N° 7, juin 2006

Livres et lecture, d’une ville à l’autre


A l’occasion de la foire internationale du livre

Esfandiar Esfandi


Quelle est, me suis-je demandé un jour béatement, tandis que je feuilletais un sublime volume broché dont le cuir évoquait la juvénile carapace d’un bébé rhinocéros, quelle est, disais-je, l’ultime finalité du livre ? Peut-être d’aller grossir les rayons de nos bibliothèques, qui jour après jour, à mesure que les volumes viennent à s’accumuler, ressemble de plus en plus à la carapace adulte d’un unicorne octogénaire désabusé et bougon à l’intérieur duquel on ne cesse de flâner, tout à la recherche d’une molécule tirée d’une striure d’éclat de morceau de pierre philosophale. Autant dire, en quête de néant. J’eus cette pensée, et puis, j’ai du sourire de ma réponse car, à peine formulée, elle est partie rejoindre la corbeille de mes idées noires, laissant la place au doux bruissement des pages de mon livre que j’étais en train de feuilleter machinalement. La finalité du livre (et retenez de grâce votre sourire en coin) c’est d’être lu. Et la bibliothèque est un rayonnage de promesses, d’illuminations et d’espoirs déçus, de satisfactions filées et d’insatisfactions passagères ; même manqué, le rendez-vous avec la parole (parfois inaccomplie) d’un auteur, n’est jamais exempte de satisfaction. La concomitance des livres, dont l’un ne va jamais sans l’autre, est le meilleur garant de la perpétuation du rituel de lecture. Un rituel ai-je dit, qui offre de transporter le lecteur au-delà de l’espace de ses habituelles déambulations. A l’univers sans frontière correspond la démultiplication sans limite des livres dans leur procession réciproque. Au livre qui s’ouvre et qui fatalement se referme, répond (et pardonnez de grâce mon emphase) l’univers qui se déploie à l’infini.

J’ai en mémoire une ville, traversée de part en part, par des serpents d’aciers, habitée par des hommes vêtus de couleurs, minuscules et inconstants colons qui ne cessent d’entrer et sortir des entrailles de la bête aux cents bouches. Le matin, ils émergent de leur nuit également colorée, s’apprêtent pour la journée, sortent dans l’espace en esquissant des gestes qui peinent à donner sens à leurs foulées mécaniques. Avant de quitter l’air libre et d’aller s’agglutiner dans le ventre chaud de la bête, ils posent leur regard sur le compteur glacé de leurs instants qui passent. Péremptoirement fixé, souvent à grand frais, à leur poignet gauche, des aiguilles n’en finissent pas de mesurer l’intervalle qui de moins en moins, les sépare de l’infini. A peine la bête a-t-elle accueilli la multitude des marcheurs désormais statiques, qu’elle commence à s’agiter, à hurler en dedans, à lancer son signal monodique. Les serpents se frôlent sans croiser le fer. L’un s’en va, par le chemin même où l’autre s’en est venu. Au-dedans, quelques colons s’agrippent aux barres intestinales, pour éviter la chute, car la bête est fougueuse. D’autres sont installés sur des bouts de chaires molles. La bête est creuse, et son corps métallique est parcouru de verres. A travers les parois, quelques uns fixent la pénombre et les points de clarté qui défilent au dehors. Des livres sont ouverts sur de nombreux genoux ; beaucoup de livres qui font pencher les têtes et loucher les voisins. En vérité, le sous-sol de la ville regorge de livres, rarement laissés pour compte. Assurément, il y a dans les entrailles de cette ville autant de livres que d’hommes ou de rats. Hommes et femmes sont ballottés de droite à gauche, dans des positions souvent inconfortables, mais toujours ils résistent sans faiblir face à la tentation de refermer le livre, face à l’appel du complet désoeuvrement, à l’attente végétale de l’imminente destination. Les pages sont tournées l’une après l’autre. Chacune des phrases, en défilant, produit le discret miracle de saupoudrer le trajet d’une pincée de sens, d’atténuer un temps les myopies quotidiennes, de rendre un temps sa consistance à l’attente. Car le moins exigeant des ouvrages suppose un effort consenti de la part de son lecteur. Ceux d’entre les habitants temporaires du métropolitain qui savent la valeur d’une courte lecture, ceux-là restent insensibles aux secousses de la rame qui n’en finit pas de serpenter. Les autres qui n’ont pas recours à la consolation temporaire du livre, considèrent que les galeries souterraines de la grande ville sont peu propices à la lecture, ou plus prosaïquement, que le livre n’est rien sinon un amas de feuilles rectangulaires soigneusement mais inutilement reliées. Quand ils quittent le métro, les citoyens amis de la lecture se retrouvent à la surface, au cœur d’une cité dédiée à la culture sous toutes ses formes. La Grande Université est son emblème et le livre son étendard. La première offre depuis des siècles son lustre au second, qui de son côté distille sans parcimonie ses lumières partout dans la ville, au creux de chaque interstice, de chaque fissure. Dans cette ville, les livres sont partout, en bordure des grands axes et dans les réseaux de ruelles, entassés le long des rives dans de verts containers dont les couvercles font office de parasol et de parapluie. Dans cette ville de ma mémoire, le livre est une pure normalité.

Pourtant, c’est une autre ville qui a mes faveurs. Immense et foisonnante, elle partage ses frontières avec l’horizon. Son étendue et ses limites matérielles dépendent étroitement de l’imminence, ou de l’éloignement dans le temps, de l’inévitable tremblement tellurique qui à jamais fixera son sort. Ici la multitude s’est déployée à la surface d’un sol en sursis. Deux axes constituent l’itinéraire quasi rectiligne de ses serpents d’aciers qui comme ailleurs, assument quotidiennement le déplacement des hommes. A l’intérieur des rames l’espace est confiné. Les lecteurs se font rares, voire inexistants. Les livres se recroquevillent humblement dans les sacoches. Parfois, on voit lire un colon solitaire, un esprit supérieur qui tous les jours, obtient sur son trajet, de s’abstraire mentalement de son agglutinement. En surface, la cité "ne paie pas de mine". Sa cohérence interne n’a rien d’organique et sa forme contrevient à tous les canons possibles et imaginables de l’esthétique. Vue du ciel, elle évoque (dans la journée) un rêche monochrome. La nuit, elle enfouit son anarchique physionomie sous un délicat voile de luminescence. La Grande Université, entre autre, est son emblème ; et le livre, l’étendard de l’Université. Dans cette ville qui a ma faveur, Le Livre est l’attribut même de la sacralité et distille son essence dans les divers ouvrages sapientiaux. Face à la Grande Université et nulle part ailleurs, sinon par accident, il y a des librairies. Juxtaposées les unes aux autres le long d’un grand boulevard, elles centralisent le plus gros du stock et des ventes de livres. Lieu de rendez-vous des lecteurs, la rue est une émanation de l’Université. Là-bas seulement, le livre est une normalité. Dans les maisons aussi (c’est la moindre des choses) mais si peu dans la ville.

Dans cette ville qui a ma faveur, comme dans la ville de ma mémoire, on aime le livre. Différemment perçu, différemment vécu, compagnon silencieux des liseurs silencieux, il reste (et pardonnez de grâce, mon lieu commun final) l’incomparable ami.


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