N° 17, avril 2007

L’extension de l’influence iranienne en Chine à l’époque de l’empire mongol


Shirin Bayâni
Traduction et adaptation par

Amélie Neuve-Eglise


Fondé au XIIIe siècle par Gengis Khân, l’empire mongol est le plus vaste empire qui ait jamais existé : il s’étendait de la Sibérie à l’Inde, et de l’Océan Pacifique en passant par la mer Méditerranée. Il atteignit son apogée à la fin du XIIIe siècle, puis connut une période de déclin avant de s’effondrer au XIVe siècle. Il fut partiellement rétabli par la suite par Tamerlan sous le nouveau nom d’empire timouride.

Le règne de Kubilaï Khân [1] marqua le début d’une nouvelle ère pour l’empire mongol qui, en l’espace de trente ans, subit des transformations décisives. Trente ans avant l’arrivée de Kubilaï Khân, l’extension de l’empire mongol s’était traduite par la mise en place de gouvernements provisoires dans les zones occupées de l’est et de l’ouest. Cependant, la croissance des révoltes et des soulèvements au sein de ces zones empêcha la stabilisation de l’appareil administratif ainsi que l’application de principes et de normes uniformes au sein de l’ensemble de l’empire. La conquête de la Chine puis de l’Iran alla de concert avec la mise en place de nouvelles lois économiques et sociales par Mِngke Khân, issues d’un savant mélange de la tradition mongole et des codes en vigueur au sein des différentes régions conquises. Cette période, qui se caractérise par sa plus grande stabilité, permit au gouvernement mongol de s’enraciner et de prendre la forme qui l’a caractérisé durant plusieurs décennies. Le règne de Kubilaï Khân marqua ainsi l’instauration progressive de la domination mongole sur près de la moitié de la planète.

Un tropisme chinois

Après la conquête de la Chine, l’empire mongol connut une sorte de tropisme pour la culture et la civilisation de cette vaste contrée riche et civilisée. En outre, en choisissant Pékin pour capitale, le pôle de l’empire fut transféré de la Mongolie en Chine. A cette époque, la nouvelle puissance imposa ainsi son empire à près de la moitié de la planète, des confins de la Sibérie à l’Inde. En utilisant des termes actuels, nous pourrions dire qu’à l’époque, cet empire était une sorte de " confédération " dont les différents Etats fédéraux conservaient une certaine indépendance interne : les ordres reçus du gouvernement central ne concernaient que des questions très générales. Ils versaient des impôts généraux, prenaient part aux grandes cérémonies, et fournissaient également des ressources humaines et matérielles à l’empire.

Durant le long règne de Kubilaï Khân (qui dura de 658 à 693), le fort attrait exercé par la culture et la civilisation chinoises sur l’empire mongol se manifesta par une progressive altération des us et coutumes mongoles qui se teintèrent progressivement de fortes influences chinoises.

Kubilaï Khân

En envahissant la Chine, l’Iran, ainsi qu’une partie de l’Europe, la Mongolie s’était déjà rendue perméable aux influences des civilisations occidentales et orientales. Ce fut cependant en choisissant Pékin pour capitale et en donnant la priorité à la Chine que l’empire subit ses transformations politiques et culturelles les plus notables.

Bien que, sous l’effet des prédications des moines Chinois, l’empire mongol s’était depuis longtemps officiellement converti au bouddhisme, il n’en perpétuait pas moins sa politique ancestrale de tolérance religieuse concrétisée par l’octroi de la liberté de religion à tous les peuples et nations de l’empire. Le pouvoir avait aussi prouvé son esprit d’ouverture en ordonnant la traduction de textes bouddhistes, de la Bible, de la Torah, et du Coran en langue mongole. Cependant, la liberté de religion accordée par Kubilaï Khân au sein de la Chine nouvellement conquise n’était pas une nouveauté pour ce pays qui avait une longue expérience de liberté de culte. Néanmoins, durant son règne, les Chinois intégrèrent de façon croissante des éléments et valeurs de différentes religions dans leur mode de vie et leur art.

