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Fâtemeh Habibizâd, dont le nom de scène est Gordâfarid, fait du naqqâli depuis quelques années. Le naqqâli est la forme de narration typiquement iranienne d’histoires épiques. L’histoire racontée peut être en poésie ou en prose. Le naqqâl utilise le ton de sa voix et les mouvements de son corps pour susciter l’émotion des spectateurs et leur faire imaginer les scènes qu’il raconte. Le naqqâli est donc considéré comme une performance théâtrale où un seul acteur joue tous les rôles de la pièce. [1] Gordâfarid est la première femme naqqâl en Iran à notre connaissance. Les derniers grands maîtres de naqqâli de notre époque l’ont reconnue et lui ont passé le relais. Y aura-t-il d’autres personnes en Iran pour prendre le relais après elle ?
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Djamileh Zia : Gordâfarid, vous êtes la première et la seule femme iranienne naqqâl à ma connaissance. Nos lecteurs auront donc, je pense, envie de mieux vous connaître et d’avoir des informations sur votre parcours professionnel et artistique. Merci de vous présenter tout d’abord. Gordâfarid : Je m’appelle Fâtemeh Habibizâd. Je suis née en février 1977 à Ahvâz, dans la province du Khouzestân. J’ai fait des études universitaires en muséologie. J’ai commencé à apprendre le naqqâli il y a environ 10 ans, mais j’ai aimé lire les mythes et l’Histoire de l’Iran bien avant cela, depuis que j’étais adolescente ; j’aimais en particulier lire le Shâhnâmeh [4].
Djamileh Zia : Pourquoi vous êtes-vous intéressée au naqqâli ?
Gordâfarid : Le naqqâli est une forme de théâtre où un seul acteur peut jouer une dizaine de rôles, et même jouer le rôle d’un cheval ou d’un dragon, sans les tracas liés aux accessoires et aux décors nécessaires pour une mise en scène. Mais en même temps, le naqqâli est un art très difficile à maîtriser, et d’autant plus difficile à apprendre que les recherches effectuées dans ce domaine sont rares, quasiment inexistantes.
Djamileh Zia : Dans ce cas, comment avez-vous appris le naqqâli ?
Gordâfarid : Au début, j’ai dû faire moi-même des recherches « sur le terrain » ; c’est-à-dire que je suis allée pendant 2 ans dans les cafés traditionnels (les ghahveh-khânehs) des quartiers populaires de Téhéran, pour regarder et écouter les maîtres de naqqâli, en particulier Morshed Torâbi.
Ensuite, je suis allée dans différentes villes de province. Au nord-ouest de l’Iran, j’ai vu jouer les Acheghs, qui racontent les légendes de leur région en chantant et en s’accompagnant d’un instrument de musique. J’ai vu jouer les Bakhchis au nord-est de l’Iran ; eux aussi racontent leurs histoires sous une forme chantée en s’accompagnant d’un instrument de musique. Je suis également allée au sud-ouest de l’Iran, dans les tribus Bakhtiâris, qui récitent les poèmes du Shâhnâmeh avec des styles d’expression particuliers.
Je suis allée voir aussi d’autres spectacles traditionnels, tels que les pardeh-khânis, ou les ma’rékeh-guiris, mais ce qui m’a le plus intéressée est la forme de naqqâli qui existait à Ispahan et à Téhéran. A l’époque safavide [5], Ispahan était la capitale de la Perse. Les cafés traditionnels iraniens datent de cette époque. Les rois safavides aimaient et encourageaient le naqqâli, et payaient un salaire régulier aux naqqâls. Les naqqâls sont venus à Téhéran quand la capitale y a été transférée, à l’époque qâdjâre. [6]
Djamileh Zia : Mais il y avait des naqqâls en Iran avant l’époque safavide, n’est-ce pas ?
Gordâfarid : Oui, il y en avait. Il y avait des formes de narration du Shâhnâmeh, (en persan : shâhnâmeh-khâni) avant l’époque safavide. Avant l’islam, les conteurs ambulants racontaient les légendes de leur pays en allant de ville en ville et de village en village. Ils jouaient en même temps un instrument de musique.
