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Mario Scalési* : un poète de la nuit
ou de quelques sources de la mélancolie
(1ère partie)
"Le point de départ est simple :
la plupart des hommes ignorent leur ombre." [1]
Mélancolie de la nuit
Ce travail vise à mettre Ce travail vise à mettre en lumière les sources de la mélancolie scalésienne. Il entend en outre montrer l’étendue du champ littéraire et culturel constamment nourri des mutations et des transformations de l’humeur mélancolique de Scalési. En tant qu’œuvre majeure du poète, Les Poèmes d’un maudit [2] constitueront le corpus principal de cette réflexion. Il s’agit aussi de voir comment le contexte sociohistorique et politique a joué un rôle non négligeable dans la composition de ce recueil.
Comment dès lors explorer, dans cette perspective, le mal et démonter ses structures internes ? Comment mesurer son impact et les dégâts qu’il engendre dans l’esprit et le corps ? Quelles sont ses origines et les causes de son irruption, les moments de son acmé et sa léthargie ?
Une lecture qui fera appel à l’interdisciplinarité des Poèmes d’un maudit permettra de mieux appréhender le sens complexe des structures profondes de cette œuvre. Et cela ne semble pas en contradiction avec l’esprit général de ces interrogations. Au contraire, elle se justifie par le repérage de quelques vecteurs essentiels à partir desquels on tentera de développer cette réflexion.
La connaissance de l’homme de son être, pour reprendre la citation de Binswanger Ludwig, apparaît comme essentielle dans son hygiène physiologique. Et il semble que Scalési situe sa vie entière dans cette ombre. [3] C’est d’elle que la mélancolie de la nuit procède. La mélancolie est, par ailleurs, inhérente à l’œuvre de Scalési ; elle tisse et entrelace aussi bien la vie que la création du poète franco-italo-tunisien. Le mot « mélancolie » a de plus été utilisé par ce dernier à deux reprises. [4] De même, la diversité thématique [5] semble être structurée dans son ensemble autour de la conception et la gestation de l’idée de mélancolie. En lisant l’œuvre scalésienne, on est d’emblée surpris de l’ampleur et de la profondeur de l’idéal poétique constitutif d’un corps mutilé et d’un esprit traumatisé. Le corps et l’esprit assurent, dans la douleur, l’unité profonde de l’être scalésien. Ils restent dépendants du contexte historique général ambiant. Rebelle aux conditions socio-économiques scandaleuses de son pays, Scalési paraît submergé par une émotion effusive déteignant pêle-mêle sur les structures sémantiques et architectoniques des Poèmes d’un maudit. Faut-il préciser que la rébellion du poète porte davantage sur la dénonciation de l’aliénation sociale et les outrages historiques que sur la situation également déplorable d’ailleurs de son milieu familial personnel ? Mais au-delà de la diversité des thèmes traités, ce qui importe ici, c’est de voir principalement comment la maladie de la douleur mélancolique fédère et unifie la vision du poète révélant de la sorte les tragédies humaines de son époque, voire sa détermination par une réalité intime et universelle. Intime car l’écartèlement de l’esprit et du corps, dont l’origine est multiple [6] , marque dans la durée une contrariété psychique que le poète ne semble pas bien maîtriser. Universelle, puisque par son enracinement culturel méditerranéen, son origine ethnique, voire son ambition humaniste, Scalési incarne cette « ouverture » qu’il ne cesse de forger tout au long de son recueil.
Il ressort en outre à partir de cette observation préliminaire que l’écriture poétique ancre sa complexité dans la sensibilité d’un écorché-vif que le destin ne semble pas, loin s’en faut, avoir gâté. La dynamique de cette sensibilité apparaît, par ailleurs, consubstantielle à la crise permanente qui hante l’être profond du poète. Les ravages physiologiques dont souffre Scalési minent l’étendue de son existence. Ils modèlent dans l’obscurité la gestation et l’éclosion des mots ainsi que leurs significations les plus paradoxales. De la solitude à la maladie, de l’amour à la haine, de la guerre à la paix, du bien au mal, de Dieu au diable, de l’Orient à l’Occident, de la sagesse à la folie, de la mort au néant, tous ces thèmes sans cesse ressassés font observer que le secret capital de l’œuvre scalésienne s’articule sur un profond sentiment mélancolique que le poète laisse naturellement émerger et saigner dans une expression la plus à même à dévoiler son inadaptabilité à une fatalité existentielle accablante et injuste.
