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Le 27 janvier 2011, se tenait une table ronde à l’Institut du Monde Arabe de Paris sur « la psychanalyse au Maghreb et au Machrek ». Etaient conviés différents psychanalystes de pays aux profils variés, de la Syrie à l’Iran, en passant par l’Algérie et la Tunisie. Cette table-ronde faisait suite à la publication d’un numéro spécial de la revue de psychanalyse « Topique » sur ce thème. Comme le mentionne dans son éditorial la directrice de la revue, Sophie de Mijolla, l’introduction de la psychanalyse dans ces pays, bien que d’histoire différente mais d’affinités culturelles proches, suscite un intérêt croissant que révèle l’augmentation des publications dont celle-ci fait l’objet depuis ces dernières années. « Le progrès de la psychanalyse aujourd’hui passe par sa capacité à se développer au contact de cultures éloignées de la Vienne du début du XXe siècle », souligne-t-elle. Confronter les manières dont s’est opérée et se poursuit à l’heure actuelle la psychanalyse, porter le regard de la psychanalyse vers l’extérieur, comprendre comment celle-ci vit en dehors du petit cercle parisien, comment elle est reçue et enseignée : bon nombre de questions qui permettront de comprendre et d’anticiper les futurs développements de ce qui n’est pas toujours considéré comme une science mais qui entend l’être.
Avant de s’intéresser plus particulièrement à la pratique de la psychanalyse en Iran, revenons sur ce qui définit le travail des chercheurs. Celui-ci, et ce quelle que soit la discipline des sciences humaines dont il est question, consiste à interpeler, à détruire des systèmes de représentations relayés dans les opinions publiques qui empêchent d’accéder au réel. Tandis que l’évolution du monde actuel tend à le rendre globalisé, à le faire tomber dans le spectre d’une homogénéisation forcée et abrupte, la psychanalyse replace l’individu dans la relativité de son existence et oblige l’individu quel qu’il soit à interpréter en des termes neufs ce que Freud avait désigné comme le travail de la culture (Kulturarbeit) – comme le rappelle Benjamin Stora dans sa critique du livre La psychanalyse au pays des Saints de Jalil Bennani, psychiatre et psychanalyste à Rabat. [1]
En se questionnant sur l’avènement de la psychanalyse dans un pays autre que celui où elle est née, les chercheurs auront à se confronter à divers points d’achoppement parmi lesquels le développement de l’appareil psychique de l’enfant, la place de la mère et du père dans celui-ci. Mais ce sont également et surtout une interrogation fondamentale sur les concepts psychanalytiques et un regard vers l’avenir qu’ils permettront d’établir.
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Quelle a été votre formation, en Iran et en France, pour devenir psychanalyste ?
J’ai commencé des études de psychologie clinique à l’université de Jondishâpour, située à Ahwâz, au sud de l’Iran. Ensuite, je suis allée à l’université de Paris 7 Denis Diderot. J’ai passé les diplômes français en psychologie de la licence au master et obtenu un doctorat en psychanalyse.
Quelle pratique de la psychanalyse avez-vous ?
J’ai été chargée de cours en psychologie dans des universités publiques et privées : l’Université de Téhéran, de Qazvin, l’Université Islamique Azâd de Karaj. En tant que psychothérapeute-psychanalyste, j’ai pratiqué dans trois cliniques privées dont deux étaient attachées l’une à la faculté de psychologie de Téhéran et l’autre à celle de Karaj. Ces cliniques sont l’équivalent en France des centres médico-psychologiques. Je recevais comme patients des enfants, des adolescents et des adultes. C’est ainsi que j’en suis arrivée à m’intéresser plus précisément aux problèmes de développement psychique de l’enfant qui par la suite peuvent endommager la vie adulte.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le développement psychique de l’enfant en Iran ?
Chez la plupart des enfants iraniens, le détachement à la mère se fait tardivement. Le complexe d’Œdipe qui s’effectue, selon les théories freudiennes, de 3 à 5 ans ne commence ici qu’à l’âge de 8 ans. Ce décalage dans la construction de l’appareil psychique de l’enfant engendre des problèmes dans le sens où l’enfant franchit le passage dans le complexe d’Œdipe à une période où il subit parallèlement les premières perturbations dues à l’adolescence. Pour tout enfant, ce sont deux processus complexes à gérer. Aussi, à partir du moment où il y a collision, si je puis dire, entre ces deux étapes de la construction de la vie d’adulte, des problèmes peuvent subvenir et ce à ce moment-là mais aussi plus tard. Car les phénomènes psychiques ont des effets rétroactifs. Cependant, tous les enfants ne réagissent pas de la même manière devant un tel phénomène : certains s’en portent très bien, d’autres moins. Les psychanalystes iraniens remarquent, dans le second cas, des phénomènes de dépression au cours de cette période de la vie de l’enfant. La dépression peut perdurer jusqu’à l’adolescence en raison du fait que l’identification primaire [3] avec la mère ne connait pas de rupture jusqu’à cette période. C’est pourquoi le développement de l’appareil psychique de l’enfant peut connaitre des difficultés à se programmer.