Le développement des influences iraniennes face à l’omniprésence chinoise

Le règne de Kubilaï Khân inaugura une période de luttes d’influences acerbes entre les Iraniens et les Chinois au sein de l’appareil d’Etat mongol. Ainsi, malgré l’omniprésence des fonctionnaires et militaires Chinois au sein de l’appareil d’Etat, la politique de liberté de culte permit aux Iraniens d’étendre considérablement leur influence au sein de l’empire et plus particulièrement en Chine. Lors de la première conquête en Chine du Nord, l’administration des zones nouvellement conquises fut confiée à un iranien nommé Mahmûd Yalvâdj [2] , dont les enfants et petits enfants occuperont également de hautes fonctions politiques. Cette période marqua alors le début de l’influence iranienne au sein de l’appareil administratif chinois. Il faut également mentionner le rôle de la famille Bokhâri dans l’enracinement de cette influence : Sayyed Ajal Bokhârî, dont le grand-père avait fuit l’Iran pour cause de dissensions politiques avec le gouvernement seldjouqide et s’était réfugié en Chine, commença à exercer ses fonctions au temps de Mongo Khân. Après les invasions mongoles, ses petits-enfants se mirent progressivement au service des " envahisseurs " et comptèrent au nombre des plus importants administrateurs du pays. Avec l’expérience qu’il avait acquis en Chine, Sayyed Ajal fut nommé par Mِngke Khân à la tête du gouvernement de Karachanak, qui en fit un Etat étendu et prospère et convertit la majorité de ses peuplades à l’Islam. Egalement appelée " yâtchî ", cette région (qui est le Yon-Nan d’aujourd’hui) concentre depuis cette époque la majorité des musulmans de Chine. Après le départ de Kubilaï Khân pour la Chine, Sayyed Ajal Bokhârî fut nommé ministre du Khân et resta à son service durant près de vingt-cinq ans. Son petit fils Abû Bakr lui succéda et fut également très apprécié du Khân. Après sa mort, il fut remplacé par un autre iranien du nom d’Amir Ahmad Banakuti. Ce dernier était considéré comme la personne la plus importante et la plus riche après Khân Kubilaï lui-même, et son mandat marqua l’apogée de l’influence iranienne au sein de l’appareil administratif de l’empire mongol. Marco Polo, qui était à l’époque un fonctionnaire important à la cour du Khân, avait ainsi affirmé à son égard : " C’est un homme audacieux, rusé, qui jouit d’une forte influence auprès du Khân, et il use largement de la totale liberté d’action qui lui a été octroyée par ce dernier. Celui qui devient son ennemi risque la mort. Il a environ vingt-cinq fils qui occupent chacun des postes très importants. On peut ainsi dire que la Chine est une sorte de fief de la dynastie Amir Ahmad Banakuti. "

Vient alors une question à laquelle la pauvreté des sources dont nous disposons ne nous permet pas de répondre : quel lien les ministres d’origine iranienne maintenaient-ils avec leurs compatriotes ? Portaient-ils une attention particulière à l’amélioration de la place de l’Iran au sein de l’empire ? Il est fort à parier qu’étant donné l’étendue de leur tâche au sein de l’administration centrale et de la distance géographique qui les séparait de leur pays, l’installation de ces hautes personnalités iraniennes en Chine se soit soldée par une certaine désaffection par rapport à leur patrie d’origine. Cependant, il est également possible qu’ils aient contribué à limiter l’ingérence de l’empire au sein des affaires intérieures de l’Iran. Cela expliquerait également la faible immixtion du gouvernement central dans la politique intérieure iranienne : ainsi, près de cinquante ans après la mort de Gengis Khân, les liens unissant l’Iran à la capitale se résument à des formalités et des protocoles tels que des échanges d’ambassadeurs, de présents, et le versement d’impôts.

La présence des Iraniens fut mal ressentie par les administrateurs Chinois et Mongols qui considéraient que leur influence grandissante menaçait leur propre position ; ils utilisèrent dès lors le moindre prétexte pour affaiblir la position de Banakuti et des Iraniens en lançant des rumeurs et en fomentant des complots, sans parvenir cependant à éradiquer leur influence. Ils réussirent cependant à tuer Banakuti et à évincer sa lignée du pouvoir en accusant le ministre défunt de toute sorte de complots qu’il aurait fomenté contre le pouvoir. Les ministres qui lui succédèrent redoublèrent d’effort pour évincer les Iraniens de tous les hauts postes politiques.