Après la conquête de l’Iran par les musulmans, raconter des histoires prit une forme non accompagnée de musique et une teneur religieuse. Au IVe siècle après l’Hégire, Ferdowsi a recueilli les histoires orales qui existaient depuis des siècles et les a réunies sous la forme d’un grand poème épique, pour sauvegarder ces légendes. Ferdowsi relate lui-même dans ses poèmes qu’il a entendu ces légendes d’un paysan, ou d’un mage, etc.
Les poèmes de Ferdowsi étaient très probablement récités à voix haute dans des assemblées, par des personnes qui connaissaient ces poèmes. Mais ce type de narration que l’on qualifie de « pahlavâni » en persan, et qui a pour thème les actions héroïques des guerriers légendaires, date probablement de l’époque safavide.
Djamileh Zia : Pourquoi préférez-vous la forme du naqqâli d’Ispahan et de Téhéran ?
Gordâfarid : Dans cette forme de naqqâli, le narrateur joue à lui seul une pièce de théâtre. Il utilise des formes d’expression spécifiques – grâce au ton de sa voix, ses mimiques, les mouvements de son corps - pour aiguiser l’attention du spectateur et le maintenir en haleine. Il peut par exemple taper dans les mains, taper du pied, baisser la voix puis la hausser brusquement. Son seul instrument est sa canne, qui peut représenter tour à tour, au cours du spectacle, un personnage avec qui le naqqâl peut parler, un obstacle, un animal, etc. Ce type de naqqâli m’intéresse aussi parce qu’il a une base écrite, qui est le toumâr [7].
Djamileh Zia : Qu’est-ce que le toumâr ?
Gordâfarid : Le toumâr est le texte écrit que détient le naqqâl, et sur lequel il se base pour raconter l’histoire devant les spectateurs. Il est donc l’équivalent d’une pièce de théâtre, sauf que ce texte est écrit pour un seul acteur. Le toumâr est généralement une adaptation en prose des poèmes du Shâhnâmeh, et le naqqâl, avec son style d’expression spécifique, lui donne un caractère particulier et personnel.
Ce texte n’est pas forcément exactement conforme aux poèmes de Ferdowsi ; il peut comporter des ajouts. Le naqqâl peut raconter l’histoire de Rostam et Sohrâb [8] en trois nuits, ou en un mois. Par exemple autrefois, raconter l’histoire de Rostam et Sohrâb durait tout le mois de Ramadan. Le naqqâl faisait durer l’histoire principale grâce à des histoires qu’il inventait et qu’il racontait au milieu de l’histoire principale, pour pouvoir faire coïncider l’épisode de la mort de Sohrâb avec les soirs de deuil qui correspondent à l’anniversaire de l’assassinat de l’Imam Ali.
C’est à partir de l’époque safavide que les toumârs furent écrits. Quelques uns datant de cette époque existent encore à l’heure actuelle. Avant les safavides, les histoires racontées par les naqqâls étaient transmises oralement de maître à élève.
Djamileh Zia : Quelle utilisation faisait le naqqâl de ce texte écrit ?
Gordâfarid : On appelle ce texte « toumâr » parce qu’il était traditionnellement écrit sur un papier de 20 cm de large et de plusieurs mètres de long (parfois une vingtaine de mètres). Le naqqâl roulait ce papier et le mettait dans sa poche, et s’il oubliait un passage, il utilisait un dérivatif, créait une diversion, et regardait discrètement son texte.
Djamileh Zia : Est-ce que vous utilisez ces anciens toumârs pour vos naqqâlis ?
Gordâfarid : Non, je rédige mes toumârs moi-même ; ce n’est pas facile, mais je préfère rédiger moi-même les toumârs que je joue - bien que j’aie des toumârs anciens à ma disposition - car ce que j’écris convient mieux à ma personnalité. D’ailleurs, traditionnellement, les naqqâls réputés écrivaient eux-mêmes les toumârs qu’ils avaient l’intention de jouer.
