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L’homme à qui la vie doit l’honneur
Professeur Mahmoud Hesâbi, son musée et sa vie
D’après l’entretien avec Iraj Hesâbi
Enseigner, c’est savoir aimer. Il faut l’amour avant tout ; certains ne le savent pas. Il faut leur apprendre."
Cette réalité a marqué toutes les étapes de la vie du Docteur Hesâbi, considéré comme le père des sciences physiques. Il est considéré comme précurseur de l’ingénierie moderne du pays, fondateur de l’Université de Téhéran, et est également une figure incontestée des sciences modernes, dévoué à l’Académie. D’aucuns se sont demandés d’où venait le secret de son génie, en formulant une réponse simple : de la grandeur de son âme et du savoir transmit par le cœur, qui a contribué à former sept générations de professeurs et d’étudiants. Dans sa vision du monde, l’homme et la nature sont deux amis inséparables. Détaché de son origine, l’être humain ne vivrait plus qu’une existence artificielle.
Ici, dans la cour de ce musée, qui fut autrefois sa maison, les arbres ne craignent pas d’être coupés et les plantes croissent librement. Tous sont des spécimens divers provenant des quatre coins du monde. La porte d’entrée verte donne la tonalité de l’ensemble : ici, cette couleur prédomine, des fenêtres aux escaliers, dans une harmonie impressionnante. Au-delà du bâtiment en lui-même, les objets eux-mêmes parlent de l’univers de Professeur Hesâbi. Sa curiosité innée ne le laissait guère se confiner à l’étude d’une discipline particulière. Dans le musée, les visiteurs peuvent ainsi remarquer des notes de musique tracées aux côtés de formules mathématiques et de théories physiques. Les maintes photos exposées le montrent en compagnie de grands génies du monde dont Einstein [1], Fabry [2], Bergman [3] et Schrِdinger [4]. Il semblait avant tout être animé par une soif insatiable d’apprendre. Sinon, pourquoi un homme de quatre-vingt ans éprouverait-il le besoin d’apprendre l’allemand bien qu’il maîtrise déjà douze langues [5] ? La réponse est claire. Comme il le disait si bien lui-même : "Travaillez, donnez-vous de la peine, et il ne vous manquera rien."
Pour le Professeur Hesâbi, la vie en elle-même était pleine de sens. Tout ce qui l’entourait était porteur de messages et au-delà de sa valeur matérielle, chaque chose avait selon lui un aspect spirituel qui la dépassait. On peut ainsi voir le crayon qu’il a pour la première fois pris en main et qu’il a gardé même après ses quatre-vingts ans, des jouets de ses enfants Iraj et Anousheh, la robe de mariage de sa femme Sédigheh Hâéri, les dessins de ses petits enfants, des tableaux pendus au mur et tant d’autres objets. L’un d’entre eux semble représenter un crâne de squelette mais à mesure que l’on se rapproche, l’image se transforme en une femme assise devant un miroir. Bref, ici et au milieu de tous ces objets, on a l’air d’être dans une maison pleine de souvenirs et non pas à l’intérieur d’un musée. Après son départ, sa présence ne semble donc pas s’être effacée. A présent, son seul fils y réside et accueille à bras ouverts les invités de son père. Iraj Hesâbi évoque souvent la vie aventureuse de ce dernier et raconte les hauts et les bas de son existence avec beaucoup d’émotion.
" Nous sommes à l’origine de Tafresh, qui se situe au Sud-ouest de Téhéran. Autrefois mon arrière-grand-père, Moézo Sultân, est venu à Téhéran et a fait bâtir une grande propriété à Moniriyeh. En réalité, la dynastie Qâdjâre qui régnait à l’époque cherchait quelqu’un de compétent en vue de gérer les affaires financières du pays. A Tafresh, ils ont finalement réussi à trouver la personne en question. Une fois sa mission accomplie avec succès, Moézo Sultân se présenta chez le roi et celui-ci le complimenta en disant : " Voilà l’homme lettré que l’on cherchait. " De ce fait, nous avons pris le nom " Hesâbi " [6]. Après s’être installé derrière le bazar "Ghavâmossaltâneh", mon grand-père Moézo Saltâneh se maria avec sa cousine Goharshâd Hesâbi et eurent deux enfants, Mohammad et Mahmoud. On a perçu, dès les premiers jours, l’éclat de l’intelligence briller dans les yeux de mon père : "Cet enfant … il n’est pas normal… c’est un génie."