Quels textes de psychanalyse trouvent dès lors un écho particulier aux situations généralement rencontrées en Iran ?
Selon moi, ce sont davantage les théories de Mélanie Klein et de Winnicott qui s’appliquent aux cas iraniens. Je ne suis ni freudienne, ni lacanienne. Ma pratique reprend les théories de chaque psychanalyste selon le cas devant lequel je me trouve. Il est vrai que les écrits de Lacan sont plus difficiles à faire comprendre et à transmettre aux Iraniens.
D’une manière générale, Freud centre ses théories sur le rôle du père dans le développement de la pensée psychique de l’enfant, alors que Mélanie Klein renverse cela et place la mère dans la position la plus importante. Freud part de l’observation de l’enfant entre 3 et 6 ans. Pour Mélanie Klein, c’est de 0 à 6 ans que tout se joue. La place centrale du père intervient chez Lacan dans ce qu’il nomme la fonction du « Nom-du-Père ». Cette culture de la mère, on la retrouve donc surtout chez Klein et chez Winnicott qui reprendra en partie les pensées de la première. En cela, leurs théories peuvent paraitre plus pertinentes pour la culture iranienne.
On constate donc une différence dans les approches psychanalytiques selon la culture, l’importance de celle-ci dans le développement de la pensée psychique. Quelle est l’influence des mythes fondateurs sur l’identité iranienne ?
Ce rôle de mère en tant que position centrale dans la vie de l’enfant dont hérite la femme iranienne d’aujourd’hui provient de la période préislamique, à savoir la période de Zarathoustra et de Mitra. En cela, l’Iran est un pays à part parmi les autres pays orientaux et en particulier les pays arabes. A cette époque, la mère avait une supériorité au regard du père qui ne possédait qu’un rôle tiers. Autrement dit, la femme avait une place bien plus supérieure à celle de l’homme. Dans la culture européenne, la psychanalyse freudienne parle de « horde imaginaire », laissant la mère inactive, alors que cela n’est pas du tout le cas dans la culture iranienne. Le livre du Shâhnâmeh (Livre des rois), écrit par le poète shiite perse Ferdowsi [4] est d’une importance capitale pour l’étude de la psychanalyse en Iran car il puise ses sources dans la tradition mythologique iranienne. Regardons de plus près le mythe de Tahmineh et de Rostam. Tahmineh impose son aspect du père imaginaire à son enfant ; elle projette sa pensée. Or, ce père qui est façonné à l’image d’un père très puissant, ne correspond pas au père réel. Le père réel présente dès lors des signes de défaillance pour l’enfant. Dans le mythe de Rostam et Sohrâb, c’est Rostam le père qui tue, à son insu, le fils, lors d’une bataille. Ce mythe est en quelque sorte à l’opposé du mythe d’Œdipe. Rostam tue également le Prince Esfandiâr sous l’ordre du Roi Ghoshtasb, le père de ce dernier.
L’introduction de la psychanalyse dans des cultures différentes de celle de la culture viennoise de la fin XIXe – début XXe siècle n’est pas qu’une simple adaptation de la vulgate des concepts freudiens et plus tard, lacaniens. De ce point de vue, quelle est la place de l’invention des concepts en psychanalyse ?
La psychanalyse n’est pas un paradigme fermé. Là où la culture se développe, la psychanalyse se développe. Elle a sa propre dynamique et interagit avec la culture. Ses concepts ne s’adaptent pas à 100 % à la culture d’un pays. En Iran, la psychanalyse a été empoisonnée par d’autres courants pseudo-psychanalytiques qui lui ont été postérieurs. Il en a été de même avec la psychologie, empoisonnée un temps par le béhaviorisme et le pavlovisme. Celui-ci commence à perdre sa place parmi la population. L’affaiblissement de ces courants a permis l’ouverture à la psychanalyse qui porte un regard complètement différent à ce qui existait auparavant. Les concepts du Moi et du surmoi ont été très vite compris et assimilés par mes patients iraniens. Idem pour l’identification primaire.
