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Lidentification d’un groupe ethnique peut se fonder sur plusieurs facteurs de civilisation comme l’appartenance à une sphère géographique, les ascendances anthropologiques, la pratique d’une langue ou d’un dialecte, les éléments identitaires, soit historiques soit culturels, les croyances religieuses, les éléments mythologiques, les us et coutumes, les apparences physiques… Le fait qu’un groupe ethnique soit majoritaire ou minoritaire au sein d’une entité nationale ou étatique (organisation politique d’un territoire habité par une population) peut donner des aspects différents à la question ethnique ; le groupe ethnique majoritaire et dominant pouvant revendiquer un caractère national pour son identité par rapport aux groupes minoritaires au statut régional et local.
Dans les temps modernes, l’ethnicité se transforme en « question ethnique » sous l’influence de la théorie moderne de l’Etat-nation, c’est-à-dire une notion politique qui suggère l’assemblage entre un Etat (organisation politique) et une nation (individus qui s’identifient comme appartenant à un groupe). La question ethnique pourrait prendre tout son sens du fait que l’Etat se considère comme monolithique et homogène ou, à l’inverse, comme pluriel et hétérogène. Dans le second cas, l’ethnicité prend une forte connotation « identitaire » dans le sens politique et social du terme. En d’autres termes, la question ethnique semble être moins liée à ses dimensions anthropologiques ou ethnographiques qu’aux questions d’ordre politique comme l’égalité ou l’inégalité des chances, la redistribution équitable ou non des richesses, la participation à la vie politique, économique, sociale ou culturelle, etc.
L’Iran fait partie de ces nombreux pays du monde dont les Constitutions respectives reconnaissent le caractère pluriel et pluraliste de la « nation » composée de plusieurs groupes ethniques. Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, la question de « l’identité » semble d’ailleurs se placer, plus que jamais, au centre de tous les débats théoriques et devenir un acteur, voire un « moteur » des événements. Souvent, la diversité ethnique est présentée comme un facteur de richesses culturelle et sociale ou une opportunité de coopération et de partage des responsabilités et des moyens, dans un climat de coexistence basé sur la communion d’idéals et d’intérêts. Mais il faut aussi souligner que la question ethnique peut être très facilement politisée pour devenir un instrument de mobilisation rapide et massive d’une partie de la population, instrument qui est souvent utilisé, dans divers pays, dans le cadre des revendications identitaires, politiques, économiques, etc. En ce début du XXIe siècle, les exemples en sont nombreux sur les cinq continents, chacun présentant un aspect spécifique de la question de l’identité ethnique : les conflits « ethniques » dans plusieurs pays d’Afrique, les revendications des « Peuples autochtones » au Canada, la question des populations Ouïgours à Xinxiang (Chine), l’affaire des Roms en France, la rivalité Wallons/Flamands en Belgique, ou la crise actuelle en Ukraine qui semble devenir, selon les observateurs, la crise majeure du continent européen au XXIe siècle.
Nous pourrons peut-être schématiser le problème d’une autre manière : quelle échelle faut-il adopter pour déterminer le rapport avec soi, avec les autres et avec le monde ? Cette échelle est-elle locale, nationale, universelle ou « mondialisée » ? Est-il possible d’envisager un pluralisme théorique et pratique pour marier ces trois niveaux de pensées afin de pouvoir exploiter les possibilités d’un pragmatisme positif permettant de ne plus prétendre remédier aux maux du monde grâce à une seule et unique formule magique, mais de les traiter cas par cas avec une méthode qui engagerait chaque fois le taux le plus élevé de participation locale et nationale… et pourquoi pas mondiale ?
Les Azéris d’Iran vivent dans une vaste région située dans le nord-ouest iranien ayant des frontières communes avec quatre pays : République d’Azerbaïdjan et Arménie (nord), Turquie et Irak (ouest). Les terres azéries correspondent approximativement à la superficie de quatre régions administratives : la province d’Azerbaïdjan occidental, la province d’Azerbaïdjan oriental, la province d’Ardebil et la province de Zandjân. Il faut souligner que la province d’Azerbaïdjan occidental est la région azérie la plus multiethnique étant donné la présence des populations arménienne et assyrienne, d’autant plus que la partie sud de cette province est plutôt peuplée de Kurdes que d’Azéris.