En tant qu’homme politique, mon arrière-grand-père effectua des missions en Russie et en Iraq, avant de poursuivre sa carrière consulaire en Syrie. Faute d’avoir assez de force physique, il délégua ses responsabilités à son fils, Moézo Saltâneh, qui devint consul à Beyrouth. Désireux de rentrer à Téhéran et à la suite de nombreuses correspondances avec l’Iran, Moézo Saltâneh réussit à obtenir le poste le Ministre des Finances pourvu qu’il revienne à Téhéran. Il laisse alors sa famille sur place et retourne seul au pays. Il était alors ambitieux et pensait avant tout à être promu et à gagner en influence politique, puis il se remaria. Il laissa alors sa femme et ses deux fils en bas âge dépérir, jusqu’à ce que le valet de l’ambassade, Hâj Ali, vint à leur secours. Il leur offrit sa petite chambre mais durant la Première Guerre Mondiale, la mère fut progressivement atteinte de paralysie et le manque de nourriture se fit cruellement sentir. Cette dernière jouait souvent de la flûte pour que ses fils oublient la douleur aggravée par la faim et qu’ils s’endorment. Ceci incita Mahmoud à apprendre à jouer de la flûte, puis de l’harmonica. Plus tard, il se mit également à s’exercer au violon et au piano et après quelques années, il se hissa au premier rang des violonistes européens lorsqu’il reçu le masque de Beethoven comme premier prix au Conservatoire de Paris."
Un jour, les deux frères virent leur mère pleurer. Etonnés, ils lui demandèrent si la misère était la cause de ses larmes. "Ce n’est pas la faim qui me gêne, répondit-elle, c’est votre illettrisme qui me plonge dans la détresse." C’est ainsi qu’elle prit la ferme résolution de les envoyer à un pensionnat gratuit tenu par des prêtres Français. La vie dure à l’internat et sous la surveillance des prêtres rigoureux leur interdisait de rire, même en cachette. La nuit, ils murmuraient des prières sous le drap et sanglotaient jusqu’à ce qu’ils s’endorment. De cette manière, ils passaient les jours et les nuits loin de leur mère qui, quant à elle, craignait que ses fils ne perdent leur identité culturelle et religieuse sous l’influence du dogmatisme chrétien. Elle insistait pour qu’ils reviennent certains soirs chez eux afin qu’ils se familiarisent avec la culture et la littérature persanes :
" A l’âge de 9 ans, mon père a appris le Coran par cœur, à 10 ans le Golestân, à 12 le Boustân, à 14 la poésie de Hâfez et à 18 le Shâhnâmeh de Ferdowsi. Il n’avait que 17 ans lorsqu’il obtint sa licence ès lettres arabes à l’Université Française de Beyrouth. Il termina ses études de biologie à 19 ans et à l’âge de 22 ans, il devint ingénieur en travaux publics puis à 24 ans, ingénieur des mines." A la suite de quoi ils partirent pour la France en compagnie de leur mère et à l’aide du frère aîné. Tout deux y étudièrent le droit à la Sorbonne. Mais bientôt ils commencèrent des études de médecine, dans l’espoir de guérir la mère qu’ils affectionnaient beaucoup. "Mon père parvint à terminer ses études de médecine au bout de quatre ans et pendant deux ans, il travailla à l’hôpital de Paris. Durant cette période, il comprit peu à peu que la carrière médicale ne satisfaisait pas sa curiosité. Il n’y trouvait aucune trace d’équation, aucune formule particulière. De ce fait, il décida de se consacrer à l’étude des mathématiques durant trois ans, après quoi, il changea de nouveau d’orientation pour se laisser fasciner par l’astronomie durant près de deux ans et demi. Je me rappelle bien qu’un jour il nous a emmenés, Anousheh et moi dans les Alpes, là où il contemplait les étoiles à une température de -38°C. Un tel froid faisait même geler les larmes qui apparaissaient autours de ses yeux lorsqu’il travaillait avec son télescope. Il fut ensuite atteint de pneumonie et dut ensuite s’aliter durant cinq mois." Le Docteur Hesâbi ne perdait jamais son temps : il profita de son séjour à l’hôpital pour préparer le concours de l’Ecole Supérieure d’Electricité de Paris. Une fois ses études achevées, il fut embauché à la Compagnie des Chemins de Fer de France.
