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L’abbaye Sainte Foy de Conques
La cohabitation réussie de l’art roman et de l’art contemporain
En France, dans chaque vieux village, même le plus retiré, il y a une église, le plus souvent modeste et banale mais quelque fois remarquable, bâtie généralement entre le haut moyen-âge et le dix-neuvième siècle dans l’un des principaux styles qui ont essaimé en Europe ou bien dans un style marqué par des particularités régionales. Le temps passé, les événements climatiques, l’évolution du goût du clergé, les guerres, la Révolution, les mouvements anti cléricaux ou simplement l’abandon ont peu ou prou endommagé ou détruit ces églises et, pour la plupart d’entre elles, ce qui en est visible aujourd’hui relève de restaurations successives plus ou moins bien avisées. Pour certaines églises, différents styles et époques cohabitent. Beaucoup ont été originellement bâties sur la base de temples païens ou de simples chapelles de bois. La plupart de ces églises n’ont jamais eu pour autre ambition qu’assurer la perpétuation, au cœur de leur village, de la foi chrétienne et la pratique des cultes, alors que d’autres, placées par exemple sur l’un des chemins menant à Saint Jacques de Compostelle et détentrices de reliques, sont des hauts lieux de la foi et se présentent désormais comme de véritables musées de celle-ci. Par leur architecture, par leurs sculptures et peintures elles sont également de véritables livres d’histoire, histoire de la religion, histoire de l’architecture religieuse, histoire du rapport de la religion à la société.
Au cœur de l’Aveyron, dans l’ancienne province du Rouergue, nichée au creux d’un territoire verdoyant et quelque peu montagneux, loin de toute agitation, se trouve l’abbatiale Sainte Foy de Conques autour de laquelle, au fil du temps, s’est développé un charmant village –aujourd’hui peut-être un peu trop charmant et dont on peut regretter l’orientation touristique avec trop de boutiques offrant mille objets de pacotille dénués du moindre rapport avec le site. A l’origine, probablement, il y eut là une église du christianisme primitif des Gaules, celui qui émergea sous l’occupation romaine, mais la construction de l’abbatiale romane qui se dresse encore aujourd’hui, malgré un certain nombre de destructions et de restaurations, s’est faite durant la première moitié du XIème siècle. Il s’agit d’une église romane de plutôt petites dimensions (la nef a une longueur de 56 mètres) d’un style roman géométrique et sobre qui, au plan régional, influencera l’architecture romane d’Auvergne. Vue de l’extérieur, elle évoque plus ou moins l’architecture militaire du moyen âge, notamment avec cette pluralité de tours anguleuses et des fenêtres haut placées. A l’intérieur, étant donné qu’elle se voulut un haut lieu du parcours des pèlerins vers Saint Jacques de Compostelle, cette église est dotée d’un déambulatoire et de chapelles rayonnantes, ce qui permettait une meilleure circulation des fidèles. Par rapport à sa longueur, la hauteur de la nef garnie de tribunes, contribue à accentuer un sentiment d’élévation, d’attrait vers le haut, de calme et d’harmonie que la sobriété de l’architecture favorise également. Les proportions dans leurs rapports entre elles, une lumière très particulière et diffuse émanant des nombreuses fenêtres (il y en a 95) haut placées contribuent à faire de cette église un lieu de spiritualité, ceci quelle que soit la position que l’on peut avoir par rapport à la religion ici représentée ; mais on doit aussi prendre en considération le site d’implantation de cette abbatiale, ce coin de nature de bout du monde, tellement loin de toute agitation, qui est un site de retrait, là où les moines du clergé régulier se consacraient à leur foi. On retrouve peu ou prou cette atmosphère de dépouillement, de retrait du monde et de spiritualité dans les nombreuses abbayes cisterciennes.
A une architecte remarquable d’harmonie s’ajoute un très riche corpus de sculptures également romanes, dont l’essentiel se situe sur le tympan du portail occidental. Il s’agit d’une illustration du jugement dernier avec un christ en majesté. Le cloitre a été détruit au dix-neuvième siècle. Le trésor de cette abbatiale, constitué d’orfèvrerie religieuse datant du neuvième au seizième siècle comporte notamment la statue reliquaire d’une jeune martyre de l’occupation romaine, Sainte Foy d’Agen ; la pièce est très primitive quant à son style, et la sainte est dotée d’un curieux visage masculin issu d’un masque antique. La statue repose sur une âme de bois avec un placage d’or et d’argent assorti de nombreuses pierreries. Sa notoriété a grandement contribué à faire de l’abbatiale l’un des hauts lieux du parcours vers Saint Jacques de Compostelle. Certes ce qu’on voit de l’abbatiale Sainte Foy de Conques est le résultat de transformations et restaurations successives, dont la dernière date de la fin des années cinquante, après la Seconde Guerre mondiale.
