N° 112, mars 2015

L’Orient n’est pas que Shirâz
(Variations sur un thème orientaliste)


Sepehr Yahyavi


Mausolée de Saadi à Shirâz

Les premiers orientalistes ne connaissaient l’Orient que par le biais et à travers la visite de quelques villes, dont ils ne retenaient le plus souvent que des images poétiques, mythiques ou mystiques. Pour ce qui concerne la Perse, Shirâz faisait figure de proue, mais également Ispahan et la panoplie de ses merveilles.

Shirâz figurait alors dans le répertoire des villes préférées ou privilégiées des poètes, plus précisément de deux grands poètes persans, à savoir Saadi et Hâfez, connus par l’intermédiaire de leurs œuvres immenses alors peu ou mal connues en Europe. Il s’agissait donc d’un Paradis terrestre nourrissant les goûts raffinés, les styles extrafins ; une ville onirique nourrice des hommes de lettres.

Ispahan, quant à elle, fut rattachée à une icône céleste côtoyant les cités-dieu du Moyen-âge occidental, typique des habitations mythiques de l’époque, voire pour les Occidentaux, caractéristique des hébergements des peuples issus de régions encore peu connues, même aux yeux des colonialistes. Deux fonctions extrêmes par conséquent, étrangères en quelque sorte à l’image que se forgeaient ou entendaient exporter les Européens "fort civilisés" de l’époque. Une idole aux visages multiples à la Janus, se multipliant par leur essence simulacre. Le mythe se reproduit lui-même, dirait-on.

Il ne fait aucun doute que l’âge d’or de l’orientalisme fut ce XIXe siècle qui se voyait comme étant la naissance, le baptême et la glorification d’un messie capitaliste dénonçant les dérives de l’Ancien régime féodal et encourageant les vieux maîtres du passé à abandonner leur fief pour partir à la recherche d’expériences inédites, en optant pour un système clivé entre la finance et le capital d’une part, et la force du travail de l’autre.

Les prophètes du nouvel ordre n’hésitaient donc pas à décrier ou décrire la déroute de leurs ancêtres, qui ne leur étaient associés ni par les liens du sang ni par ceux de la terre, comme un Christ appelant les Juifs à quitter leur dieu samaritain pour se tourner vers le Fils, lui offrant une foi inconditionnelle. Cette fois-ci, le christ était un adepte de Jésus-Christ, un réformateur nommé Martin Luther défendant, dans le sillage de ses prédécesseurs révisionnistes, les atouts du fait de prendre acte des corruptions d’une Eglise catholique romaine à bout de souffle.

A cette époque, les orientalistes occidentaux étaient pour la plupart soit des diplomates, soit des militaires, soit des archéologues ou des voyageurs, soit encore remplissaient à la fois deux ou plusieurs de ces fonctions. Ils partaient en compagnie de délégations, ou dans le cadre d’expéditions, de missions ou d’équipes de voyageurs. Ils parcouraient un long chemin pour arriver tant bien que mal à leur destination finale (parfois fatale), et dans la mesure où ils y parvenaient, ils étaient stupéfaits par leurs premières observations. Dès lors, ils engageaient une réflexion au sujet de la conformité de leurs images, de leurs a priori et leurs conceptions préétablies, avec les faits qu’ils découvraient sur le terrain.

Mausolée de Hâfez à Shirâz

A titre d’exemple, un Monsieur X venant découvrir Shirâz qu’il croyait connaître déjà par cœur - notamment au travers de ses lectures de la poésie de Hâfez ou de Saadi - et découvrant la réalité du terrain telle qu’elle existait se trouvait face à un dilemme : ou bien il devait oublier ses lectures, toutes ces métaphores et images qui constituent l’univers poétique d’un vieux maître, ou bien il lui suffisait de fermer les yeux aux objets-choses qui l’entouraient, préférant garder à l’esprit les tropes des poèmes, odes chantant les beautés de la nature et de la femme. Il y avait pourtant un choix tiers, celui d’une alternative modérée. Cette troisième voie consistait à marcher dans les marges, à avancer à la lisière d’une vaste forêt d’illusions sombres et d’un immense océan de réalités souvent éclairé. Un tel autre qui, à bord d’un bateau en partance pour les côtes du golfe Persique, imaginait déjà les roses d’Ispahan et les monuments colossaux du Persépolis en demi-ruine ressentait la nécessité de noter ses vus et vécus, tenté par les plaisirs des boissons exquises et des poissons grillés sur la plage. Le dommage arrivait quand il prenait conscience de l’état miséreux des chemins en gravier et des routes à peine battues. Le pire l’attendait encore quand, une fois entré par la porte de la ville, il découvrait toute la pauvreté de ses habitants.