Outre le champ lexical riche de la mélancolie sur lequel on reviendra d’une manière plus détaillée et analytique, il y aura lieu de mettre en lumière la sémiologie de l’atmosphère générale qui se dégage et qui se caractérise par les symptômes de la maladie, de l’angoisse et de la chute, formant ainsi un syndrome mélancolique. Cet univers traumatique rongé par la maladie laisse surgir l’image d’une réalité difforme de l’époque se confondant avec l’histoire personnelle de Scalési.
La mélancolie poétique [7] chez Scalési fait voir en effet différentes formes de cette affection physiologique bien disséminées dans Les Poèmes d’un maudit et que l’on peut identifier selon les catégories génériques suivantes : la mélancolie picturale [8], la mélancolie philosophique [9] et la mélancolie médicale [10] ; toutes se métissent pour produire cette poésie dépressive. La mélancolie est de surcroît perçue par les spécialistes [11] comme une écharde dans la chair de l’Occident. Mais sous cette écharde ne faut-il pas s’interroger sur le degré de la part mélancolique hantant l’être profond de Scalési ? Dans « Hantise » [12] on a toutes les suggestions du mal mélancolique qui colle à une respiration dyspnéique et de surcroît râleuse, l’empêchant de la sorte d’être naturelle. Et qui plus est semble cultiver les symptômes de cette maladie secrète et grave. Sinon, comment encore interpréter les trois vers suivants si l’on n’y reconnaît pas les signes de désolation, d’hébétude et d’isolement caractéristiques de ce mal et selon lesquels Diderot aimait définir la maladie de la mélancolie ? L’obnubilation de la vision du poète se mouvant dans cet univers dépressif est génératrice de fantômisation d’une réalité qui paraît rivée à l’âme du poète dans une triste solitude. Nous sommes ici au cœur de la mélancolie spleenétique baudelairienne avec ses trois invariables, en l’occurrence la tristesse, la solitude et l’ennui. La hantise n’est pas seulement une cruauté mélancolique, elle est surtout un mal insidieux et pervers. Ce qu’il faut encore noter est que la sordidité de cette existence se double de celle du manque d’amour. Laura occupe le souvenir de jeunesse de Scalési, il en a longtemps rêvé, mais sans qu’il ne l’ait jamais, selon ses biographes, possédée. Ainsi, le vide des rimes se double du vide de l’amour.
« Et dans le soir chargé de vague quiétude,
Une tristesse bleue étreint la solitude.
Laura
(…) C’est l’ennui d’être seul qui donne au soir un râle.
Laura »
Dans cette optique, la biographie du poète, malgré ses limites avérées, s’est révélée à elle seule être une faille séduisante renfermant une mine d’informations.
Le corps et ses naufrages sont ici loin de trahir le sens que l’on a voulu identifier à travers la complexité de l’être scalésien qui est englouti dans son autisme. Il faut d’emblée préciser que celui-ci résulte de l’interaction des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux générant des altérations humorales et comportementales chez le sujet affecté. L’affection autistique que l’on peut identifier à travers le corpus en question entend tenir compte de la réalité anatomico-physiologique de Scalési qui, avec sa gibbosité et son impact sur la structure psychique du poète, joue un rôle négatif dans l’équilibre général de sa personnalité. La récurrence du mot souffrance, elle-même structurante de l’œuvre, apparaît comme une affection chronique replaçant l’homme, le poète et l’œuvre sur la même ligne d’un destin tragique. Comme si l’origine de cette souffrance métaphorisait à la fois le monde et ce qui se situe avant la vie et en dehors du monde. Le poète semble ainsi immergé dans un océan de souffrance.
Cette souffrance matérielle éprouvée par Scalési, dans le corps et dans l’âme, a engendré une révolte contre les conditions existentielles du poète qui émergent dans le rapport de l’homme et sa relation avec le monde.
Les références judéo-chrétiennes de Scalési principalement repérées dans Les pleureuses et Judas participent à l’amplification et à l’approfondissement de cette souffrance. Elles ont permis de dévoiler les contours du vertige métaphysique du poète profondément hanté par le mal du péché chrétien. Le sentiment de culpabilité atteint dans la remise en question par le poète de la bonté divine et son adoption de figure de renégat un degré paroxystique. Et c’est dans cette rupture radicale avec les valeurs et la morale de sa société d’origine que Scalési puise le spectre de son affection mélancolique.