Cette période marqua ainsi un certain déclin de l’influence islamique en Chine, les nouveaux ministres procédant à une importante épuration des personnalités religieuses musulmanes vivant en Chine à l’époque. A titre d’exemple, l’Imam Borhân al-din Bokhârî, qui résidait à Pékin et dont les prêches massivement suivis avaient entraîné la conversion de nombreux Chinois, fut exilé en Chine du Sud. On interdit également aux musulmans de pratiquer la cérémonie du sacrifice ou encore leurs obligations religieuses en général. De façon plus globale, la réduction de l’influence des Iraniens eut des conséquences économiques importantes : en effet, la majorité du commerce international était réalisé par les commerçants du bazar iranien ; et étant donné que ces derniers avaient le plus souvent quitté la Chine et que leur départ n’avait pas été totalement compensé par la venue de nouveaux commerçants, le commerce connut une importante récession durant cette période. Les Iraniens profitèrent de cette situation pour faire comprendre à l’Empereur que cette récession était liée au départ de nombreux musulmans, départ lui-même dû à l’ensemble des interdictions touchant leur religion, et que s’ils étaient de nouveau libre de pratiquer leur culte, les commerçants reprendraient leurs activités dans ces régions. Le Khân décréta donc l’annulation de ces proscriptions et les conversions, ainsi que la communauté musulmane dans son ensemble, connurent un rapide essor. En outre, les proches du Khân et les Iraniens ayant des charges politiques purent réasseoir leur influence au sein de l’appareil administratif mongol, non sans devoir être de nouveau confronté à de nombreuses luttes d’influence. Cependant, ils y réussirent si bien qu’au cours des années suivantes, la grande majorité des postes-clés du pouvoir furent attribués à des Iraniens. Ils réussirent également à convertir à l’Islam de nombreux princes locaux, preuve de leur rayonnement au sein même des dynasties régnantes.

Tamerlan et la prospérité de la communauté musulmane

Tamerlan

Après la mort de Kubilaï, son petit fils surnommé Tamerlan [3] accéda au pouvoir. Bien que lui-même de confession bouddhiste, la courte durée de son règne marqua l’apogée du pouvoir des Iraniens en Chine. Tamerlan s’entoura d’un religieux savant nommé Molânâ Rezâ al din Bokhârâî qui devint son conseiller et grâce à sa présence, les musulmans furent tenus en haute considération par le nouvel empereur. On peut ainsi affirmer qu’à son époque, l’appareil d’Etat était aux mains des Iraniens : l’un d’entre eux occupait le poste envié de ministre, Shahâb ol-din Qandûzî était le gouverneur de l’une des provinces, tandis que d’autres Iraniens tels que Amîr Abdollah et Amîr Khâjeh, Qotboddin occupaient de hautes fonctions au sein de l’administration de l’empire.

Du fait de l’extension rapide qu’il avait connu au cours des dernières décennies, l’Islam était considéré par beaucoup comme une véritable menace en Chine Ce sentiment avait été renforcé par la conversion à l’Islam d’un prince influent et petit-fils de Kubilaï nommé Ananda qui, durant son adolescence, avait reçu l’enseignement d’Iraniens et qui avait également incité sa famille ainsi que les soldats se trouvant sous son commandement à se convertir. Lorsque Tamerlan arriva au pouvoir, il nomma le prince Ananda à la tête de la région de Tanghout [4] . Cette région sensible du nord-ouest de la Chine, située au carrefour de l’Orient et de l’Occident, avait entretenu des relations étroites avec plusieurs Etats musulmans et s’était progressivement imprégnée de culture iranienne. Elle abritait également une population musulmane importante. La nomination d’un gouverneur musulman permit à l’Islam de se développer encore davantage au sein de cette zone et entraîna la conversion de nombreuses personnes. Cette situation attisa les jalousies des Chinois et des Mongols qui cherchèrent alors un prétexte pour évincer Ananda du pouvoir, et cela jusqu’à ce que Sartaq, l’un des commandants de Tamerlan, avertit l’empereur du danger potentiel que pourrait représenter l’émergence d’une puissante communauté musulmane. Après lui avoir envoyé quelques missives restées sans réponse, Tamerlan décida d’emprisonner Ananda. Sa période d’incarcération produira l’effet inverse recherché puisqu’elle déclenchera de nombreux affrontements entre les habitants du Tanghout et les musulmans, et principalement avec les nouveaux convertis de l’armée. Craignant le soulèvement de cette région, Tamerlan libéra finalement son gouverneur et lui réattribua sa position. Au final, cet épisode se traduisit par une extension encore plus marquée de l’Islam dans cette région, qui fut d’ailleurs fortement soutenue et renforcée par l’Iran. Cette expansion se traduisit notamment par la construction de nombreuses mosquées et couvents, ainsi que par l’ouverture d’écoles de sciences religieuses entraînant un développement de l’émigration de religieux Iraniens en Chine afin de répondre à une demande d’enseignement croissante.