Djamileh Zia : Vous avez évoqué d’autres types de spectacles traditionnels, le pardeh-khâni et le ma’rékeh-guiri. Quelles sont les différences entre ces spectacles et le naqqâli ?
Gordâfarid : Le pardeh-khâni est devenu à la mode surtout à l’époque qâdjâre. Des images étaient dessinées sur une toile et le pardeh-khân expliquait les images aux spectateurs en les montrant avec sa main ou avec une canne. Les pardeh-khâns étaient essentiellement ambulants. Il y avait moins de performance théâtrale dans leur style de narration, mais ils pouvaient avoir un toumâr dans leur poche. Traditionnellement, les pardeh-khâns montaient leur spectacle aux carrefours, dans les bazars, dans les cimetières, ou à côté des mausolées. Il y a encore des pardeh-khânis dans certains quartiers populaires de Téhéran de nos jours. L’un des grands maîtres du pardeh-khâni de notre époque est Morshed Maddâhi, qui m’a beaucoup appris sur les techniques de l’éloquence.
Les ma’rékeh-guirs ne racontent pas d’histoire ; ils font des numéros qui ressemblent à ce que l’on voit dans les cirques : des numéros avec des animaux éduqués, des chaînes qu’ils brisent, etc. Eux aussi sont ambulants. Ce qui m’a intéressée et m’a poussée à aller voir leurs spectacles est la technique qu’ils utilisent pour attirer l’attention des spectateurs.
Le naqqâl ne donne pas de spectacles ambulants. Depuis l’époque safavide, les naqqâls ont joué dans des lieux fixes, qui étaient en général des ghahveh-khânehs, et les gens savaient où aller voir tel ou tel naqqâl.
Djamileh Zia : Est-ce qu’être une femme a provoqué des difficultés quand vous appreniez le naqqâli ?
Gordâfarid : C’était difficile d’aller s’assoir dans les ghahveh-khânehs des quartiers populaires, qui sont des lieux exclusivement masculins. Je sentais le regard de toute l’assistance, et c’était pesant. Parfois j’en avais même des larmes aux yeux, mais j’ai résisté, et j’ai persévéré dans cette voie que j’avais choisie.
De plus, j’ai vite compris que je ne devais pas poser de question aux maîtres de naqqâli, car ils me remettaient à ma place. Pendant plusieurs années, j’ai assisté à leurs spectacles sans rien dire. Mais le surnom de Gordâfarid, ce sont ces maîtres eux-mêmes qui me l’ont donné : ils m’ont dit que je suis entrée dans « ce champ de naqqâli » comme Gordâfarid, cette héroïne du Shâhnâmeh qui, voyant qu’aucun homme ne se décidait pour combattre Sohrâb, mit une armure et entra sur le champ de bataille avec bravoure.
Djamileh Zia : Les maîtres de naqqâli vous ont donc reconnue. Vous est-il arrivé de faire du naqqâli devant eux ?
Gordâfarid : Oui, à plusieurs reprises. Souvent, l’un de mes maîtres me donne sa canne devant les spectateurs pour que je fasse du naqqâli après lui. Donner la canne est un acte symbolique. Cela signifie que le maître considère que son élève est apte à prendre le relais.
Djamileh Zia : Quand est-ce qu’un maître vous prêta sa canne pour la première fois ?
Gordâfarid : Il y a deux ans, au cours d’un festival international sur les spectacles traditionnels organisé par l’Organisation de l’Héritage Culturel, une cérémonie était prévue en l’honneur de Morshed Torâbi qui est l’un des grands maîtres de naqqâli de notre époque. On avait demandé à Morshed Torâbi de présenter lors de cette cérémonie quelques naqqâls de la jeune génération qui avaient été ses élèves. Morshed Torâbi décida finalement, après réflexion, de ne présenter que moi, parce que j’avais été patiente et persévérante pendant des années pour apprendre le naqqâli, alors que ses autres élèves étaient vite partis et n’avaient pas continué.