La structure sémantique, quant à elle, développe cette même préoccupation de cohérence chez le poète sans cesse assurée par son appel à un univers poético-psychologique gravitant autour de son inadaptabilité à un monde que le culte du Veau d’or [13], et l’argent (Ode à l’argent [14] ) transforment en un enfer intimo-social. Cette posture du poète naufragé ignore toute autre forme de spéculation que celle de la musique des mots, le "vide des rimes" [15] , mettant en perspective l’ennui et le malaise qui le séparent d’un Eros étranger à son univers. Ainsi, ce monde scalésien apparaît comme une infinie et subtile auto-destruction dont les causes résident dans la brutalité et la cécité du destin auxquelles Scalési refuse de se soumettre. La marginalité physique et intellectuelle du poète a sans doute des rapports féconds avec le devenir poétique et la malédiction, comme origine du sentiment mélancolique, ressentis et vécus par le poète francophone comme une dramatique fatalité. Laquelle fatalité s’est transformée en une insurrection poétique instinctivement née chez le poète du désordre des sentiments et du chaos du monde. Cette insurrection a quelque chose dans sa naissance avec la bile noire [16] qui est responsable de la production et du fonctionnement de la violence rhétorique. C’est elle qui officie à sa guise dans un no man’s land intérieur constamment happé par les ondes sismiques de la réalité socio-historique. Mais cette réalité semble amère, ayant un goût bilieux, car toute la voie que le poète poursuit paraît également « amère » [17]. Faut-il encore attester que ce no man’s land est vide et rien que vide d’où toutes ces processions de fantômes et d’échos de morts et de cimetières que jalonnent Les Poèmes d’un maudit. La maladie préside à cet univers funèbre et c’est elle qui lui procure le désir d’écrire.
Il en ressort une rage, une fureur que Scalési n’est pas encore prêt à bien maîtriser car la nature des forfaits de la vie n’ont laissé aucune place pour la raison et la sagesse. Tout est donc chez Scalési tension extrême et excès vertigineux. Les Poèmes d’un maudit apparaissent dès lors comme profondément tressés dans la crise de cette maladie. Selon les cliniciens [18] du XIXe siècle, l’origine de l’excès de fureur se vérifie par un dérangement fonctionnel, en lui-même peu grave, pouvant donner lieu au bouleversement de l’intelligence et qui place dans le corps l’origine des troubles de l’âme. La gibbosité du corps porte déjà les traces de la mort, elle est déjà la marque d’une tare héréditaire.
Que l’affection mélancolique de l’homme repose ici sur un fonds de représentations lacunaires, autrement dit sur des manques et des tares, n’empêche pas d’insérer le discours poétique dans le doute et l’incertitude de l’être scalésien. La constance d’un même mouvement de l’être scalésien dans la souffrance et la peine confère au "dehors" et au "dedans", en l’occurrence le mouvement du monde extérieur centripète dans sa relation avec le monde intérieur centrifuge, une stagnation maladive. Elle vient sans doute à la place d’une parole et tend à compenser un malaise ou une crise existentielle. Elle s’enlise entre les images diurnes et les images nocturnes, et inlassablement s’épuise à se répéter. N’y a-t-il pas là l’ombre de cette « compulsion à penser » ou cette « pression d’idées » si bien défendue par les psychiatres allemands [19] sur le modèle d’un tourbillon qui creuse et sans cesse se referme ?
N’y a-t-il pas lieu de penser également à une « hémorragie interne » [20] , pour reprendre l’expression freudienne, entretenue par la force d’une pompe aspirante toujours en activité ? Cette étiologie psychosomatique est typique du malade mélancolique qui se rend compte de la difficulté qu’il éprouve à organiser sa pensée. La logique apparente d’un discours dévitalisé dissimule en réalité un monde hallucinant et chaotique, rongeant avec frénésie la jeunesse fanée d’un poète enivré d’exil intérieur et supportant sans doute mal son déracinement.
Le déracinement, ici, est à la fois l’affirmation de l’étrange-je et la quête de l’autre dans l’intériorité contradictoire et solitaire. Cette solitude intérieure, encore cette vie d’ombre [21] , engendrent des conditions d’existence casanières et funèbres. Elles nourrissent, au stade de cette réflexion, un discours pléthorique à l’allure d’une existence mutilée. Creuser, comme dit l’auteur du Procès [22] , « la fosse de Babel » (fosse et non plus tour), telle est infiniment la mission du poète maudit.
