|
Géhel rêve, sur son banc. Imagine un monde fraternel, sans haine, sans guerre. En rêve tout est possible !... Se remémore.
…Tabriz, le 18 octobre, en début de soirée. Un embouteillage monstrueux paralyse le centre-ville. Dans leur taxi, Emelle et Géhel bouillent littéralement. Cinq minutes à peine avant le début du concert ! Un concert pour l’amour et la paix, qu’ils avaient découvert sur des affichettes, à la devanture des commerces. L’amour et la paix dans le monde avait insisté un jeune homme, au bureau des réservations. Une gageure, à deux cents kilomètres de l’Irak, de l’horreur, du sang.
Le taxi est bloqué. Le chauffeur leur montre une ruelle transversale, leur explique l’itinéraire. Vingt minutes au pas de course. Puis les grilles d’un jardin, l’entrée du théâtre, une longue file d’attente. La salle est pleine à craquer, le concert va bientôt commencer.
Trois musiciens s’avancent. Un Iranien, deux voisins d’Azerbaïdjan, joueurs de tars, un instrument à cordes. Un pianiste les accompagne. Musique !... Et quelle musique ! Jaillissement vertical. Le Caucase, le Zagros, l’Elbourz, en érection perpétuelle. L’orage, le frémissement du vent des steppes, le ressac de la Caspienne... Par intervalles, la belle musique du monde entier. "Hymne à la Joie", sublime... Trois heures de bonheur, des tonnes d’applaudissements, trois fois bis... Une heure de plus. Le public est aux anges. Il y a des jeunes, des couples, quelques anciens. Une entité généreuse, vibrante. Un cœur unique, rayonnant dans la salle, hors la salle... Entre chaque morceau, un spectateur monte sur la scène, dépose une gerbe, ou un bouquet aux pieds d’un musicien, s’agenouille, lui fait un baisemain, s’en retourne discrètement à sa place.
Blottis dans leur fauteuil, Emelle, Géhel, fusionnés, bouleversés. Paix, amour, offerts au Monde.
Géhel se retourne sur son banc. Au loin, il aperçoit sa compagne, sur un autre banc, face à d’autres regards. Géhel sourit... Puis se remémore, encore.
…Massouleh, niché sur sa montagne, trois jours après Tabriz. Village en terrasses, noyé dans la verdure - plutôt rare en Iran - sous les effluves humides de la Caspienne. Ils ont loué un appartement pour quelques jours, ont fait leurs emplettes. En arpentant les toitures plates, uniques chemins, larges, sinuant au gré des courbes, ils ont découvert une placette, coincée entre deux murs et une petite mosquée. Le cœur du village, semblait-il. Vide, sous les étoiles.
…Sur le sol lisse, quelques dalles gravées, disséminées, surmontées de visages. Comme à Ispahan. Un regard s’impose, pénétrant. Regard grave et doux, profond, souligné d’un sourire discret. Géhel s’y attarde un instant. Dans le noir du ciel, un fin croissant de lune contemple en silence.
Du balcon de leur chambre, Géhel se promène dans Massouleh, à ses pieds. Celui-ci ressemble à un amphithéâtre où les maisons cubiques, en lignes parallèles, seraient des gradins vides. Au-delà, le néant d’un paysage endormi. Il sait la vie présente, pourtant, feu invisible, hors les faibles lumières du village. Un vieil homme solitaire, dans son hameau à l’abandon, caché sous un éperon rocheux. Il l’a découvert cet après-midi, en suivant un sentier de chèvres, sans but précis. Quelques poules trahissaient un occupant, parmi des murs en ruine. L’homme se tenait droit, malgré l’âge. Sous son bonnet en laine, le regard limpide des gens détachés du monde. Un derviche, sûrement.
L’homme se dirigea vers un bâtiment rustique, caché sous des frondaisons, un peu à l’écart, fit signe à Géhel de le suivre. Il ouvrit une lourde porte, l’invita à entrer. Une pièce carrée, sombre, occupait l’espace. Au centre, un tombeau, drapé d’une étoffe verte. Ils restèrent là un long moment, immobiles, absents, présents.
En sortant du sanctuaire, le vieil homme s’arrêta près d’une source, au pied des ruines, y plongea un verre, l’offrit à Géhel. Puis lui prit les mains, les serra longuement, le fixa droit dans les yeux, lui souffla sur le visage. Une bénédiction, peut-être... Il le planta là, s’éclipsant derrière un mur.
Géhel n’oubliera pas l’étrange dialogue, où manquèrent les paroles... En amont du verbe, le silence.
Grand beau temps, ce matin ! Face au village, un autre amphithéâtre, minéral, végétal, escaladant les cieux. Géhel ressent l’appel.
Montée chaude, trois heures durant, sans s’arrêter. Prairies, champs, bosquets, puis forêt familière : des ormes, des charmes, des hêtres… Montagne silencieuse, vide. Les troupeaux, les bergers ont déserté les lieux, à l’approche de l’hiver. Montagne solitaire, majestueuse, en attente de sa parure de neige.
