N° 70, septembre 2011

Pourquoi Hossein Naqqâsh, peintre persan œuvrant en Inde sous le roi Akbar, aurait pu voyager sur la Route de la Soie avec l’ange Raphaël, appelé aussi l’ange de Tobie


Jean-Marc Arakelian


Insérée dans le premier tiers des 73 Livres qui composent la Bible, l’histoire de Tobie est classée parmi les récits historiques dont la composition daterait de 2200 ans. Si petite soit-elle, cette histoire est lue en première lecture lors de la liturgie pendant la semaine qui suit le dimanche de la Pentecôte, ou après la fête de la Trinité. De par les événements qui y sont narrés, il était normal que l’Eglise la situe dans ce temps du calendrier chrétien puisque la force de ce temps est propice à la fois à découvrir son propre charisme, et à la fois pour marquer l’envoi en mission, ce qui est limpide dans ce récit qui se situe entre la Mésopotamie et la Perse. Tobit, déporté juif et extrêmement religieux, perd la vue à cause d’une fiente d’oiseau. Ne pouvant plus faire face aux besoins de sa famille, il se retrouve dans l’obligation d’envoyer son fils (appelé Tobie) retirer de l’argent mis en dépôt chez un parent dans la ville de Raghès, qui est aujourd’hui quasi-rattachée à Téhéran par le sud. Dans cette histoire, l’archange Raphaël en personne annonce à Tobie qu’il devra prendre pour épouse une jeune femme de sa lignée, sa vocation étant donc de se marier avec cette femme. S’il y avait un thème théologique à relever dans ce récit, ce serait celui du regard : en effet, le père va recouvrer la vue et voir l’Archange Raphaël, tandis que le regard angoissé de Tobie envers cette femme qu’il doit épouser va devenir un regard d’amour. Dans les deux cas, on peut donc parler de conversion du regard profane vers le sacré. Mais bien d’autres thèmes peuvent êtres relevés car la trame, les évènements, les émotions perçues en font une concentration de thèmes théologiques intarissables que les auteurs contemporains, spirituels ou profanes, aiment développer en vue d’une réflexion théologique, littéraire, psychologique, ou bien picturale.

L’Ange de Tobie, du peintre Hossein Naqqâsh, Ecole moghole, vers 1590, Musée Guimet, Paris

C’est ainsi qu’en Inde, au XVIe siècle, sous l’influence du Roi Akbar, le Livre de Tobie croise le regard des artistes peintres de la cour mongole et c’est celui du peintre Hossein Naqqâsh, peintre persan œuvrant en Inde, qui va attirer notre attention. Sa version de l’ange de Tobie datée de 1580 nous entraîne dans une admiration presque contemplative. Si nous regardons le visage de cet ange qui est l’archange Raphaël, nous voyons qu’il nous attire vers un poisson qu’il tient bien fermement en main et cela nous renvoie directement à ce moment du récit où l’archange demande à Tobie d’attraper le poisson qui sort brusquement de l’eau du Tigre puisque dans la dramatique de l’histoire, il va servir de remède aux deux principales souffrances. « Attrape ce poisson car il servira de remède… » Tob, 6, 4-6. Cette parole se propage à travers les temps car elle est exprimée par la bouche d’un homme qui cache une nature angélique. En effet, les anges peuvent agir de manière invisible ou visible en vue d’une mission particulière et ici, Tobie ne sait pas encore que son guide est l’Archange Raphaël qui se « cache » sous l’apparence d’un de ses parents lointains.