Le paroxysme du doute et le clivage de l’être intérieur ne permettent à Scalési aucune décision, alors que le monde, les hommes et les choses continuent toujours à l’entraîner à son insu dans leur danse et dans leur vertige. Cette tension le mène-t-il paradoxalement à s’évider lui-même, à forcer ce mouvement tourbillonnant, qui le fait se situer « dans une pure passivité » et dans un pur « à côté » ? Le « rester à côté » et le « y revenir encore » définissent bien ce mouvement en spirale qui, poussé à l’extrême chez le poète mélancolique, lui barre l’accès au monde extérieur en le condamnant au repli sur soi et à l’indifférence apathique. [23] La métaphore infra révèle la condamnation du poète à la déshérence et à la malédiction. L’inversion de l’image historique du sacrifice et de la souffrance du Christ au nom de la rédemption de l’humanité, indique dans quel sens il faut lire la damnation éprouvée par Scalési.
Encore une fois, la pauvreté semble tenir le haut du pavé dans la structure globale de la pensée scalésienne. Elle cloue le poète à une vie animale avec un cortège de dégradation morale et d’absolue déshérence. La pauvreté, c’est d’abord la précarité et le désespoir. Elle est ensuite un calvaire qui éradique l’être même de Scalési, le plongeant ainsi dans les troubles d’humeur mélancoliques. Les bêtes enfin qu’il y dénonce ne sont-elles pas plutôt les sociétés humaines qu’il a disséquées et qu’il a finies par comprendre, d’où sa profonde désillusion ? Sa crucifixion sur la croix de la misère peut être interprétée encore comme une forme de mélancolie liée à la privation et à tout autre signe de frustration matérielle. Les bas fonds immondes dans lesquels Scalési entretient son quotidien représentent son habitacle, pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu pour sa richesse sémantique, c’est l’enfer auquel il est assigné. L’auto-damnation est sans appel, la rédemption est exclue.
Lisons les vers suivants pour mesurer le degré de solitude dans lequel est recroquevillé ce déshérité du monde, blessé dans la chair et l’esprit :
« Je suis né sur la croix et je meurs dans l’étable,
où les cris du bétail étoufferont ma voix.
(...)
La croix où je naquis a nom la pauvreté,
Et l’étable puante où je suffoque et grince,
Sans espoir d’en sortir, c’est le monde habité.
Je descendis, au lieu de monter mon calvaire,
(...)
Maintenant, prisonnier dans le séjour des bêtes,
Titubant au milieu des auges et des foins » [24] .]]
Qu’advient-il du poète quand il est vide de désir, intériorisant un vide de sentiment ?
Le suicide manqué et la mort de sa sœur se présentent comme une isotopie de la tristesse [25] mélancolique alimentant sa maladie de deuil personnel et la nostalgie de l’objet perdu. Cette situation assigne à Scalési un travail ascétique d’introspection, le conduisant à approfondir son être dépressif.
Les séquelles de ces événements de la vie privée ne sont-elles pas pourvoyeuses de crises cliniques, de profonds traumatismes représentés ici comme une rupture et une mise entre parenthèses d’une expérience catastrophique ? La poétique scalésienne, vue dans sa relation avec celles-ci, exprime dans une autre strate psychique, indubitablement fragile, un affrontement constant et le face-à-face mortel entre la vie ratée et les convulsions du néant. Un néant auquel l’image de l’être défaillant scalésien n’a pas pu barrer l’accès. En prise avec cette réalité, Scalési n’est-il pas menacé de perdre son image précaire dans la vulnérabilité de l’existence de l’être ? L’irréductibilité de la maladie psychocorporelle annule par conséquent toute forme d’idéal positif de l’être de Scalési. La maladie génère des fluctuations métaboliques, voire une certaine élasticité atrophique de la sensibilité. Elle emprisonne et empoisonne l’âme du poète dans la permanence de cette fragilité. En examinant le champ lexical des Poèmes d’un maudit, on relève une solide structure d’opacité liée à l’espace. Aussi le « temps humain », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Georges Poulet, semble avoir été pétrifié dans les métastases de la douleur de l’esprit et du corps. Il se dessine au cœur du cadre spatio-temporel un puits sans fond où grouillent les vociférations et les cris d’étouffements. Nous ne pouvions pas mesurer le naufrage du poète si nous ne tenions pas compte de la réalité tragique qui s’instille sans cesse dans le moindre interstice des mots, car là est sans doute la preuve de l’asthénie générale du corps et de l’esprit. Il n’y a plus de volonté immunisante pouvant forger un autre type de vision et naturellement, une autre poéticité. L’échec est patent, il tire le poète vers les forces souterraines où il se révèle éclatant dans sa posture infernale de damné : « les abîmes », « du profond de l’abîme » [26], « le vertige » [27] , « les sillons béants » [28] , « au fond de l’ombre » [29], « de la géhenne » [30] , « le bourbier ténébreux » [31] , « Au fond d’un enfer inédit » [32].