"Mon père estimait ceux qui avaient de l’esprit et voyait en eux des gens intelligents. D’après lui, il ne fallait pas que la joie s’efface de la vie quotidienne, il fallait toujours savoir produire de la gaieté" Une nation chagrinée ne peut être productive", disait-il. Il manifestait également un attachement particulier aux souvenirs. D’après lui, chaque souvenir revivifiait le mémoire des amis qu’il avait rencontré, des lieux qu’il avait visités. Parmi ceux qui lui étaient le plus cher, deux vases symétriques que le professeur Fabry lui avait offert. Dans leur première rencontre, ils avaient discuté presque une heure et demie. Et à la fin, celui-ci l’avait encouragé en lui disant : "Vous avez l’esprit scientifique ! Les sciences de base pourront bien vous contenter. " Cette rencontre marqua le début de ses expérimentations physiques qui le menèrent ensuite à la découverte de ses grandes théories. "
" Chez nous, il y a trois bibliothèques, qui appartiennent toutes à mon père. Chaque année, ma mère époussetait soigneusement les livres un à un. C’était un travail difficile mais je ne l’ai compris que le jour où j’ai décidé de compter le nombre des volumes. Dans ce but, j’ai demandé l’aide de M. Peydâ qui s’occupait de cette maison depuis plus de vingt ans. Le résultat m’a étonné puisque je n’arrivais pas à imaginer comment ma pauvre mère, souffrant d’arthrose, avait déplacé 27 400 livres par an durant quarante ans. Dans la bibliothèque, deux armoires remplies de lettres ont attiré mon attention. Ce trésor était le résultat de soixante-quinze ans de correspondances avec des amis, des étudiants, des physiciens et des hommes de lettres tel qu’Einstein, Bohr [7], Fermi [8], Dirac [9], ou André Gide [10].
Sur le tas des lettres accumulées, il y avait une série de lettres classées et bien distinctes. J’y ai remarqué l’écriture de mon père qui y avait tracé " lettres d’André Gide ". Ce dernier avait confirmé dans l’une de ses œuvres qu’il était prêt à consacrer toute sa vie à unifier toutes les nations du monde. Mon père lui a envoyé une lettre y déclarant son opposition :"…Et quant à moi, je consacrerai toute ma vie à vous empêcher de le faire… "Quelle audace ! Critiquer André Gide !?... En réponse, Gide lui avait écrit : "…Dans votre lettre, il y a deux choses qui m’étonnent. Je connais la majorité des poètes, des écrivains et des philosophes français. Mais je suis surpris de ne pas vous avoir reconnu. Et votre écriture, je l’apprécie. Le manuscrit de la plupart des gens de lettres, quand ils arrivent à un certain stade de célébrité, devient moins lisible, tandis que le vôtre, il est toujours beau… ". Le Docteur Hesâbi lui répondit : "Je vous remercie de votre compliment, mais je ne suis ni philosophe, ni écrivain, ni homme de lettres. Je ne suis qu’un simple étudiant iranien à l’Ecole Supérieure d’Electricité de Paris et je n’ai pas du tout l’intention de rester en France. Dès que mes études seront terminées, je rentrerai en Iran." Gide, pour sa part, le prit comme une douce plaisanterie et écrivit en retour : "Je devais deviner, en voyant votre nom et prénom, qu’il s’agissait d’une nationalité algérienne et je dois avouer que votre mère française a fait de son mieux pour que vous soyez un vrai français." Afin de lui prouver la certitude de ses paroles, mon père lui expédia son certificat d’études. "Je suis renversé ! écrit Gide. Comment se peut-il qu’un jeune iranien avec peu d’expériences mais grâce à dix mille ans de civilisation puisse penser si profondément français et l’écrire avec une telle dextérité ? Maintenant, j’aimerais bien savoir avec quel courage vous avez composé votre première lettre…" En guise de réplique, il expliqua qu’une fois cette idée réalisée, il ne resterait qu’un mélange des nations engourdies. Personne ne bougerait. Dans ce monde, la motivation pour accomplir des progrès s’éteindrait et le résultat serait l’immobilité et l’improductivité : "Permettez… vous restez Français et nous restons Iraniens pour que chacun s’escrime à son propre désir." Gide lui répondit : "Je confesse qu’après des années de réflexions sur ma théorie, vous, jeune homme iranien, êtes parvenu à changer ma pensée à moi, philosophe et écrivain français. Vous avez raison…Il faut que vous restiez Iraniens et nous restions Français et que chacun s’efforce d’atteindre ses propres désirs en vue de réaliser les ambitions de sa nation."
