N° 70, septembre 2011

Vali, le fou*


Elhâm Kâghazchi
Traduit par

Azitâ Lessâni


Vali, lui, il n’était pas fou ; mais amoureux. Un amoureux misérable et unique au monde. Un homme bizarre qui portait toujours un vieux polo noir et qui gardait ses cheveux clairsemés toujours très courts. Faisant le tour du quartier, il ramassait de vieux journaux et était amoureux de sa mère : une vieille femme ridée, au teint jaune et édentée, qui avait élevé son fils unique en faisant du porte à porte, dans la misère, écoutant les mégères, faisant la lessive chez les riches du quartier et le ménage chez n’importe qui. Naneh Khâvar [1] parlait peu et était opprimée. Elle était devenue si vieille qu’elle ne pouvait plus marcher. La peine lui avait courbé le dos. Elle fixait ses lunettes de myope à l’aide d’un fil afin qu’elles ne tombent pas durant la lessive. Sa seule fortune était ce fils, qui était l’objet de la moquerie des gens du quartier, augmentant la misère de Naneh Khâvar.

Ni moi ni aucun résident du quartier Harirtchiân ne savions depuis quand et pourquoi Vali était devenu fou. Naneh Khâvar racontait qu’un soir, son mari, agent de police, avait trouvé dans un ruisseau coulant au bord d’une rue cet enfant qui riait en silence. L’enfant lui plut, et comme le couple ne pouvait en avoir, l’homme le confia à sa femme. Deux mois plus tard, son mari mourut, laissant Naneh Khâvar seule.

La pauvre vieille disait que c’était Dieu qui lui avait envoyé le bébé. Elle jurait que lorsqu’elle changeait les couches du petit, une odeur d’eau de rose envahissait à chaque fois la chambre, de telle sorte que les voisines, pensant qu’elle préparait un repas d’offrande, se rassemblaient derrière sa porte, tenant chacune un bol.

Les gens du quartier considéraient Vali comme un véritable fou. Bien qu’ils le pensaient sans danger, dès qu’un petit ou un grand l’embêtait, ces derniers s’enfermaient, portes et fenêtres comprises. Bien des matins, les voisins avaient été réveillés par les longs cris prolongés et les hurlements de Vali qui gémissait comme un chien à la patte brûlée. Devenu véritablement fou, il proférait sans cesse des injures, pleurait et cognait si fort sa tête contre le mur que le sang lui couvrait le visage et la bouche. C’était alors que tout le monde comprenait qu’un vaurien lui avait annoncé la mort de Naneh Khâvar, juste pour le taquiner. Seulement cette courte phrase suffisait à affoler et à enrager l’homme amoureux du quartier Harirtchiân.

Il y avait bien des années, Mahmoud, le cadet de Hâdj Hassan, qui avait perdu sa mère lors de l’accouchement et qui avait le même âge que Vali, l’avait provoqué en lui disant : « Et alors ? Une nuit, pendant que tu dors, l’Ange de la Mort viendra dans la rue et frappera à la porte de Hâdj Yahyâ Shâlbâf en disant : « Pardonnez-moi, c’est ici qu’habite Naneh Khâvar ? Je suis venu pour l’emporter en enfer. »

Depuis ce jour-là, Vali s’était astreint à surveiller la rue. Du matin au soir et tout le long de la nuit, il gardait la rue et questionnait tout étranger qui y passait pour s’assurer qu’il n’était pas l’Ange de la Mort. C’était la politique de Mahmoud pour être sûr qu’un gardien sans salaire surveille leur ancienne rue pleine d’objets antiques, et par la même occasion le coffre de son père.

Depuis, plus personne ne vit Vali dormir. La fatigue et l’insomnie extrême l’agaçaient, le vieillissaient de plus en plus et, petit à petit, s’y ajouta la dépression, si bien qu’il pleurait souvent en appelant Naneh Khâvar. Certaines nuits, les enfants du quartier mettaient des draps blancs sur leur tête et se rendaient par les toits au début de la rue en imitant des voix derrière le mûrier. Ayant peur de l’Ange de la Mort, le pauvre homme tournait son bâton dans l’air et criait si fort qu’il s’évanouissait.

Il passait tout son temps dans la rue. Sa mère était non seulement la bonne de Hâdj Yahyâ, mais aussi la blanchisseuse de tout le quartier. Elle apportait le déjeuner à son fils dans un coin de la rue et mettait chaque morceau dans sa bouche, puis elle tenait sa tête toujours blessée sur ses jambes, nettoyait le sang, fouillait ses puces et pleurait en silence.

Quelques jours après la mort de Hâdj Yahyâ, sa famille se disputa l’héritage et chassa Naneh Khâvar : elle devint sans domicile jusqu’à ce que Hâdj Eliâs – qu’il soit béni –, qui avait un magasin d’étoffes dans la rue Luti Sâleh, lui donne rufuge dans sa grande et ancienne maison féodale.