La cérémonie en question a eu lieu dans la Grande Salle du Théâtre de la Ville. C’est là-bas, devant toute une assemblée réunie en son honneur que Morshed Torâbi me donna sa canne pour la première fois. Ce fut un grand moment pour moi.
Djamileh Zia : J’ai entendu dire que vous enseignez également le naqqâli.
Gordâfarid : L’un de mes amis, qui a une école de théâtre, m’a demandé d’enseigner aux élèves de cette école les techniques d’expression que l’on utilise dans le naqqâli. J’enseigne selon la méthode traditionnelle, c’est-à-dire que je joue et les élèves regardent, mais le but est essentiellement de leur faire apprendre des techniques d’expression théâtrale.
Djamileh Zia : Pensez-vous que l’un de ces jeunes élèves pourra devenir un naqqâl un jour ?
Gordâfarid : Je ne suis pas très optimiste à ce sujet. Malheureusement l’époque moderne, avec ses formes modernes de loisir, a sonné le glas des spectacles traditionnels. Ceux de qui j’ai appris le naqqâli constituaient à mon avis la dernière génération de naqqâls. Beaucoup d’entre eux sont décédés au cours de ces 10 dernières années, il n’en reste plus que deux ou trois, qui d’ailleurs ne donnent plus de spectacles dans les ghahveh-khânehs. Ceux qui sont décédés ont emporté avec eux une grande partie de la culture orale de notre pays. Je pense hélas que personne ne prendra le relais après moi, et le naqqâli disparaîtra complètement dans quelques années.
J’ai fait de nombreuses démarches auprès des organismes culturels tels que l’Organisation de l’Héritage Culturel ou la Radio et la Télévision de l’Iran pour que les performances de ces derniers naqqâls vivants soient filmées et archivées, mais mes démarches n’ont pas abouti, et je le regrette. Nous n’avons que très peu de documents, quasiment pas d’archives, sur le naqqâli.
Djamileh Zia : Je vous remercie d’avoir accordé cet entretien à la Revue de Téhéran.
Gordâfarid : Merci à vous.
[1] Beizâ’i, Bahram, Yek Motâle’eh : Namâyesh dar Irân (une étude : le théâtre en Iran), 2e édition, Ed. Roshangaran, 1379 (2000), p. 65.
[2] Ibid, p. 45.
[3] Ibid, p. 65 et p. 80.
[4] Le Shâhnâmeh est un long poème épique composé par Ferdowsi. Il a été traduit en français sous le titre « Le Livre des Rois ».
[5] La dynastie safavide a régné en Iran de 1501 à 1736.
[6] La dynastie qâdjâre a régné en Iran de 1796 à 1925.
[7] Le mot « toumâr » signifie en persan « rouleau de parchemin ».
[8] Rostam est le héros iranien par excellence. Il a une force surnaturelle. Ses actes héroïques sont relatés dans le Shâhnâmeh. Sohrâb est le fils que Rostam a eu de la Princesse Tahmineh, fille du roi de Samanguan (pays voisin de l’Iran) après une nuit passée avec elle. Sohrâb sait que son père est un grand héros iranien mais il ne l’a jamais vu. Quand le Touran déclare la guerre à l’Iran, Sohrâb est un jeune homme. Il commande l’armée de Touran qui vient en Iran et espère ainsi trouver une occasion pour rencontrer son père. Il demande à plusieurs reprises aux guerriers iraniens de lui montrer qui est Rostam, mais les Iraniens lui mentent de peur que Sohrâb ne veuille tuer ce dernier. Rostam combat Sohrâb sur le champ de bataille et le blesse mortellement. Sohrâb révèle alors son identité. Rostam, fou de chagrin, demande au roi d’Iran de lui envoyer la liqueur qui empêcherait Sohrâb de mourir. La liqueur arrive hélas trop tard.