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‘‘Les meilleurs jours des meilleures années de ma vie se sont passés au Théâtre Sépari. Le rêve d’être au théâtre avait pris très tôt racine dans mon esprit en regardant une pièce. Ce rêve m’a accompagné jusqu’à l’âge de 17 ans, quand je fis la connaissance d’une troupe professionnelle. Je concrétisais alors ces aspirations, restées enfouies en moi depuis mon enfance. Pendant plusieurs années, j’ai confectionné des décors scéniques, cousu des poupées, assemblé des vêtements de scène et joué avec de nombreuses troupes, souvent essentiellement composées d’étudiants. Mais mon idéal était tout autre. Un jour, par hasard, je fus invité à prendre des photos d’un festival de théâtre, organisé chaque année. Mes photos furent appréciées et, à partir de ce moment-là, encouragé par des professeurs, j’ai fixé toute mon attention sur la photographie de pièces de théâtre. Cela devint toute ma vie. Ces huit dernières années, je les ai passées à déambuler dans des salles de théâtre, poussé par cette envie de fixer des moments par la photo. J’ai servi tout ce temps le théâtre sans aucune rétribution, simplement mu par un sentiment de bonheur. Chaque photo prise me comble de joie.
Si vous voulez comprendre le sens de la vie, allez voir des pièces au théâtre. Si vous voulez comprendre l’amour, prenez des photos. Si vous voulez vivre dans l’amour tel une mouette, prenez des photos du théâtre.’’
Hassan Taheri,
photographe de pièces de théâtre
Le théâtre iranien contemporain est depuis plusieurs années traversé par une sorte d’élan vital. Tandis que durant les années 1980, l’avènement de la Révolution et la guerre Iran-Irak épuisaient les préoccupations quotidiennes, plongeant ainsi le théâtre iranien dans un profond sommeil, l’activité théâtrale est doucement sortie de sa torpeur au cours de la décennie suivante, jusqu’à déployer une vivacité manifeste dès la fin des années 1990. Depuis lors, une profusion de troupes de théâtre a vu le jour, la quantité de spectacles montés n’a cessé de croître et le nombre des lieux de représentation s’est multiplié. Maintes pièces de théâtre affichent régulièrement complet. Sans parler des ateliers de théâtre qui abondent et des classes d’art dramatique qui attirent de plus en plus d’étudiants.
Le festival de théâtre Fadjr est aujourd’hui la plus importante manifestation théâtrale en Iran. Proposant une sélection de spectacles choisis parmi les productions de tout le pays, il constitue un espace d’exposition de la création théâtrale nationale. Il se subdivise en plusieurs sections, variant d’une édition à l’autre, dont la seule constante est la volonté de refléter la programmation théâtrale de l’année écoulée et d’ébaucher l’horizon scénique de l’année à venir. Depuis une dizaine d’années maintenant, le festival accueille également des troupes étrangères dans le cadre de sa section internationale. Outre le fait qu’elle marque l’un des temps forts de la scène artistique iranienne, la décade de Fadjr est l’occasion d’évaluer annuellement l’état du théâtre en Iran. Au vu de la pléthore de spectacles en tous genres proposés au cours du dernier festival, la vitalité du théâtre iranien semble ne pas s’essouffler.
A peine sorti de sa léthargie, le théâtre iranien s’exposait à toute une série d’impératifs nés avec la République Islamique. Les artistes de théâtre ont dû apprendre à composer avec des normes tacites et des règles explicites nouvelles : plus question de susciter l’empathie du spectateur pour des personnages négatifs, de représenter des situations jugées immorales, de blasphémer ou encore de répandre des idéologies contraires aux valeurs de la société islamique. S’y ajoute le nécessaire respect sur scène des principes élémentaires de la vie publique, tels que le port du hedjâb ou l’absence de contact tactile entre homme et femme, y compris dans les tableaux d’intérieur. Ces contraintes n’ont pas enrayé l’activité théâtrale, loin de là. Les conditions imposées à l’art scénique ont exigé un remarquable effort d’adaptation et une certaine inventivité de la part des auteurs et metteurs en scène, de sorte qu’elles ont finalement mené à l’émergence d’un théâtre inédit.