Quelles difficultés rencontrez-vous dans vos relations avec les cercles psychanalytiques de Paris ?
Il y a parfois des difficultés à faire comprendre aux psychanalystes européens certaines réévaluations que nous souhaitons apporter aux théories, en raison des particularités de notre culture. La capacité d’écouter autrement, d’écouter d’autres choses que celles que l’on a l’habitude de dire est souvent difficile à faire passer. Je me permets de dire cela car je porte deux regards sur la discipline : le regard culturel de l’européenne que je suis devenue et le regard culturel de l’iranienne que je suis.
Comment s’organisent les psychanalystes en Iran ?
La psychanalyse n’est incontestablement pas assez développée en Iran. Pour l’instant, elle n’est pas structurée comme en France. Il faut encore renforcer les institutions. Les pratiques exercées dans le pays sont assez fragmentées : à chaque psy sa pratique ! Le groupe lacanien est très bien organisé en Iran ; c’est celui qui est le mieux organisé : ils ont des ateliers et des programmes précis. [5] Pour ma part, je travaille dans l’association de psychologie sociale iranienne. Il s’agit en quelque sorte d’une psychanalyse culturelle. Mais nous ne sommes pas encore très bien organisés. Nous avons présenté notre démarche et nos recherches dans l’une des usines d’Iran Khodro pour montrer les solutions concrètes que nous apportons. Nous organisons aussi des colloques et des conférences dans des universités publiques d’Iran, comme dans celle de Qazvin où le thème portait sur le complexe d’Œdipe. En septembre, du 27 au 30 septembre 2011, se tiendra un important séminaire sur l’enfance à Shirâz. Il s’agira de présenter le regard de la psychanalyse sur notre société.
Qu’en est-il des publications de psychanalyse en Iran ?
Les ouvrages qu’ils soient de Freud, de Lacan ou de Mélanie Klein, sont de plus en plus traduits mais ils se font encore trop rares sur les rayonnages des librairies. En 2010, ont été traduits en persan Le Malaise dans la culture (1930) et L’avenir d’une illusion (1927) de Freud. Je suis en train de traduire Le développement d’un enfant (1921) de Mélanie Klein.
Quelle est la réception de la psychanalyse dans l’opinion publique ?
La réception est très bonne. L’approche psychanalytique des faits de société se fait de plus en plus. Notre point de vue passe dans les médias et à la télévision. L’ouvrage d’Ali-Rezâ Parmased qui s’intitule La guérison par la psychanalyse est un exemple de cette évolution. Le sujet du livre est général et ne traite pas que de psychanalyse mais un chapitre lui est dédié.
Comment les patients viennent à vous ?
Des personnes qui cherchaient un psychanalyste m’ont été envoyées par le Ministère de la santé iranien ou par les médias nationaux qui avaient entendu parler de mon travail. Cela se fait sinon par le bouche à oreille. Des patients iraniens vivant en Angleterre ou au Japon sont venus me consulter en Iran. D’une manière plus générale, les patients cherchent véritablement à comprendre leurs problèmes ; ils sont très intéressés. Qu’ils soient pauvres ou riches, cela ne fait pas de distinction. Certains préfèrent ne pas avoir à manger mais pouvoir consulter un psychanalyste. La consultation coûte 28 euros et n’est pas remboursée. C’est encore un luxe. Mais malgré cela, des personnes pauvres viennent me voir car elles ont conscience de ne pas aller bien dans leur tête.
Aux côtés de la psychologie, la psychanalyse se développera en Iran de plus en plus. Elle apporte un plus, notamment en ce qui concerne l’éducation, l’attitude à adopter vis-à-vis de ses enfants. Beaucoup d’étudiants cherchent à se former à la discipline. Il faut davantage ouvrir de centres de formations.
Quels sont vos prochains projets ?
Nous mettons en place une équipe à l’Université de Téhéran dont les recherches s’appuieront sur 1500 patients environ. J’ai demandé à plusieurs universités de soutenir cette recherche. Progressivement, les choses se mettront dans l’ordre.
[1] Article « La psychanalyse au Maroc », Mediapart en date du 11 juin 2008.
[2] Docteur de l’Université Paris 7 Denis Diderot.
Psychanalyste, professeur à l’Université de Téhéran, Iran.
Auteur de L’Univers apocalyptique des sectes, une approche pluridisciplinaire, L’Harmattan, Paris, 2009.
[3] Cf. les thèses d’Aulagnier.
[4] 940-1020.
[5] Pour plus d’informations : www.psychoanalysis.ir