennes pour aller plus loin que le réalisateur même. En termes religieux, nous parlons de « tazakkor » (rappel) pour qualifier cette attitude. Le réalisateur se doit de respecter les contestations de son spectateur et éviter de barrer la voie aux interprétations opposées. Il ne faut pas non plus recourir au surnaturel pour faire accepter sa vision. Car, à mon sens, toutes les choses de ce monde sont des miracles. Dans Be hamin sâdegui et même dans mon dernier film, qui n’est pas encore sur les écrans, Ye habbeh ghand, je conçois le monde de ce point de vue : tout a un sens et rien n’est répétitif même dans la vie quotidienne. Dans ces deux films, il n’existe aucun événement extraordinaire et c’est à travers un monde réel et tout à fait naturel que vous devez trouver le sens.

Dans Be hamin sâdegui, la femme occupe la place principale et le regard est entièrement porté sur elle. Pourquoi la placez-vous au centre de votre film ? A votre avis, pouvons-nous envisager en Iran un cinéma féminin, qui s’occupe spécifiquement du monde des femmes ?

Pourquoi pas. Les femmes forment la moitié de la population, et dans notre société plus ou moins traditionnelle, ces dernières et en particulier les femmes au foyer jouent un rôle remarquable, pourtant on ne s’occupe pas suffisamment de leurs soucis. Pour ce qui est de nos films, ils ne s’intéressent qu’aux femmes qui sont actives en dehors de la maison car elles offrent un aspect visuel plus charmant, et donc celles qui restent chez elles et s’occupent du mari et des enfants sont tout à fait oubliées. Pour moi, elles sont « les dévouées silencieuses de la société ». Je dois faire remarquer ici que, dans ce film, j’essaie d’aller au-delà des questions féministes et je tente de faire le récit d’une question essentielle, c’est-à-dire la solitude de l’être humain. Dans mon film, je considère la solitude de deux points de vue, optimiste et pessimiste. L’optimisme définit essentiellement le monde des croyants en Dieu. Dieu est capable de remplir notre solitude et de nous offrir la paix, mais ceux qui ne croient pas en Lui tentent en vain d’échapper à leur solitude. J’ai donc voulu montrer la solitude humaine et le confort que peut retrouver l’homme en se retournant vers la source, vers Dieu.

Ainsi nous ne pouvons pas trouver de thèmes féministes pour votre film, dans le sens où vous avez voulu par exemple défendre la cause des femmes ?

Non. Je n’avais pas de souci féministe ou l’intention de condamner le personnage masculin de mon histoire. J’accepte cependant le fait que la manière dont j’ai traité le film peut créer de tels malentendus.

Affiche du film Be hamin sâdegui (Aussi simple que cela)

Que diriez-vous de cet avis d’une partie du public qui trouve vos films trop lents, donc parfois ennuyeux et compliqués ?

Je n’admets pas ce jugement. Mes films ont déjà attiré un public nombreux. Il faut peut-être poser autrement la question. Il s’agit de l’habitude des spectateurs à voir des films. Les gens qui viennent au cinéma pour regarder mes films en sortent satisfaits, le nombre des ventes des CD et DVD de ces films peut confirmer mes propos. Si dans certains cas, je n’ai pas réussi à absorber le grand public, c’est à cause du goût du peuple iranien pour une certaine forme de cinéma. L’habitude culturelle d’une nation ne change pas d’une nuit à l’autre ; c’est à chacun de nous de faire de son mieux pour apporter des changements à cette condition.

D’autre part, je me suis récemment rendu compte que l’espace dans lequel est regardé un film est important. Si nous sommes chez nous et qu’en même temps nous soyons pris par d’autres occupations, naturellement, il est difficile de se concentrer sur l’histoire et de bien la suivre. Un bon film doit être vu avec concentration, les films qui peuvent être vus partout et dans n’importe quelle situation ont sans doute un problème. Quant au financement de mes films, j’ai la chance de profiter des investisseurs gouvernementaux. D’autre part, certains de mes films vendus à l’étranger rendent possible le remboursement de l’investissement.

Affiche du film Koudak o Sarbâz (L’enfant et le soldat)

Comment définirez-vous le spectateur actuel du cinéma iranien ? Cherche-t-il avant tout à se divertir, ou a-t-il des motivations plus sérieuses ?

Je dois d’abord préciser que le cinéma sérieux et significatif n’est pas forcément vide de divertissement. Je crois qu’on peut même trouver du sens au cœur même du divertissement. Donc, c’est l’attraction qui est importante. Nous devons savoir de quelle manière parler pour attirer l’attention du public. Le sens et le sérieux ne sont pas des choses que vous mettez de force dans votre film. Le sens vient de votre compréhension du monde. Donc, n’est pas art ce que vous n’avez pas compris vous-même. La parole de l’artiste doit être engagée et non pas empruntée. C’est de cette manière qu’on peut attirer le spectateur. Si nous respectons tous les éléments et toutes les techniques de tournage, un film significatif peut aussi être intéressant. Il y a également un détail : une partie du public ne se rend pas au cinéma et préfère regarder les films chez soi. Nous ne connaissons donc pas la totalité du public. A mon avis, en Iran, le cinéma a perdu une grande partie de son public. Aujourd’hui, même ceux qui ne cherchent qu’à se divertir ne sont pas satisfaits des films actuellement portés à l’écran.