La renaissance du théâtre iranien est notamment due aux dramaturges qui se sont consacrés - et se consacrent toujours - à un véritable effort de renouveau du répertoire dramatique. Leurs recherches s’appliquent en effet à explorer des genres originaux et à créer des modes d’expression qui soient propres au théâtre iranien contemporain. Certains choisissent par exemple de s’exprimer dans un symbolisme très pur, d’autres préfèrent sonder les possibilités d’un naturalisme littéraire. D’autres encore mêlent les dimensions symbolique et réelle, tel le jeune auteur-metteur en scène Amir Reza Koohestani, dont l’écriture ne cesse d’associer des contextes familiers, des circonstances ordinaires ou concrètes à une infinie profondeur poétique. "J’entendrai toujours la mer" annonce Imour, le protagoniste de sa pièce Dar miân-é abrhâ. Imour est "né de la rivière" où son père s’est noyé et il est le seul rescapé du naufrage qui a emporté toute sa famille. De ce déluge de désastres, il lui reste toujours de l’eau dans les oreilles ; le bruissement des flots ne le quitte plus. Cette mer qui symbolise à la fois la perte des siens et l’espoir d’un ailleurs, il en observe les vagues sans relâche, non pas pour contempler son ennui ou bercer sa solitude, mais pour évaluer le laps de temps s’écoulant entre chacune d’elles, ces précieux instants dont il disposera pour lancer sa barque en direction de l’exil. Symbolisme et réalisme s’enchevêtrent sous la plume d’artistes comme Koohestani.
Précisons que la réflexion des auteurs visant à régénérer le répertoire dramatique iranien ne se limite pas à une recherche esthétique ou une élaboration de styles littéraires. L’exploration des dramaturges en matière de styles d’écriture est inséparable des sujets traités. Aussi, l’apparition récente de thématiques nouvelles constitue-t-elle un élément important dans le renouveau du répertoire. Des thématiques d’actualité telles que les aspirations des jeunes, les tourments quotidiens ou la conjoncture sociale peuvent être abordées. Par la mise en scène de ces pièces, le théâtre se déploie entre la fiction et la réalité ; se faisant l’écho de la société iranienne, il crée alors un rapport de proximité entre la fiction scénique et le vécu des spectateurs.
La revitalisation du théâtre iranien s’est également nourrie du talent des metteurs en scène. Leur créativité a contribué, par la voie d’une sémiologie originale, à l’élaboration de modes d’expression singuliers, capables d’évoquer des idées et des significations sans passer par l’articulation des mots. Ils utilisent ainsi un langage de couleurs, de mouvements et de gestes qui est propre à leur théâtre.
Sans doute influencés par la tradition ancestrale du ta’zieh, de nombreux metteurs en scène font appel à une sorte de science des couleurs qu’ils (ré)inventent et tentent de mettre en œuvre. Certains d’entre eux privilégient par exemple les scénographies et les costumes monochromes, ce qui leur permet de faire ressortir les couleurs introduites par touches dans l’espace scénique et de souligner de cette façon la signification de l’objet de couleur. Noces de Sang par Ali Rafii, Songe d’une nuit d’été par Hassan Madjooni ou très récemment Yerma par Reza Gouran recourent à ce procédé. Imaginons une scénographie exclusivement composée de blanc dans laquelle le metteur en scène glisserait un accessoire ou un vêtement tantôt rouge, tantôt noir ; une telle réalisation revient à dresser la blanche candeur comme toile de fond de la pièce et permet de faire osciller la narration entre la passion, l’ardeur, l’impulsion d’une part, l’adversité et le deuil de l’autre. Les couleurs fonctionnent dès lors bien comme un langage, au sens premier d’un moyen d’expression et de communication.
Le théâtre iranien contemporain a également recours à un langage spatial particulier. Les références au ta’zieh dans la codification du mouvement et dans le mode d’incarnation des rôles sont ici encore évidentes. Les codes de mise en scène qui suggèrent par exemple le lointain déplacement des personnages puisent manifestement dans les conventions héritées du ta’zieh. Les comédiens se contentent dans ce cas-là d’effectuer un tour de plateau pour représenter la traversée de vastes contrées ou le passage d’une localité à une autre. Ce type de références se retrouve aussi dans la façon dont les interprètes s’insinuent dans leur rôle. Les va-et-vient du statut de musicien jouant à la lisière du plateau au statut de comédien jouant sur scène sont courants et, dans une manière qui rappelle celle du ta’zieh, ce changement de statut s’accomplit sans autre transition que celle du franchissement de la ligne de démarcation que constitue la scène. Tour à tour instrumentistes ou figures dramatiques, les interprètes investissent leur rôle selon une codification spatiale librement inspirée de la tradition. Les Rustres de Goldoni par Hamid Pourazari et Hassan va ghoul râh-é bârik-é posht-é kouh de Afshin Hashemi, spectacles présentés à l’occasion du dernier festival Fadjr, sont de parfaits exemplaires de ce type de mises en scène.