La population des Azéris d’Iran est estimée entre 12 et 15 millions, ce qui ferait des Azéris le deuxième groupe ethnique du pays (derrière les Persans), représentant entre 16% et 20% de la population nationale. Les Azéris sont majoritairement chiites, et leurs us et coutumes ressemblent beaucoup à ceux de leurs voisins immédiats à l’intérieur du territoire national, c’est-à-dire les Kurdes et les Persans ; mais également aux autres groupes ethniques iraniens géographiquement plus éloignés, surtout les groupes turcophones comme les Turkmènes et les Qashqaïs. Cela n’empêche pas l’existence de caractéristiques qui pourraient les rapprocher aussi des peuples vivant au-delà des frontières nationales : les trois pays du Caucase du sud (République d’Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie), la Turquie ou même les régions turcomanes du nord de l’Irak dont les langues ressemblent beaucoup à celle des Azéris d’Iran.
Les Azéris célèbrent les mêmes fêtes religieuses et nationales que les autres groupes ethniques d’Iran. Cependant, il existe certainement des détails dans leurs us et coutumes qui pourraient les distinguer d’autres peuples d’Iran. Par exemple, il existe quelques différences formelles et cérémoniales dans la célébration de l’Ashourâ, anniversaire du martyre de l’Imam Hossein. Ces différences socioculturelles attirent souvent l’attention des non-Azéris dans les villes ou les métropoles de peuplement mixte comme Téhéran.
La cuisine azérie semble également se situer dans cette posture mixte turco-iranienne, les recettes azéries ayant des ressemblances et des différences avec celles de compatriotes d’autres ethnies. Nous pouvons en citer quelques-unes : par exemple, la soupe de yaourt que préparent les Azéris assez communément chez eux, semble ne pas avoir d’équivalent exact dans la cuisine d’autres régions iraniennes, et si les recettes azéries sont très souvent identiques à celles d’autres régions iraniennes, il arrive parfois que cette ressemblance se limite à une homonymie langagière. C’est le cas, par exemple, du ghormeh-sabzi qui est souvent qualifié comme plat national des Iraniens : les Azéris préparent ce repas de la même manière que les Persans, mais les ingrédients végétaux étant essentiellement différents dans les deux recettes, les plats perse et azéri, bien qu’homonymes, ont des saveurs complètement différentes.
La langue est l’élément fondamental de l’identité azérie
Habituellement, les Azéris d’Iran appellent « turque » leur langue, et se désignent aussi comme « Turcs ». La langue azérie appartient au groupe des langues turciques faisant lui-même partie de la famille des langues altaïques. Durant son évolution historique, le « turc azéri » a connu l’influence de l’arabe et du persan. A l’époque de la révolution de la télécommunication et de l’information, cette langue est aujourd’hui influencée par le turc. Depuis des siècles, l’azéri s’écrit, comme le persan, en alphabet arabe. Dans les régions azéries d’Iran, la langue azérie n’a presque jamais été la langue officielle de l’éducation. La Constitution autorise pourtant son enseignement (comme pour d’autres langues d’Iraniens) à l’école et à l’université. Ceci dit, l’usage de l’azéri se limite actuellement au cadre privé. C’est donc la langue courante de conversation, uniquement utilisée par les médias audiovisuels locaux. Il y a aussi des publications en azéri non seulement dans les régions azéries du pays, mais aussi à Téhéran et à Qom. La langue est également utilisée sous forme écrite sur Internet (tantôt en alphabet arabe, tantôt en alphabet latin suivant le modèle de la République d’Azerbaïdjan).
L’azéri est également une langue de poésie et de littérature, ainsi que le support de la mythologie turco-azérie. Les exemples les plus anciens de la poésie azérie datent surtout du XIVe siècle, à l’époque où l’Azerbaïdjan était gouverné par les fédérations turcomanes des Aq Qoyunlu et des Qara Qoyunlu. L’œuvre poétique d’Emâdeddin Nassimi (1369-1417), l’un des plus grands poètes classiques de l’Azerbaïdjan, date de la fin du XIVe siècle. Le XVIe voit le développement de la littérature azérie avec l’avènement des Safavides, eux-mêmes originaires d’Azerbaïdjan : Mohammad Fozouli (1483-1556) est sans doute le plus grand poète turcophone de ce siècle. Sa poésie lyrique, comme celle de Nassimi, se place parmi les chefs-d’œuvre de la littérature azérie. Aux XVe et XVIe siècles, les anciennes légendes de la tradition orale des peuples turcophones prennent enfin leur forme écrite : Dede Qorqut (œuvre mythique), Köroglu (œuvre épique) et Asli va Karam (œuvre lyrique). Ces légendes sont largement inconnues du public non-turcophone, tandis que les Azéris partagent ce patrimoine avec les Turkmènes, les Afshârs, les Qashqaïs, les Turcs et les autres peuples turcs.