Nous savons que quelques syllabes prononcées par l’homme peuvent détruire ou guérir et qu’elles résonnent dans l’histoire de l’humanité. Alors qu’en peut-il être d’une parole si elle est prononcée par un ange sous couvert d’apparence humaine ? Une force démultipliée dans l’espace-temps qui peut guérir ou détruire et dans le Livre de Tobie, elle se donne à guérir perpétuellement, à condition que l’on mettre en pratique les multiples paroles que l’ange a dites à Tobie. Aussi, une simple parole ne peut s’exprimer qu’à travers l’harmonie des cinq sens qui sont la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe, et le toucher, dont les « symboles » sont localisés sur le visage. Dans le Livre de Tobie, les cinq sens, qui évoquent la construction du visage, sont chemins de guérison. Cet aspect y est bien rendu visible et ils sont explicitement mis à contribution pour construire et faire avancer la dramatique de l’histoire. En effet, la fumée dégagée par le cœur et par le foie, déposés là où brûle l’encens, va produire une odeur qui permettra la guérison de cette jeune femme, guérison qui va conduire à son mariage voulu par le ciel, alors que le fiel du poisson va permettre à Tobit devenu subitement aveugle à cause de la fiente d’un oiseau de recouvrer la vue ; tout cela parce que son fils Tobie a su attraper le poisson et bien le tenir pour qu’il ne retombe pas dans le Tigre. Ici, le sens du toucher prend une importance particulière. Le sens de l’ouïe est également mis à profit par l’écoute de Tobie des multiples recommandations de l’ange et de son père : "Aie, confiance… n’aie pas peur !", mais surtout à travers le père aveugle qui entend le bêlement d’un chevreau, provoquant un malentendu avec sa femme Anna et par conséquent provoque l’envoi de leur fils Tobit en mission dans un pays qu’il ne connaît pas.

Enfin, le sens du goût est très présent dans ce récit, particulièrement lors du banquet de noces de Tobie et de Sarra, moment important puisque c’est à cet instant que l’Archange Raphaël, à la demande de Tobie qui reste à Ecbatane pour le banquet de ses noces, continue seul jusqu’à Raghès pour accomplir sa mission, qui est de récupérer l’argent chez un nommé Gabaël. Pendant ce temps, Tobie et Sara vont s’unir pour la première fois dans leur chair. Les noces seront consommées et le sens du toucher va prendre toute sa dimension. La présence du visage est donc bien constituée dans le Livre de Tobie, présence à travers laquelle vont se résoudre trois problèmes dans cette histoire qui sont le recouvrement de la santé, la vocation matrimoniale, et le recouvrement d’une créance financière. Ces trois guérisons se situent dans trois villes essentielles sur le chemin de la Route de la Soie : Ninive, (Mossoul) en Irak, Ecbatane en Iran et Raghès - aujourd’hui Rey – situé au sud de la ville actuelle de Téhéran. Dans chacune d’elles un problème sera résolu : la guérison de Tobit le père à Ninive, celle de Sarra à Ecbatane et l’argent récupéré à Raghès. ہ cause de ces faits en compagnie de l’Archange Raphaël, cet itinéraire porte toutes les caractéristiques d’un chemin miraculeux.

Cependant, cet itinéraire va bien au-delà de la ville de Raghès, car l’Archange Raphaël s’est dirigé depuis la Perse vers le sud-est, quelque part en Inde pour y accomplir une autre mission de guérison, toujours en employant les cinq sens de la nature humaine comme source de guérison. Cette fois, il va accompagner ce peintre persan, Hossein Naqqâsh, qui va, malgré lui, témoigner, à travers une œuvre picturale, de cette rencontre dans le chemin de la Route de la Soie. Un élément pictural et scénique le montre. L’élément pictural se réfère au sens du toucher : le regard de l’ange vers sa main gauche qui tient le poisson et dont la queue déplace notre regard vers ses pieds. Pieds et mains représentent l’élément tactile, ce qui pourrait montrer que l’artiste Hossein Naqqâsh a été touché par une force spirituelle exprimée par l’état de lévitation de l’ange. L’élément scénique fait référence à la dernière partie du Livre de Tobie où l’Archange Raphaël se révèle à Tobit père et fils. Cette révélation va se dérouler dans la seule ville de Ninive, qui est à la fois la ville de départ et d’arrivée de la mission. C’est dans cette ville où l’Archange se révèlera à la fois dans sa propre nature et dans celle de l’apparence humaine qu’il a prise pour cette mission.