Je me souviens bien. Le quarantième jour après la mort de Hâdj Yahyâ, un tumulte envahit le quartier. Toute la rue était couverte de tissus noirs et de grandes photos en noir et blanc du défunt. Les grands plateaux pleins de dattes et de halvâ [2] passaient de main en main et tout le monde se réjouissaient du repas de la cérémonie. La seule personne qui priait pour le défunt en demandant la bénédiction était Vali, qui s’approcha petit à petit à Mahmoud et lui confessa en pleurnichant : « Je jure que tout au long de cette nuit-là … Je ne sais quand et comment l’Ange de la Mort est venu ; je ne l’ai pas vu. »

Puis il se mit à se griffer pour arracher son visage, tout en pleurant et en répétant que c’était sa faute si l’Ange de la Mort avait emmené Hâdj Yahyâ avec lui. Mahmoud sortit de sa poche un billet de cinq tomans et le lui donna. Celui-ci regarda quelques instants le billet, puis chercha attentivement dans ses poches, en tira deux pièces de cinq rials et força Mahmoud à les prendre en lui murmurant quelque chose à l’oreille ; c’est alors que ce dernier éclata en sanglot.

La curiosité m’envahissait tellement que je ne pouvais attendre que Mahmoud arrête de larmoyer. Malgré la foule qui l’entourait, je m’approchai de lui en disant : « Que le malheur vous soit éloigné ! Qu’a dit Vali pour vous mettre dans cet état ? » Le jeune homme hocha la tête : « Rien. Je lui ai donné un billet de cinq tomans ; il me l’a rendu en y ajoutant un toman, et m’a dit que j’avais perdu mon père, alors j’en aurais encore plus besoin ; et qu’il m’en apportera davantage. »

Ce jour-là fut le dernier jour où l’on vit Vali dans le quartier. On disait qu’il s’était perdu parmi la foule. Il était parti. Quelqu’un disait que ce soir-là, il l’avait vu, la tête ailleurs, marchant derrière un homme vêtu de vert [3] qui voulait lui donner des médicaments pour guérir Naneh Khâvar.

Ce soir-là, Naneh Khâvar cracha du sang et mourut. Et plus personne ne revit jamais Vali.

* Écrit en été 2010
Série d’histoires courtes intitulée Tchahârshanbeh divâneh (Le mercredi fou), Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2010.

Notes

[1Naneh : mère.

[2Pâtisserie faite pour les cérémonies post-mortuaire.

[3Symbole d’un saint homme.


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3 Messages

  • Vali, le fou* 2 février 2012 01:44

    Il est très difficile de traduire un histoire traditionnelle et malgré cette difficulté meilleur traduction avec touts ses finesse . Iradj

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  • Vali, le fou* 3 février 2012 02:10

    *** Vali le Fou *** SANS DOUTE UN ŒUVRE D’ART DE LITTÉRATURE CONTEMPORAINE """ UNIVERSELLE"""- Une histoire universelle de touts les exclus de toute les sociétés et le monde actuelle qui est dans les booms de mondialisation qui existe partout dans le monde et pourtant nous ne voyons pas ! Tous les soir nous voyons des exclus de la société qui dorment à PARIS ou d’autre grande ville en bas de chez nous ou la célèbre rivière de la Seine en FRANCE, nous ne pensons même pas à la cause d’origine et la fin de touts ces exclus !? - Quel est la cause mortel de touts les exclus de notre société ? - Pourquoi nous n’essayons pas à faire disparaître l’origine et la malheurs de tous ces gens comme *Vali* ?
    Encore bravo à Azita Lessani qui a choisi un texte philosophique et sans doute une histoire universelle de Elham Kaghazchi, nous attendons d’autre traduction de cette écrivain : (le Mercredi fou) . Iradj

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  • Vali, le fou* 20 janvier 2013 23:51, par lesselbaum

    Vali, le fou

    Cette nouvelle est bouleversante. Comment imaginer que Vali ne s’attache pas à cette vieille femme. Qui d’autre lui aurait donné un peu d’affection. Elle seule le comprenait, lui donnait tout ce qu’elle avait et ce qu’elle n’avait pas. Douloureuse histoire si vivante à pleurer. Malheureusement la réalité dépasse la fiction.
    Qui une seule fois dans sa vie n’a pas rencontré de pauvres hères accrochés dans le vide pour ne pas se perdre.
    L’homme peut aussi se perdre dans l’intolérance, rejeter ce que projette son miroir à savoir la haine, le mépris de l’autre qu’il occulte à travers son miroir qui lui renvoie une image lisse, une image à son image.
    Viviane Lesselbaum

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