Il ressort de cette esthétique du gouffre une constante de cette structure de souvenir du désastre de la chute de Scalési dans l’escalier, voire de l’engagement de l’être scalésien, comme scaphandre, dans une sorte d’« Océan » [33] de création et d’invention. Aussi l’être profond du poète tend à s’immerger non seulement dans sa mémoire martyrisée, mais il paraît aussi déchiré par un monde privé de lumière. "Le pays de l’ombre" abordé plus haut, ce dédale de l’être primitif, est sans conteste le lieu privilégié de tous les tumultes et de toutes les décompositions de celui-ci. Il y a là, semble-t-il, une connivence réelle entre le poète et les forces de la nuit. Mais cette connivence n’est rien d’autre que la mort définitivement logée dans l’âme désespérée de l’homme depuis sa naissance. Il y a là encore une angoisse tourbillonnante liée au sentiment de déchéance marquant la condition crépusculaire de la venue du poète au monde. L’être y apparaît englouti dans des couches psychiques profondes et bilieuses dont les failles situées entre l’opacité du monde l’empêchant de s’y dégager et la blessure irrémédiable de son être torturé, exacerbent l’inquiétude, l’anxiété, touchant le plus souvent au delirium de Scalési.
Des pensées obscures, une mystique de l’ombre, font songer à la fin du monde, signes sans doute de la douloureuse et injuste exclusion du poète du monde. Scalési y laisse transparaître un être farouchement résistant, ne capitulant devant rien. Singulier dans sa posture, celui-ci résiste au règne du mal. Une structure profonde de désespoir, liée par essence à l’obsession de la mort, soutient les arcanes de la souffrance du poète, mettant en branle le dépareillage de l’être de Scalési, avec ses sources d’anémie de vivre et sa propulsion à la détresse du monde. Ces méandres de la vie intérieure sont captifs de la tyrannie de l’inquiétude et du doute de l’existence, ils indiquent un autre chemin de la mélancolie se situant à la croisée de la révolte et du fatalisme.
"Adieu, clairons, lauriers, triomphe et cheveux d’or
C’est un soleil éteint qui devant moi se lève
Et c’est dans le néant que mon amante dort" [34] Le pessimisme est total, il appelle au non-sens de la vie et à la logique du néant qui s’installe pour toujours avec cette fois le triomphe de l’absurde et la dérision de l’homme. Ce qui importe, par ailleurs, pour Scalési, c’est davantage l’échec et la faillite de l’humanité que l’idée fixe de l’appréhension de sa pathologie personnelle, qu’il butine pourtant dans un réquisitoire radical contre l’esclavage de l’homme par l’homme. Ce côté rousseauiste scalésien couvre une quête des origines autant qu’une révolte ontologique qu’il assure et fonde sur une nouvelle morale en dehors de l’histoire corrompue de l’homme et du monde. L’idéal de Scalési se situe sans doute aux confins des possibilités d’une renaissance et l’utopie d’une autre entité physique dans laquelle il projette une autre existence. Le sentiment d’incomplétude ne peut pas ne pas retenir l’attention émotionnelle et philosophique du poète. Le sentiment spleenétique rappelle non seulement l’impact des Fleurs du mal de Baudelaire sur ses choix esthétiques mais aussi l’importance de leur effusion naturelle. Cette poésie, qui a élu comme abri de sa fulgurance le souterrain et l’obscurité, est une poésie de la mort inscrite dans l’infirmité physique. Ici, il faut souligner que l’inscription de la mort dans cette « poésie liquide » [35] navigue, dans une lenteur obsessionnelle et écrasante, à travers vers, rythme et rimes parce qu’elle découle d’un héritage littéraire occidental historiquement et structurellement pénétré par la mort.