C’est le peintre Pierre Soulages, originaire de Rodez, la capitale du département de l’Aveyron, (article dans le numéro de février 2010 de La Revue de Téhéran) qui fut pressenti par le ministère de la Culture pour réaliser les vitraux. Pierre Soulages est un peintre au long parcours depuis la période de seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui ; son œuvre est d’une grande sobriété, on peut la qualifier de minimalisme pictural à la géométrie libre caractérisée par des bandes parallèles en hautes pâtes d’un noir intense. Les vitraux contemporains m’ont souvent déçu car manquant d’identité, ne serait-ce leur abstraction ou absence de figuration, du moins par rapport aux livres d’images que sont les vitraux, notamment ceux des églises gothiques. Lorsque, peu après leur mise en place, la conservatrice du musée des beaux-arts de Rodez m’avait invité à voir ces vitraux réalisés par Soulages à Conques, j’avais manifesté bien peu d’enthousiasme, m’attendant à découvrir quelque chose de banal, une œuvre de commande, une adaptation quelconque de l’œuvre de l’artiste. Ma visite eut lieu au cœur de l’hiver, le site était silencieux et désert. Outre la grande harmonie et le dépouillement de l’abbatiale, les vitraux de Soulages m’apparurent comme le complément inespéré de celle-ci. Il y a plus de 90 ouvertures entre les fenêtres hautes et les meurtrières, c’est-à-dire que le pari était certainement une gageure, le risque était de lasser et de répéter la même chose. Evidemment avec Soulages, un peintre de l’abstraction radicale, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il illustre l’ancien ou le nouveau testament ou encore le martyre de Sainte Foy. Mais la question est autre, elle est celle de la capacité d’un artiste à réinventer son art, une peinture de chevalet, et de proposer dans ce cas exceptionnel qu’est la commande, une œuvre à la fois liée à cet art et singulière, qui interagisse d’une manière ou d’une autre avec l’architecture tant intérieure qu’extérieure. Le travail s’est effectué entre 1987 et 1994. Soulages n’étant pas satisfait de l’offre existante en matière de verre, avec la collaboration de Dominique Fleury, maître verrier, après une longue quête, a créé le type de verre qui lui semblait répondre à son projet. Il s’agit d’un verre blanc et translucide qui, traversé par la lumière, que ce soit celle venant du dehors, ou, lorsqu’on est dehors, celle pouvant venir du dedans, apparait comme gris, un gris de plomb aux nuances plus ou moins métalliques. Quelquefois on peut croire, illusion fugitive, que le vitrail est un miroir. Ce jeu des nuances est d’une mouvance infinie des teintes, selon les éclairages, selon le déplacement dans ou hors l’église. Cette translucidité est très particulière, elle est celle des verres dépolis et la lumière éclaire le vitrail comme si elle émanait de celui-ci, diffuse, venue de nulle part. Soulages s’est exprimé ainsi : Il me fallait donc trouver un verre qui ne soit pas transparent, laissant passer la lumière mais pas le regard […] C’est ce qui m’a conduit à fabriquer un verre particulier, un verre à transmission à la fois diffuse et modelée de la lumière.
Outre ces caractéristiques du verre, Soulages a repris les dispositifs formels récurrents dans sa peinture, c’est-à-dire ces bandes parallèles d’une géométrie assez libre, et sur la plupart des fenêtres, respectant la nécessité de présence des barlotières (les barres métalliques qui assurent la solidité du vitrail), il les a intégrées à la composition qui est ainsi faite de niveaux superposés, comme des polyptiques verticaux. Il a également supprimé le bandeau qui habituellement fait le lien entre le vitrail et la pierre, ce qui permet ici au verre et à la pierre une totale contiguïté et complicité plastiques. Ces vitraux, comparés aux vitraux gothiques, tellement bavards, sont d’une sobriété et d’un silence impressionnants, ceci en une exceptionnelle harmonie avec le lieu, l’église romane, elle-même si sobre et empreinte de spiritualité. La réussite de cette œuvre tient sans nul doute également à cette interdiction qui est faite au regard d’errer vers l’extérieur : point de distraction ni d’échappée du côté de la rue ou du paysage, l’église est un lieu de recueillement, elle fut à l’origine habitée par un clergé régulier.
De même, les vitraux aveuglent le regard de celui qui se tient au dehors : l’intimité, la sérénité et le calme de l’église sont protégés par ce verre aux tons métalliques et ici, parfois ces vitres se perçoivent comme un rideau métallique.
Aujourd’hui beaucoup de sites historiques accueillent diverses manifestations d’art contemporain, ceci avec plus ou moins de bonheur selon les cas. Versailles, le Louvre, des églises, ici et là, sortent ainsi de leur caractère potentiellement un peu ennuyeux et redonnent ainsi vie à un passé empoussiéré. Le plus souvent il s’agit d’expositions temporaires, plus rarement de la mise en place définitive d’œuvres. Le mariage du passé et du contemporain n’est pas toujours heureux, l’un étouffe l’autre ou bien il y a hiatus, cohabitation incertaine. Ici à Conques, les vitraux de Soulages témoignent d’une réussite exceptionnelle, d’une capacité de l’artiste à avoir ressenti l’essence même de cette abbaye et contribué à assurer une jonction à la fois esthétique et spirituelle entre l’architecture du moyen-âge et une forme de l’art abstrait contemporain.