Une scène de Zir-e nour-e mâh (Sous le clair de lune)

Et quelle votre solution pour remédier à cette condition ? Comment pouvons-nous élever le niveau du cinéma ?

Je crois que tous les secteurs médiatiques d’une société doivent travailler ensemble. Si on compare le média au corps humain, son cerveau est le livre, ses mains sont le cinéma et la presse, et ses jambes sont la télévision et la radio. C’est évident qu’en déplaçant la place des membres du média, le système culturel tombera en panne. Nous savons par ailleurs que les problèmes culturels ne sont pas résolus en un seul jour. D’où la différence entre la culture et l’économie par exemple.

Pour en revenir à vos films, pourquoi n’utilisez-vous pas des acteurs célèbres ou professionnels ?

Mon goût pour le réalisme m’a conduit à cela parce que je tiens à ce que le spectateur accepte l’acteur comme un personnage réel et non pas comme quelqu’un qui joue un rôle. Mais au fur et à mesure j’ai décidé, surtout dans mon dernier film, d’utiliser trois groupes d’acteurs : les acteurs qui jouent pour la première fois, les acteurs expérimentés qui ne sont pas célèbres, et les acteurs célèbres.

Une scène de Kheyli dour, kheyli nazdik (Si loin, si près)

Y a-t-il des réalisateurs étrangers (en particulier français) ou iraniens qui vous aient influencé dans le cinéma ?

Oui, il y a de nombreux réalisateurs que j’apprécie comme par exemple, Kubrick et Kurosawa, ou, parmi les Français, Truffaut, Godard et Luc Besson. En Iran aussi, il y a de nombreux metteurs en scène qui m’intéressent même si c’est uniquement l’un de leurs films qui m’a attiré.

D’après vous, avons-nous une politique culturelle pour le cinéma en Iran ?

Après la Révolution islamique, le gouvernement a beaucoup investi pour le cinéma. Evidemment, le cinéma moderne iranien est né de la Révolution. Avant celle-ci, le cinéma était en train de disparaître, et c’est après la Révolution que le cinéma a trouvé un nouveau souffle. Beaucoup de cinéastes, célèbres aujourd’hui sur la scène internationale comme Kiârostami ont tourné leurs premiers films avec le budget de l ’Etat. Mais malheureusement, nous n’avons jamais eu un système précis pour l’aide étatique qui puisse cibler les dépenses et empêcher le gaspillage de ce budget.

Et quelle place occupe aujourd’hui le cinéma iranien chez le spectateur étranger ?

Le cinéma iranien est différent sous plusieurs aspects des autres cinémas du monde. Par ses limites de représentation, il offre au spectateur étranger de nouvelles manières de présentation des choses. Le sexe et la violence n’y sont pas montrés, et le manque des techniques cinématographiques développées a donné une image simple et adoucie du cinéma iranien. Mais il y a déjà quelques années que le cinéma iranien a recommencé à s’affaiblir à cause de la répétition des expériences précédentes et du manque de nouveauté.

Pouvez- vous nous parler un peu de votre dernier film qui sera à l’écran au Festival de Fajr, Ye Habbeh Ghand ?

Ce film raconte une histoire tout à fait iranienne ; elle se passe dans un petit jardin. Les membres d’une famille traditionnelle se réunissent pour marier la fille cadette au garçon de la famille voisine. Les noces procurent l’espace de quelques jours l’occasion de diminuer la distance culturelle et de classe entre les deux familles...

Affiche du film Ye habbeh ghand (Un morceau de sucre)

Et pour dernière question, pourrions-nous connaître le souci actuel de Rezâ Mirkarimi ?

Aujourd’hui, je trouve que mon devoir le plus important est de sensibiliser le spectateur à son entourage. A mon avis, la négligence est le pire malheur de l’homme, et est d’ailleurs considérée comme un grand péché dans notre religion. Par négligence j’entends ce manque de curiosité, montré par la satisfaction de l’homme fier de ses savoirs. Je pense donc que ce que je peux faire, c’est d’éveiller le spectateur à ce qui l’entoure. Et le monde qui nous entoure peut être le monde banal de tous les jours. Nous devons changer notre regard et prendre en considération l’âme qui se trouve dans chaque élément. En regardant le monde de cette manière, en restant curieux et en comprenant son rapport avec le monde, le spectateur se posera cette question : « Que dois-je faire ? » et y répondra avec son intellect. Sa volonté lui procurera ensuite une conduite personnelle et cette conduite deviendra son comportement social. Et la société peut s’améliorer de cette manière.


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