Peut-on alors donner raison à des gens qui, spécialistes ou experts, venaient découvrir les merveilles des territoires d’Orient, défricher les richesses terrières d’une Perse ou d’une Inde ? Oui et non. Oui, puisque c’étaient des hommes ou des femmes avides de découvertes, souvent animés par une grande motivation. Non, en ce sens qu’ils pouvaient ne pas exiger une concordance totale entre leur imaginaire et le réel, en excluant tout événement incongru d’ordre social ou révolutionnaire qu’il allait plutôt reléguer au domaine de la déraison ou de la démence de leurs protagonistes. [1]

Psychologiquement parlant, le voyageur a certes des préjugés, et par le regard qu’il porte vis-à-vis des phénomènes et des noumènes, il entend faire adhérer sa pensée au domaine du vrai ou du moins du vraisemblable. Au moment où il remet en cause ses images préconstruites, il a naturellement tendance à se réfugier de nouveau dans sa position passée. Présent, il l’est sans cesse en tant que grand voyageur ; conscient, il ne le devient qu’à partir de ce moment précis. Double objectif ambivalent, atteint par une destination indéfinie, par un objet-rêve infini.

Saadi dans un jardin de roses, manuscrit mongol du Golestân, 1645

Nous voilà arrivés à un point essentiel de notre discours : la force du voyage, et ce qui constitue sa grandeur aux yeux des grands littéraires de toujours et partout. Partons par notre double exemple des grands poètes persans de Shirâz, Saadi et Hâfez. Le premier est connu comme ayant été un grand voyageur et amoureux hors pair tant de la nature humaine que de la nature extérieure, qu’il décrit lors de chacun de ses voyages intérieurs exprimés au travers de ses poèmes et écrits dont le Golestân (Jardin de roses), son chef-d’œuvre. Il fut aussi combattant des Croisades, bien que probablement malgré lui et peut-être du fait des études qu’il suivait à la prestigieuse école Nezâmieh de Bagdad. [2] Il y fut capturé et emmené au Maghreb, où il fut libéré par un puissant du pays en échange de… la fille de ce dernier que le poète dût épouser. Chance ou malchance ? Pour notre poète, ce fut plutôt la seconde, la fille ayant mauvais caractère et étant de nature bilieuse, selon l’expression de la médecine traditionnelle. Saadi divorça après quelque temps, regagnant sa totale liberté, et retourna dans son pays natal.

Hâfez suivit une voie différente. Homme timide, mystique casanier préférant le calme de sa demeure à la foule, il semble n’avoir jamais effectué de voyage, à l’exception d’un déplacement sur la côte sud du pays pour un but inconnu, et d’où il s’empressa de rentrer par peur de l’océan tempétueux. [3] Le poète mystique n’a ensuite apparemment plus essayé de sortir de sa ville natale, de laquelle il était d’ailleurs profondément épris. Cela ne veut certes pas dire que cet homme était un être asocial et encore moins antisocial. Le foyer fut un temps très chaleureux, avec une épouse et deux fils aimés, jusqu’au décès de ces derniers qui laissa l’homme plus solitaire que jamais. Hâfez fut cependant loin d’être un soufi égoïste et indifférent. Sa poésie est animée par un vif esprit de lutte contre les stéréotypes figés, les idées reçues et les superstitions. C’était un poète singulier, tant d’un point de vue langagier et formel que sémiotique et fonctionnel. La poésie de Hâfez peut même être qualifiée de révolutionnaire dans la mesure où elle marque une rupture avec la tradition de l’époque. Cette théorie d’un Hâfez révolutionnaire, ou du moins celle de son non-conformisme vis-à-vis des règles esthétiques et linguistiques de l’époque fut pour la première fois présentée par des penseurs et des critiques iraniens de gauche, dont Ehsân Tabari (1917-1989) et Ahmad Shâmlou (1925-2000). En adoptant une position diamétralement opposée aux littéraires et universitaires conservateurs de l’époque, Tabari, membre fondateur du Parti Toudeh dont il était par ailleurs le principal théoricien, voulut donner une image différente du poète dès les années 1940, développant cette théorie dans ses différents ouvrages et articles ainsi qu’au cours de quelques conférences qu’il prononça durant les premières années de la révolution islamique, vers la fin de sa vie. Sa version de la théorie est inspirée d’une interprétation marxiste officielle, tout en conservant une considérable perspicacité et justesse d’esprit.