« S’il contient tant de vers funèbres
ces vers sont le cri révolté
d’une existence de ténèbres
Et non d’un spleen prémédité. » [36]
La fulgurance de la douleur n’est pas seulement dans ces vers tributaires de l’être froissé du poète, elle est la matière même de l’être singulier et individuel qui, dans un monde tragique et crépusculaire, se montre ruminant, brisé et indicible. L’indicibilité n’est pas non plus un mot chargé de révolte, incapable de dire ce que le poète éprouve au fond de lui-même, elle est avant tout la mort de l’espérance, le repli autistique pénétré de ravages psychiques. Ce qui caractérise justement l’état mental mélancolique de Scalési, c’est qu’il ne tend plus à rien et qu’il entre progressivement dans la croyance en l’inéluctable de l’impuissance et de sa propre négation. Le poète se comporte inexorablement comme une victime d’une grande injustice. Et sa réaction provient d’une constellation psychique qui était celle de la révolte avant de devenir celle de l’accablement. S’assimiler au pur rien de l’existence, telle était la démarche déconcertante de Scalési. La décomposition de l’être dans un cri vengeur et son abolition dans les effets des incidences extérieures, en l’occurrence les actes des « meurtriers, ces convives noirs du noir festin » [37] déstabilisent le poète et amplifient ses incertitudes secrètes en le dressant, dans sa folie, contre tous les ordres dont la philosophie se nomme « colonialisme » [38] , « féodalisme » [39], « hégémonie d’une loi scélérate » [40] .
Vécue comme une guerre perpétuelle contre la souveraineté et la dignité, l’humiliation de l’homme, celle de Scalési en premier lieu, se présente telle une offense envers la vie intime, voire une illégitimité de celle-ci. L’illégitimité de la vie, pour Scalési, est de rester fidèle à la condition d’homme humilié. L’humiliation est ici répression alimentant son attitude de "comptable" [41] , qu’il ressent comme radicalement dépourvue d’honneur et d’humanité. La fonction administrative de comptable lui fait dire et découvrir les horreurs du pouvoir occulte de l’argent, la manipulation d’un monde sépulcral conditionné par le lucre. Une logique morbide émane de la vision atrabilaire du poète dont le soubassement philosophico-culturel se distingue nettement par l’identification de Scalési au Christ [42]. La quête messianique du poète se justifie par l’expérience de l’échec, ce purgatoire de l’âme ayant permis à Scalési de refonder sa foi. A l’instar de la révolte nietzschienne qui épargne la primauté de la non-responsabilité du Christ dans la décadence de la morale humaine, Scalési, lui, épargne l’authenticité immarcescible du Dieu chrétien, le dotant de la sorte d’un retour possible. Ainsi, l’être scalésien ne se déduit plus d’une suite de syllogismes, il faut le chercher tout au long d’une expérience, le fonder sur son propre nihilisme.
Le désenchantement de l’être scalésien confère au recueil principalement autobiographique une filiation poétique avec une littérature dépressive allant, depuis la dernière décennie, crescendo. « Tentation » [43] , « Le châtiment » [44], « Un baiser » [45], « Révolte » [46] , etc., entonnent les sons d’une harpe lyrique et en disent long sur l’origine de la désaffection sentimentale et intellectuelle du poète à l’égard de la civilisation. Ce dernier y inocule une vision spectrale de l’existence, faisant émerger le dépérissement des valeurs spirituelles [47] , incarnant l’échec de sa rébellion. Au fond, c’est bien cette idée de rébellion contre le vide spirituel qui contribue à maintenir en lui une sorte de tension, un état d’excitation permanente dirigé vers la quête d’un idéal difficile à formuler dans un projet crédible. Mais cette quête n’est rien d’autre en réalité qu’une saignée du vide dans un infini de vide infâme. Le désir absolu d’apprendre et de découvrir crée un sentiment d’insatiabilité que la logique de la réflexion ne fait qu’empirer. Ainsi la posture du quêteur de vérité se heurte à quelque chose de miroitant qui inlassablement l’attire et dont il ne connaîtra jamais ni l’origine ni la fin. Une telle quête de vérité apparaît dès lors comme la condition même du mélancolique.
"En savoir plus que les autres et, par ce savoir, se trouver confronté à l’inaccessibilité d’une vérité qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on l’approche et dont le mirage s’accroche aux limites fuyantes du raisonnement logique, telle apparaît du point de vue de la simple analyse formelle du discours (poétique),
la condition existentielle du mélancolique..." [48] À suivre...
* Né à Tunis le 16 février 1892, mort à Palerme dans un asile psychiatrique le 13 mars 1922.