Géhel se pose sur un rocher, au sommet d’une crête. Il promène son regard à la ronde, s’attarde sur les reliefs, face à lui. Une similitude le frappe. Mêmes volumes, même aspect qu’en sa vallée du Mars : Puy Violent, Roc des Ombres, Roc du Merle, Roche Taillade... Monts cantaliens, monts d’Iran, communiant dans la forme... Jusqu’aux hêtres tordus, en limite des alpages. Autre similitude, dans la vallée du Mars : un sage, au regard limpide, dans un hameau désert, en prière continuelle. Son ami Léon.
…Un point brillant l’éblouit soudain, beaucoup plus bas, au milieu d’un bouquet d’arbres. Quelques tôles, en toiture de fortune, sur une bâtisse en ruine. Dessous, un vieil homme en prière. Clin d’œil complice, entre deux amis.
Ce soir, ils se sont offert le meilleur restaurant du village, tout en bas, près du torrent.
…La salle est bruyante, fumante, pleine à craquer. Hommes, femmes, s’interpellant joyeusement par-delà les tables. Un homme s’approche de la leur, s’assied, leur adresse quelques mots en français. Il paraît sympathique, jovial. Il leur explique que tout ce monde participe à un tournage, dans les environs. Lui-même est l’assistant du réalisateur. Emelle demande le titre du film. "Le vent dans les yeux."
Deux jeunes femmes, jolies, entrent dans la salle, habillées en princesses. L’homme les invite à leur table. Ce sont les vedettes du film. Une Anglaise d’origine iranienne, une Russe. Une brune, une blonde. Sans doute rivales en amour, dans le scénario.
Repas pris en commun, à la bonne franquette. La conversation roule sur tout et sur rien, au gré de chacun. Quand les princesses se mêlent aux roturiers... Géhel se dit que la même situation, dans son pays, serait bien improbable.
…Adieu belles dames ! Il leur faut remonter tout le village par un raidillon escarpé. Après la grimpette de la journée... Heureusement, il y a les maisons de thé, échelonnées sur les terrasses. Ils s’installent près d’une table basse, à l’extérieur.
Beaucoup de monde ce jeudi soir, veille de jour férié. Des familles de touristes iraniens, des villageois, regroupés autour des théières, des pipes à eau. Sur les rangées de coussins bariolés, on se serre l’un contre l’autre, dans la fraîcheur d’une nuit d’automne. Impossible d’échapper à la règle !... Ils font la connaissance de leur voisin, Mehdi, un jeune homme de Massouleh.
Mehdi a vingt ans, et raisonne en adulte. Le succès, l’argent le laissent indifférent. Il vient d’interrompre ses études, prometteuses d’un bel avenir, a fait le choix de rentrer au village, de reprendre la petite épicerie familiale. De vivre la vie, au jour le jour. "Carpe diem", au pays d’Hâfez, de Khayyâm... Mehdi croit à l’amour, unique ciment entre les hommes. Au sacrifice aussi, dans le service, l’humilité. D’où sa petite boutique, son modeste avenir.
Géhel se lit dans Mehdi. Lui attendit l’âge mûr pour rejeter carrière, avenir, fric. Pour s’essayer au sacerdoce, secret, de l’offrande de soi. Pour s’oublier, à travers l’autre... Y est-il arrivé ? Géhel observe son jeune ami. Ce visage rond, ce regard profond, troublant... Il n’ose pas formuler sa question... Puis tente :
- Sur la place du village, près de la mosquée, il y a un visage en photo qui te ressemble étrangement. Le même regard...
- C’est mon frère !
Mehdi sourit, lui parle du grand frère qui le prenait sur ses genoux, enfant. Qui est parti à la guerre. Qui n’est pas revenu...
Il est tard, il faut se quitter.. Adieu Mehdi ! Sur les toitures en terrasses, l’air froid des sommets cingle les visages... "Le vent dans les yeux."
… Dans son lit, Géhel ne trouvera pas le sommeil. Massouleh, quel message livres-tu ?... Le regard des frères, les deux dans la cité, les deux sur la montagne, deux sur terre, deux aux cieux ; les deux princesses du vent, les deux vallées jumelles... Dualité ! Quatre fois deux, huit… Huit messagers. Deux annonçant l’amour, deux annonçant la mort. Mort à ce monde... L’Amour, la Mort, A et M majuscules, immenses, majestueux, par-delà l’amour, par-delà la vie, par-delà la mort... Deux messagères du vent. Elles annoncent la bourrasque. Elle balaiera ce monde, ses scories, ses scorpions, ses vipères. Elle ouvrira les yeux sur un nouveau Monde... Les deux vallées y sont déjà. Leurs ombres se sont figées sur des rochers stériles ; elles portent la Sagesse en leur sein. Et celle-ci étincelle dans sa parure de neige, sur un écrin d’azur.
Huit messagers, n’en faisant qu’un... Mehdi, présage de la fin des temps ; ici présent.
*Ces chapitres sont extraits de l’ouvrage intitulé La spirale d’Ormouz mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur, et dont nous reproduisons des chapitres ici ainsi que dans les numéros suivants.