"Après des années de recherches sur l’Iran, le Professeur Hesâbi en a rassemblé les résultats dans un livre de dix pages. Il y évoque quatre éléments essentiels au progrès du pays : vaillance, justice, noblesse, amour. Selon lui, "noblesse oblige" et une telle croyance lui fait répondre à André Gide : "…Moi aussi, je confesse que le plus grand honneur de ma vie fut de correspondre avec vous, le grand écrivain français…" Dans cette lettre, il invite André Gide à visiter l’Iran. Celui-ci accepte et souhaite avoir assez de temps pour y voyager un jour. Les derniers mots échangés entres eux révélaient combien Gide chérissait la poésie de Hâfez : "Savez-vous ce qui, la nuit, me rend calme pour dormir et le jour me donne l’espoir de travailler ? C’est le recueil des poèmes de Hâfez que vous m’avez traduit avec finesse…" André Gide ne put cependant jamais visiter l’Iran de son vivant [11]."
"Un autre grand événement qui marqua l’existence du Professeur Hesâbi fut sa rencontre avec Einstein, qui l’accepta comme étudiant après avoir observé les brouillons de ses théories. "Mon père était toujours fier d’avoir collaboré avec Einstein sur la théorie des particules infinies [12]. Leur amitié se renforça jusqu’à ce qu’il invite Einstein à la fête de Norouz, durant laquelle il lui expliqua la tradition iranienne des " Haftsin ". C’est grâce à ce grand maître et à ses efforts inlassables qu’il est parvenu à recevoir le Prix Nobel de Physique. En 1987, au Congrès de Physique d’Iran, on l’a ensuite honoré comme le père de la physique et en 1990, il fut proclamé le premier homme scientifique du monde."
Pour lui, le sport était aussi essentiel dans la vie que les théories physiques. Dès sa jeunesse, il pratiquait divers sports [13] et ne cessait d’aller à la montagne jusqu’à ce que des problèmes cardiaques l’en empêchent. Pour cette raison, il passa ses derniers jours à l’hôpital de l’Université de Genève. Mais même malade, il continuait à prodiguer sa gentillesse à tous les êtres. Parfois, il quittait sa chambre et se promenait au bord du lac, donnant les miettes de son repas aux cygnes. Le Professeur Mahmoud Hesâbi, après 90 ans de vie féconde et glorieuse, s’éteint paisiblement le 12 Shahrivar 1371 (1992) dans ce même hôpital. Selon ses propres vœux, il fut enterré à Tafresh, son lieu de naissance. Que sa mémoire soit toujours vivante dans les esprits.
[1] Albert Einstein : Physicien allemand naturalisé américain (1879- 1955), auteur de la théorie de la relativité.
[2] Charles Fabry : Physicien français (1887- 1945).
[3] Ingmar Bergman : cinéaste suédois né en 1918 : Le septième sceau.
[4] Erwin Schrodinger : Physicien autrichien (1887- 1961).
[5] Français, Anglais, Allemand, Arabe, Sanscrit, Latin, Grec, Pehlevi, Avesta, Turc, Italien, Russe.
[6] En fait le roi avait dit en persan : " Inam shod ye mirzâyé Hesâbi "
[7] Niels Bohr : Physicien danois (1885-1962) pionnier de la mécanique quantique.
[8] Enrico Fermi : Physicien italien (1901- 1954) auteur de la première pile à uranium.
[9] Paul Dirac : Physicien britannique (1902- 1984) l’un des créateurs de la mécanique quantique.
[10] André Gide : Ecrivain français (1869- 1951), notamment auteur de l’ouvrage Les Faux Monnayeurs
[11] Ces correspondances entre le Professeur Hesâbi et André Gide n’ont pas encore été publiées.
[12] Le Professeur Hesâbi avait travaillé sur sa théorie de particules infinies à l’Université de Princeton sous le patronage d’Albert Einstein.
[13] Le Professeur Hesâbi pratiquait également le cyclisme, l’alpinisme, la natation, la course à pied et le football.