[1] Humbert, E.-G., L’homme aux prises avec l’inconscient, Paris, Retz, 1992.
[2] Les Poèmes d’un maudit, publication de Bannour, A., Tunis, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1996. Il faut signaler que l’on s’est servi dans ce travail de l’édition bilingue de 2010 réalisée par Hédi Balegh.
[3] Le mot « ombre » est particulièrement récurrent dans Les Poèmes d’un maudit.
[4] Voir Les Poèmes d’un maudit, pages 53 et 94.
[5] La malédiction, la misère morale et sociale, la nature, la dénonciation de la féodalité, l’infirmité et la maladie, la solitude et la mort, la religion, la folie, le rire et l’ironie, etc.
[6] On pense ici à l’impotence de Scalési, son déracinement identitaire, sa misère, son sentiment de malédiction, voire au contexte socio-économique et familial déplorable qui le voit naître, etc.,
[7] Par mélancolie poétique, on entend toute forme de poésie ayant subi des altérations et des modifications d’humeur et de comportement, créant des ruptures, des abîmes, des fluctuations dans la structure générale du poème, due à une affectation plus profonde de la sensibilité du poète. Cette affectation psychique imprègne à n’en pas douter l’esprit et le corps de celui-ci nourrissant de la sorte vers, rythme et rime. Cela signifie que la mélancolie comme structure latente est le principal moteur de structuration du vers et de l’organisation du poème.
[8] La mélancolie picturale est, dans le cadre de cette étude, une composante de la mélancolie poétique. Elle résulte du génie optique du poète, qui est déterminé par la qualité de sa sensibilité et par les conditions socio-historiques de son époque. L’expression « les couleurs de la mélancolie », titre d’une exposition dans la peinture neuchâteloise (1820–1940) de Léopold Robert à François Barraud organisée en 2004 au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, peut pertinemment suggérer le sens véritable de cette définition en traduisant le travail que l’œil du peintre (ici le poète) accomplit. Il s’agit ici de montrer comment le regard joue une fonction importante dans le ressouvenir du paysage qu’il instille dans la coulée du langage poétique. La mélancolie picturale est, par ailleurs, un dédoublement esthétique chez le poète car peindre et écrire sont deux actes de création différente, qui trouvent dans les couleurs et dans la fulgurance des mots une même source de sensibilité chez le créateur. L’histoire de la poésie française vue à travers les mouvements esthétiques comme par exemple le mouvement romantique, le symbolisme, ou les mouvements d’avant-gardes du XXe siècle, illustrent à leurs façons cette réalité esthétique. Les Poèmes d’un maudit recèlent bien ce dédoublement esthétique qui, par sa picturalité intense, révèle le sens de profonds troubles psychiques à la limite de ce que Rimbaud appelle « les dérèglements des sens ».
[9] La mélancolie philosophique procède d’une réflexion scalésienne sur des problèmes métaphysiques, des choix moraux, des questions du bien et du mal, la création du monde, voire sur les conditions de la justice divine et humaine ainsi que sur la vie quotidienne etc. ; ce genre de mélancolie fait partie intégrante de la pensée du poète méditerranéen. Dans l’optique de la médecine ancienne, les philosophes sont considérés comme des sujets mélancoliques. Scalési, de par son activité poétique, incarne bien la figure du poète-philosophe mélancolique.
[10] La mélancolie médicale porte sur les maladies du corps et de l’esprit. Elle est à l’origine de l’invention des médicaments et des diagnostiques des pathologies mélancoliques, tout comme elle est pourvoyeuse des thérapies et soins nécessaires aux troubles et maux des patients. Cette catégorie de mélancolie fait aussi partie intégrante du quotidien de Scalési. Le poème illustratif de la douleur saturnienne hantant l’existence de celui-ci est sans doute Océan qui est la description physique même de l’astre de mélancolie, en l’occurrence Saturne. Comme si la mélancolie médico-clinique était en fin de compte consubstantielle à la vie du poète.
[11] Voir entre autres la préface de La mélancolie au miroir de Bonnefoy, Paris, Julliard, 1989.