Enfin, dans la ville de Raghès, l’Archange Raphaël rend visite à Gabaël, la personne que Tobie devait lui-même rencontrer. Sans le savoir, Gabaël rencontre un ange dans une situation d’accueil, d’accolade et dans un face à face entre un ange et un homme, un miracle s’opère. Seul Gabaël connaîtra ce miracle ou cette guérison, miracle non mentionné dans le Livre de Tobie.

Ninive et Raghès se retrouvent donc dans cette miniature peinte par Hossein Naqqâsh. La ville de Ninive où l’archange révèle son identité et son apparence est représentée dans cette miniature par ce visage de femme d’apparence mongole avec une parure de bijou et des vêtements qui s’harmonisent avec un contexte multiculturel très fort propre à celui dans lequel l’artiste peintre Hossein Naqqâsh se trouve. Quant à la nature angélique, elle est évidente ; toute la miniature la révèle. Enfin, la ville de Raghès qui symbolise le face à face, l’accueil, la rencontre personnelle avec un ange comme Gabaël en a fait l’expérience, est représentée ici par l’inévitable face à face entre l’artiste-peintre Hossein Naqqâsh et le visage de cet ange qui a pris une apparence de femme. Un visage, d’où serait sortie une parole : « Aie confiance… n’aie pas peur ! », un souvenir qui aurait aussi touché son sens de l’odorat à travers un parfum d’hibiscus. Quant aux autres sens, le toucher, la vue et le goût, seul Hossein Naqqâsh en connaît le mystère à travers ce visage qu’il a rencontré et qu’il nous montre dans sa version de l’Ange de Tobie.

L’aventure qui est narrée dans le Livre de Tobie déploie toutes les différentes motivations qui ont façonné “le visage” du chemin de la Route de la Soie. En effet, ce récit comprend une démarche diplomatique à but commercial dans un contexte multiculturel, et le voyage qui se devait d’être le plus religieux possible du fait des recommandations données par le père de Tobie, s’est soldé par une réussite remarquable et par une révélation hautement spirituelle et privilégiée : l’archange Raphaël se montre. De Ninive à Raghès en passant par Ecbatane, sous le couvert d’une identité humaine, l’archange Raphaël aura comblé Tobie et les siens des plus nobles requêtes humaines qui sont la santé, l’union matrimoniale, et enfin le confort matériel. Mais il aura fallu la participation éveillée des cinq sens de la nature humaine pour que tout puisse marcher selon le plan divinement établi. C’est ce à quoi peut s’attendre quiconque voyagerait aujourd’hui sur ce même itinéraire avec comme seul guide de “voyage” le Livre de Tobie pour savoir se servir des cinq sens aux moments opportuns, dans un itinéraire miraculeux qui va maintenant bien au-delà de Raghès, jusqu’à Agra en Inde, qui serait à la fois le lieu de la composition de cette miniature et une ville essentielle dans le chemin de la Route de la Soie.

Il y aurait donc deux sources qui attesteraient la présence d’un itinéraire hautement spirituel dans le chemin de la Route de la Soie, une source sacrée scripturale, le Livre de Tobie, qui annonce un parcours miraculeux entre la Mésopotamie et la Perse, et une source picturale qui n’est pas sacrée mais qui pourrait l’être, puisqu’elle témoignerait de la rencontre entre le peintre Hossein Naqqâsh et l’Archange Raphaël. Ces quatre villes, Ninive, Ecbatane, Raghès et Agra seraient comme des jalons par lesquels il faudrait passer pour vivre les événements qu’ont vécus Tobie et les siens. Dans ces quatre villes, nos cinq sens, l’ouïe, la vue, le toucher, le goût et l’odorat auront à être éveillés pour dévisager, au cours des événements, l’apparence humaine de celui qui « visiblement invisible » nous accompagne, et selon notre talent, pouvoir le rendre visible comme Hossein Naqqâsh l’aura fait à travers le visage de cette femme mongole qui apparaît dans un contexte multiculturel.

*Cinéaste et photographe.


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