La région qui s’étend de la mer Caspienne à l’est à l’Anatolie à l’ouest, et du Caucase au nord au Zagros au sud, s’appelait Atropatès à l’époque de l’Empire achéménide. Le mot semble avoir évolué au fur et à mesure pour devenir « Azerbaïdjan » au début de la période islamique. Cette région a été habitée par différents peuples. Ses habitants actuels sont les Azéris qui sont communément considérés comme un peuple turc en raison de leur langue. Ce qui s’impose logiquement à l’esprit est que les habitants actuels de l’Azerbaïdjan, parlant très majoritairement une langue turque, font partie de la famille des peuples turcs. La polémique semble donc s’étendre ailleurs. En effet, ce sont les origines des Azéris qui font l’objet de théories différentes, théories qui s’opposent parfois de manière radicale pour des raisons souvent politiques et idéologiques. Autrement dit, cette controverse ne porte pas sur l’état actuel des choses, mais sur l’ancienneté et l’étendue d’un phénomène historique que l’on peut appeler la « turquisation » de l’Azerbaïdjan (comme beaucoup d’autres régions actuellement de population turcophone).
L’installation plus ou moins permanente des populations turques en Azerbaïdjan aurait commencé probablement à partir du Xe siècle de notre ère, c’est-à-dire près de trois siècles après l’islamisation de la Perse des Sassanides. Ce mouvement de migration avait peut-être commencé sous le règne de Mahmoud le Ghaznavide (971-1040). Elle s’accéléra probablement sous les Seldjoukides qui régnèrent à la fois en Irak, en Iran et en Anatolie entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIIe siècle. Ce qui apparaît certain est que sous les Qara Qoyunlu (1375-1468) et les Aq Qoyunlu (1378-1508), ce phénomène de « turquisation » était devenu stable. Par conséquent, la grande majorité des habitants de l’Azerbaïdjan était turcophone au début du règne des Safavides chiites qui vainquirent les troupes des Aq Qoyunlu sunnites près de Nakhitchevan en 1502.
Les guerres irano-russes de 1812-1828 ont joué un rôle fondamental dans l’histoire du peuple azéri. Suite à ces deux guerres, les territoires situés au nord du fleuve Araxe furent définitivement annexés à l’empire russe, et l’Etat iranien, représenté alors par la dynastie qâdjâre, perdit sa souveraineté sur la partie nord du territoire où vivaient les Azéris depuis des siècles. Cette répartition géographique et politique marqua profondément le destin du peuple azéri. La partie sud des terres azéries est restée iranienne, tandis que les terres situées au nord de l’Araxe devinrent russes pendant près d’un siècle, avec une courte période d’indépendance dans les années 1918-1920. Après cette date, ces terres firent partie de l’Union soviétique pendant plus de 70 ans. La République d’Azerbaïdjan proclama finalement son indépendance en 1991. Ainsi, après les guerres irano-russes du début du XIXe siècle, les Azéris des deux côtés de l’Araxe ont vécu deux destins différents, bien qu’ils aient les mêmes origines historiques, culturelles, religieuses et linguistiques.
La position des Azéris d’Iran vis-à-vis d’importants événements historiques de l’Iran du XXe siècle témoigne de l’intégration complète des Azéris au projet « national », avec les mêmes valeurs et idéaux que leurs compatriotes, en dépit de la diversité culturelle, religieuse ou linguistique qui existe effectivement parmi les divers peuples d’Iran. Les exemples du nationalisme des Azéris iraniens ne sont pas rares dans l’histoire du XXe siècle : l’engagement héroïque du peuple azéri dans la Révolution constitutionnelle de 1905-1911 que personne ne considérait à Tabriz comme une affaire de Turcs ou de Perses, mais plutôt comme une œuvre nationale ; ou encore le désaveu du séparatisme prôné par le Parti démocratique d’Azerbaïdjan à l’époque de l’occupation des régions azéries par l’Armée rouge soviétique pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Il y eut également la contribution des Azéris au mouvement de nationalisation de l’industrie pétrolière (1950-1953), à la Révolution islamique de 1979 et à la défense de la patrie pendant la guerre irano-irakienne de 1980-1988.
L’intégration des Azéris à la société iranienne ne se limite pas seulement à la participation à la vie politique, car la présence des Azéris est remarquable dans tous les domaines, économiques et industriels, ou socioculturels, artistiques et littéraires. Cette intégration a aussi une dimension démographique, qui se manifeste notamment au travers de mariages mixtes courants, en particulier dans les métropoles de peuplement mixte.