Après la mort de Tamerlan, Ananda, avec l’aide des musulmans et le soutien de l’Iran, tenta de se hisser à la tête de l’empire ; cependant, les traditionalistes Chinois et surtout bouddhistes et Mongols engagèrent des actions de résistance afin de l’empêcher de parvenir à ses fins. Les princes de religion bouddhiste engagèrent donc des combats décisifs pour le futur de l’empire mongol qui se soldèrent par la mort d’Ananda. En conséquence, le conflit entre l’Islam et le bouddhisme - et entre les influences iraniennes et chinoises - se solda à l’avantage des Chinois et des bouddhistes. On peut cependant supposer que si Ananda était sorti vainqueur de cette lutte d’influence, l’Islam aurait sans doute été une des religions dominantes de la Chine actuelle.

La minorité iranienne présente en Chine

L’influence iranienne en Chine atteint donc son apogée à l’époque de l’empire mongol, dont le système permit à la culture de ce pays d’avoir un rayonnement inégalé en Extrême-Orient dans les domaines politique, culturel, mais aussi économique ; ainsi, à l’époque, le commerce de Chine était essentiellement aux mains des commerçants de Samarkand et de Bokhârâ qui réussirent au fur et à mesure à s’imposer au niveau mondial tout en diffusant leurs règles commerciales et bancaires au sein de l’ensemble de la Chine. Ce commerce fut également à l’origine d’échanges culturels ayant permis aux Chinois de connaître plus en profondeur des cultures orientales mais également celles des régions proches de la Méditerranée et de l’Europe.

En outre, à cette même époque, de nombreuses communautés d’Iraniens ont fleuri en Chine, créant dans chacune des villes où ils s’installaient des cercles culturels destinés à diffuser la culture et le mode de vie iraniens. Ibn Batûta qui, au cours du VIIIe siècle de l’Hégire, a voyagé dans cette contrée, écrivit lors de son passage au sud de la Chine : " Dans chaque ville chinoise, les musulmans ont un quartier indépendant dans lequel ils vivent, et ils ont des mosquées afin de pratiquer leur culte. Dans chaque ville, ils ont un cheikh, un juge, un bazar séparé, une mosquée, un couvent, une école de sciences religieuses, etc. " Ainsi, les ports du sud de la Chine faisaient partie des principaux fiefs commerciaux des Iraniens et, de façon plus générale, comptaient parmi les premières places commerciales au niveau mondial.

Concernant la diffusion de la culture iranienne, il faut également mentionner que certains grands poètes Iraniens tels que Saadi, dont les poèmes étaient largement diffusés et lus au sein de la communauté iranienne installée en Chine, ont acquis une grande renommée dans ce pays. Jusqu’à nos jours, les habitants de la province de Kâshghar (Sin kiânag) tiennent encore Saadi en honneur car au cours de ses voyages vers les terres orientales, il serait passé dans cette région et aurait prié dans la mosquée de cette ville - " masjede Azine " -, dès lors devenue célèbre. Aujourd’hui, la communauté musulmane chinoise compterait environ 50 millions de personnes dont le plus important foyer serait à Pékin.

Notes

[1Khân mongol puis empereur de Chine au XIIIe siècle. Petit fils de Gengis Khân, il acheva la conquête de la Chine durant son règne et établit la capitale de l’empire à Pékin. Se proclamant alors empereur de Chine, il renversa la dynastie Song et fut le fondateur de la dynastie Yuan. Il fut décrit a postériori comme un souverain éclairé et faisant preuve d’une tolérance assez grande à l’égard des différentes religions.

[2Cette nomination ainsi que celle de nombreux autres Iraniens à des fonctions administratives est liée au fait qu’à l’époque, les Mongols n’avaient pas encore dominé toute la Chine et considéraient donc peu sage de confier le gouvernement des régions occupées aux Chinois eux-mêmes. En outre, les Mongols ne comptaient pas dans leurs rangs de personnes suffisamment expérimentées et qualifiées pour une mission aussi difficile et hasardeuse.

[3En persan " Teymûr Khân" ou encore " Teymûr Lang " signifiant Teymur le boiteux.

[4Aujourd’hui la province de Tangh-Chou.


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