Sous la coupole du mausolée de Hâfez à Shirâz

Shâmlou, pour sa part, bien qu’ayant cessé toute activité politique après le coup d’Etat de 1953, était un autre partisan de cette doctrine qui s’accordait par ailleurs bien avec sa propre personnalité peu conformiste. Il gardait cependant certaines distances avec l’exégèse d’un Tabari, optant de préférence pour une lecture anarchiste de la poésie de Hâfez. Le poète contemporain remettait en cause l’authenticité de la totalité des recensions historiques qui nous sont parvenues de Hâfez, qu’il utilisa tout de même en bouleversant l’ordre des vers et des poèmes ainsi qu’en y effectuant des corrections selon son propre point de vue. L’ensemble a été publié sous le titre Hâfez-e Shâmlou. Cette version de Shâmlou reste cependant largement controversée.

Tantôt révolutionnaire et tantôt réformiste, il est certain que le poète détenait un pouvoir subversif par sa parole, pouvoir qu’il mettait au service de revendications sociales et égalitaires, aspirant à un nouvel ordre mondial, ambitionnant de créer un autre univers. Hâfez peut être ainsi considéré comme un véritable "alter-mondialiste" de l’époque médiévale. Il ne s’agissait certes pas d’un militant politique pratiquant une lutte acharnée contre le pouvoir en place, mais il le fut du moins par une redéfinition des conventions et des normes esthétiques, par une transformation radicale du goût littéraire de l’époque. Par là il rejoint Saadi, qu’il double et dépasse pour parvenir à des territoires restés inconnus au chantre de l’amour et de la beauté classiques, à savoir Saadi.

Pour revenir à notre thématique orientaliste, disons qu’un chercheur - local ou étranger - partant à la chasse aux vérités historiques ou aux réalités stylistiques pratique d’une manière ou d’une autre l’herméneutique littéraire. Parmi ces deux poètes, Hâfez demeure plus hermétique, sa parole étant plus laconique et sa personnalité plus taciturne, un peu comme Khayyâm. Saadi, quant à lui, a une langue particulièrement claire et simple, compréhensible par tous.

Oui, un chercheur est aussi un voyageur, un explorateur qui cherche à découvrir de nouveaux royaumes. Alors que le second se charge d’une tâche territoriale au présent, le premier se consacre plutôt à une étude factuelle et textuelle du passé. A la manière d’un voyageur ou d’un orientaliste étranger qui, une fois arrivé à la porte d’une vieille ville, éprouve un certain désenchantement en en contemplant les façades, un chercheur qui vient d’explorer un poème ou un texte se trouve confronté d’emblée à la rencontre de l’autre, à l’épreuve de l’étranger, tel que qualifiait Antoine Berman (1942-1991) en parlant des enjeux de la traduction dans son ouvrage éponyme. Qu’il devienne ensuite commentateur ou traducteur du texte qu’il a sous les yeux, cela dépendra de ses propres capacités et penchants. Nous pouvons ici dresser un autre parallèle avec un voyageur qui pourrait s’éprendre de sa destination, décider d’y loger quelque temps, voire d’y habiter le reste de ses jours. Pour finir, rappelons que tout comme l’Orient n’est pas que Shirâz et Ispahan, et que même la Perse possède de nombreuses autres villes et régions passionnantes comme Yazd, Kermân, Kâshân et le Khorâssân, de même, les poètes persans ne se résument pas à Hâfez et Saadi (tous deux originaires de Shirâz) et que le pays a été, au cours de son histoire, le berceau de plusieurs grands poètes comme Khayyâm, Ferdowsi et Roumi - tous originaires de la région du Khorâssân).

Après tout, comparaison n’est pas raison, mais elle ne relève non plus de la déraison !

Mausolée de Saadi à Shirâz

Notes

[1La légende, longtemps largement acceptée, de la consommation du hachich par les assassins ismaélites, reconnue comme étant à l’origine de l’étymologie du terme et nourrie par les historiens musulmans officiels et souvent hostiles aux membres et aux idéaux de la secte, est aujourd’hui grandement contestée. La controverse fut initiée par grand nombre de chercheurs modernes et appuyée par exemple par les travaux de Bernard Lewis, orientaliste britannique contemporain.

[2Ou Nizamiyyah. Cette école supérieure faisait partie d’une série d’écoles fondées et dirigées sous la houlette du grand savant perse et vizir des Seldjoukides, Khâdjeh Nezâm-ol-Molk Toussi. Elle comportait également plusieurs branches dans des grandes villes de Perse, dont à Nishâpour. Il s’agissait d’une véritable université médiévale de renom, où enseignaient les célèbres savants de la civilisation irano-islamique.

[3Le poète évoque cette unique expérience houleuse dans le premier sonnet de ses œuvres complètes réunies et ordonnées, conformément à la coutume orientale, par ordre alphabétique des rimes des seconds hémistiches.


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