La seconde moitié du XIXe siècle marque le début du modernisme dans l’Iran qâdjâr et le chef-lieu de l’Azerbaïdjan, Tabriz, est alors traditionnellement la capitale du prince héritier. Ainsi, l’Azerbaïdjan est d’ores et déjà un pôle économique et politique important du pays, position renforcée par sa situation géostratégique, la ville étant proche des frontières de l’Empire ottoman et de la Russie tsariste.
Au début du XXe siècle, les Azéris et leur élite sociopolitique s’illustrent en adhérant activement à la Révolution constitutionnelle de 1905-1911. Les Azéris, surtout les habitants de Tabriz, ont joué un rôle décisif dans la défense du mouvement révolutionnaire et du régime constitutionnel, notamment après le canonnage du Parlement par les troupes du roi Mohammad Ali Shâh, soutenu par les Russes. La résistance héroïque de Tabriz pendant trois ans changea le cours des événements, et les Azéris contribuèrent magnifiquement à la victoire des révolutionnaires, marquée par la prise de Téhéran et l’abdication de Mohammad Ali Shâh.
Pendant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de l’Iran par les Alliés, l’Azerbaïdjan a de nouveau été soumis à une rude épreuve historique. En 1941, l’Armée rouge soviétique occupa le nord de l’Iran dont l’Azerbaïdjan, tandis que les troupes britanniques débarquèrent au sud pour maintenir le contrôle des gisements de pétrole. En Azerbaïdjan qui se trouvait sous leur occupation, les Soviétiques se mirent à encourager un mouvement séparatiste qui prit le contrôle de la région sous l’appellation du Parti démocratique d’Azerbaïdjan, dirigé par Ja’far Pishevari (1893-1947). Le « Parti » demandait au gouvernement central l’autonomie administrative, l’autorisation de l’enseignement en langue turque dans les établissements scolaires et son usage dans les administrations publiques, ainsi que la mise en place d’une milice locale.
Ce mouvement séparatiste était directement soutenu par l’Armée rouge, qui avait refusé de quitter l’Azerbaïdjan à la fin de la Seconde Guerre mondiale, malgré les promesses de retrait immédiat et inconditionnel faites par les Alliés. En 1945, le « Parti démocratique d’Azerbaïdjan » nomma Ja’far Pishevari, Premier ministre de la « République autonome d’Azerbaïdjan », ce qui signifiait la préparation de l’annexion de facto de l’Azerbaïdjan d’Iran à la République soviétique d’Azerbaïdjan. Les efforts diplomatiques du gouvernement central à Téhéran et le rapport de forces entre les Etats-Unis et l’Union soviétique au début de la Guerre froide finirent par convaincre les Soviétiques de retirer leurs troupes de l’Azerbaïdjan. Après le retrait de l’Armée rouge et avant que les troupes de l’armée iranienne ne soient expédiées en Azerbaïdjan pour y rétablir l’ordre, Pishevari et les autres dirigeants du Parti démocratique d’Azerbaïdjan durent fuir vers les frontières de l’Union soviétique, car ils se sentaient privés d’un soutien suffisant à l’intérieur de l’Azerbaïdjan. Les unités de l’armée iranienne arrivèrent donc dans les villes azéries sans se heurter à une résistance notable.
Si les réformes que le « Parti » de Pishevari avait promises lui avaient initialement gagné le soutien des habitants, les problèmes économiques d’ampleur qui en furent le résultat ainsi que la dépendance politique et militaire trop voyante du « Parti » aux étrangers soviétiques lui firent perdre assez vite ce soutien populaire. La population locale voyait clairement que le projet du « Parti » n’était pas réformiste mais séparatiste. Contrairement à ce que croyaient ses leaders et leurs amis soviétiques, la perspective d’une « réunification des terres azéries » ne pouvait cacher la réalité d’un séparatisme encouragé par une puissance étrangère.
Quelques années plus tard, les Azéris contribuèrent au mouvement de nationalisation de l’industrie pétrolière, dirigé par le Premier ministre Mohammad Mossadegh pendant les années 1950-1953. En outre, comme nous l’avons évoqué, les Azéris participèrent comme tous les Iraniens à la Révolution islamique de 1979, et contribuèrent à la défense de la patrie pendant la guerre irano-irakienne des années 1980-1988. L’histoire de l’Iran pendant le XXe siècle montre que l’intégration des différents groupes ethniques à l’idéal national dépend certes des éléments fédérateurs comme la religion, la langue, la culture, l’histoire, et d’autres facteurs identitaires ; cependant, la coexistence et le véritable rassemblement autour d’un projet national sont garantis, par-dessus tout, grâce au respect de la diversité. La diversité n’est pas en soi un élément d’intégration, mais son respect la favorise certainement.