S’appuyant sur un héritage séculaire, le théâtre iranien contemporain a exploré les codes chromatiques et spatiaux, se dotant ainsi d’un langage visuel original. Plusieurs metteurs en scène ont par ailleurs expérimenté diverses pratiques d’expression corporelle jusqu’à créer un véritable lexique de paroles gestuelles. Le maniement du tissu, en tant que geste polysémique fréquemment exploité sur les planches iraniennes, nous offre un échantillon de ce lexique. Dans la récente pièce de Bahram Beyzaï, Afrâ, l’emprise psychique est rendue perceptible par le déploiement d’une longue traîne qui s’étend de la mère dominante vers le fils qui subit son ascendant, l’étoffe empêtrant ce dernier dans les mailles textiles qui déferlent de la figure oppressante. Le tissu représente ici l’entrave et les chaînes de la soumission. Dans Yerma, Reza Gouran introduit une étoffe dorée dans une scénographie habillée de blanc. Cette étoffe est initialement extirpée du pâle drapé que porte la protagoniste qui, désespérée de ne pas avoir d’enfant, s’est confectionné un faux ventre de grossesse à l’aide d’un amas de textile. Tel un bout d’elle-même, l’étoffe semble être arrachée aux entrailles de Yerma, cette figure féminine qui se désole de ne pas pouvoir donner la vie. Oté puis mis en cage, ce tissu évoque le déchirement, la souffrance et l’inaccomplissement de cette femme privée d’une part d’elle-même. Un autre exemple de ce lexique gestuel est le lent mouvement d’échange de tissu traduisant les sentiments amoureux, qui est désormais un classique des scènes iraniennes. Maintes mises en scène ont ainsi recours au maniement de l’étoffe pour exprimer l’irreprésentable.
Toujours dans le champ de l’expression corporelle, quelques metteurs en scène se sont concentrés sur l’élaboration d’un langage strictement physique. Le travail de Mohsen Hosseini, notamment son dernier spectacle Mazraeh-ye min monté dans la grande salle de howze-ye honari, donne un aperçu de ce que peut être la parole du corps. Sorte de tableau mi-pointilliste, mi-expressioniste sur les ravages humains que provoquent les mines antipersonnel en temps de paix, Mazraeh-ye min ne compte qu’une poignée de répliques. Sans nul besoin de prononcer des mots, l’expression physique des interprètes est éloquente : quelques pas glissés, des démarches rythmées, des déplacements géométriques, des gestes saccadés, des mouvements rampants, des sauts et de brusques chutes suffisent à dire l’accablement. Comme si le langage du corps reflétait mieux que les discours la violence faite à la chair.
L’intensification de l’activité théâtrale en Iran est confirmée par les chiffres officiels. D’après les statistiques du Centre des Arts Dramatiques, le nombre de troupes, la quantité de spectacles réalisés, la somme de festivals, le total des lieux de représentation, de même que le budget alloué par le Ministère de la Culture aux diverses actions et productions théâtrales, ont considérablement augmenté ces dernières années. La revitalisation du théâtre iranien ne se borne toutefois pas aux chiffres. Les dramaturges et metteurs en scène sont en effet parvenus, par l’imagination et la persévérance, à insuffler une nouvelle vie à leur art. Au sortir d’une période de crise, les gens de théâtre se sont confrontés à des impératifs qu’ils ont rapidement appris à maîtriser. La jeune génération d’artistes a remarquablement assimilé les exigences et les particularités du métier, contribuant de manière favorable à l’émergence d’un théâtre original. Et c’est bien là le réel progrès accompli par le théâtre iranien contemporain : la création d’un langage singulier, propre à la culture iranienne, porté par un élan s’enracinant dans un profond désir d’expression.