Outre l’ouvrage de synthèse de R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la Mélancolie, Paris, NRF Gallimard, 1989 trad. fr., on peut citer notamment : S. Freud, Deuil et mélancolie, 1917 ; Romano Guardini, De la mélancolie, trad. de l’all., Paris, Points-Seuil, 1953 (sur Kierkegaard) ; Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, J. R. Geigy S.A., Bâle, Suisse, 1960 (thèse d’histoire de la médecine ; des extraits figurent dans le numéro sur la mélancolie du Magazine littéraire, voir infra) ; André Chastel, Fables, formes, figures, Paris, Flammarion, 1978 (histoire de l’art) ; Hubertus Tellenbach, la Mélancolie, trad. de l’all., Paris, PUF, 1979 (approche psychiatrique fondée sur l’histoire de la médecine) ; Jackie Pigeaud, La Maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981 (antiquité et médecine mentale) ; Maxime Préaud, Mélancolies, Paris, Herscher, 1982 (iconographie de la mélancolie) ; Le Débat, n° 29 mars 1984 (articles de Y. Hersant, J. Starobinski, M. Fumaroli, K. Pomian...) ; Marie-Claude Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984, et Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987 (approches psychanalytiques) ; Magazine littéraire, juillet-août 1987, dossier « Littérature et mélancolie » ; « Aristote », L’Homme de génie et la mélancolie, préface de J. Pigeaud, Paris, petite bibliothèque Rivages, 1988 ; Jean Starobinski, La mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989. Voir aussi les travaux de Yves Hersant (traductions de textes et introductions d’éditions critiques : « Hippocrate », Sur le rire et la folie, Paris, Rivages, 1989 ; traduction de Marsile Ficin dans le Magazine littéraire, etc.) ceux d’Olivier Pot sur le XVIe siècle, ceux de Screech sur Montaigne, ceux de Patrick Dandrey sur le XVIIe siècle en France, et de R. Chambers sur le XIXe siècle. Dans son ouvrage Littérature et Anthropologie (Paris, PUF, 1993, p.244), Louis Van Delft signale également la thèse trop méconnue de H. Weinrich.
[12] Les Poèmes d’un maudit, édition bilingue de Balegh, Hédi. p. 85.
[13] Ibid., p. 210.
[14] Ibid., p. 199.
[15] Voir « De Profundis clamavi » in Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire.
[16] Nous soulignons.
[17] Voir Balegh, H., Les Poèmes d’un maudit, édition bilingue, Tunis, 2010, « Ma mère », p. 50.
[18] Voir à ce propos entre autres Pinel, Charcot, Freud, etc.
[19] Voir l’école allemande et surtout Wilhelm Griesinger, Emil Kraepelin, Kurt Schneider, etc.
[20] Voir Freud, S., Deuil et mélancolie, paris, Payot, 2011.
[21] Voir à ce sujet la Psychologie analytique, et surtout Jung, C.-G., L’Âme et la vie, Paris, LGF, 1995.
[22] Kafka, F., Le Procès, traduction d’Alexandre Vialatte. Gallimard, Folio, 2010.
[23] Voir entre autres Chapouthier, G., La douleur : des animaux à l’homme, Paris, L’Harmattan, 2008.
[24] Les Poèmes d’un maudit, p. [[Ibid., 61.
[25] La tristesse représente une paralysie de l’appareil moteur volontaire, constriction du système vasomoteur.
[26] Les Poètes d’un maudit, p. 6.
[27] Ibid., p. 22.
[28] Ibid., p. 22 et 92.
[29] Ibid., p.87.
[30] Ibid., p.85.
[31] Ibid., p. 21.
[32] Ibid., p. 5.
[33] Il s’agit du titre d’un poème, p. 116, qui rappelle au fond la propre physique de Saturne.
[34] Les Poèmes d’un maudit, p. 164.
[35] Par poésie liquide, nous entendons toute poésie dont le langage est friable, poreux et fangeux et dont le centre de gravité représente l’étendue bilieuse confondant l’être du poète et le monde. Faut-il encore rappeler que cette poésie se décline dans une écriture nimbée de larmes. Celles-ci se confondent, par ailleurs, avec la densité de la souffrance. Voir ci-dessous.
[36] Les Poèmes d’un maudit, p. 3.
[37] Ibid., p. 91.
[38] Ibid, p. 95.
[39] Ibid., p. 91.
[40] Ibid., p. 89.
[41] Ibid., p. 61.
[42] Ibid., p. 1 et
[43] Ibid., 53.
[44] Ibid., 56
[45] Ibid., 61.
[46] Ibid., 195.
[47] Voir, Weber, Max, L’éhtique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pinguin, 2002.
[48] Voir Klibansky, Panovsky et Saxl, Saturne et la Mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, p. 268.