N° 44, juillet 2009

Du Nouveau Roman à la grammaire :
Djinn : un trou rouge entre les pavés disjoints d’Alain Robbe-Grillet


Samâneh Toghiâni


Romancier mais aussi théoricien, Alain Robbe-Grillet (1922-2008) réclame de nouvelles formes des romans ; voyant les changements du monde et des notions, il exige d’autres structures appropriées à ces modifications, afin de les présenter dans un univers romanesque. Il construit un nouveau mouvement (et non pas une école) dans lequel se rassemblent aussi d’autres romanciers avec des intentions semblables. Comme d’autres nouveaux romanciers, Robbe-Grillet change les éléments composants de l’histoire, par rapport aux notions traditionnelles : personnage, intrigue, temps, espace... Par ces nouveaux éléments, il compose un roman qui exige un certain effort pour être compris. Ce nouveau genre romanesque a envahi le domaine littéraire dans les années 60. Par la volonté d’échapper aux notions périmées du roman traditionnel, Robbe-Grillet crée un monde réifié, où même l’être humain est chosifié. Ses romans racontent plutôt "l’aventure d’un langage" et ne sont pas "le langage d’une aventure" ; ils sont le lieu par excellence pour les jeux du langage ; d’où la priorité de la forme sur le contenu.

Alain Robbe-Grillet, 1978
Photo : Sophie Bassouls/Corbis

Alors que Robbe-Grillet enseigne à l’université de New York, l’une de ses collègues, Yvonne Lenard, professeur de français, lui demande d’écrire un texte didactique. L’emploi d’un texte littéraire dans l’apprentissage des langues est l’une des techniques efficaces utilisées depuis les années 70 et l’on voit beaucoup de méthodes se servant des extraits littéraires pour renforcer l’apprentissage du FLE. Le plaisir de lire une partie d’un roman, d’un poème ou d’une pièce de théâtre inciterait l’apprenant plus que des textes scientifiques, journalistiques, etc. Pourtant, au premier regard, le choix d’un Nouveau Roman pour enseigner les difficultés grammaticales de la langue française semble un peu étonnant. Dans un genre de roman connu comme un roman d’absence, dont la structure stable est dissimulée, où l’intrigue perd sa linéarité et où l’incohérence dans la temporalité va à l’encontre du temps linéaire, où les personnages n’ont pas d’identité fixe et précise, où les objets occupent la place de l’homme, l’espace est labyrinthique et l’atmosphère angoissante, comment voudrait-on créer un ordre progressif des notes grammaticales ? Comment, avec ces notions floues, peut-on enseigner quelque chose de logique et de mathématique ? L’objectif didactique d’un tel livre semble paradoxal, d’une part, et d’autre part le fruit d’un agencement complexe, énigmatique et mystérieux.

Alain Robbe-Grillet, 1998

Quoi qu’il en soit, Robbe-Grillet décide d’écrire un texte qui aura la forme de ses écrits habituels, un Nouveau Roman et non un roman traditionnel simple et exigeant un lecteur passif : le choix du sujet et la manière de composition obéiront aux mêmes règles qu’il a définies dans son livre théorique : Pour un Nouveau Roman. Il écrit ainsi Le Rendez-vous, avec huit chapitres correspondant aux huit semaines d’un trimestre universitaire, contenant les difficultés grammaticales dans un ordre logique d’enseignement et des exercices complémentaires. Une autre version de ce livre scolaire apparaît en France sous le nom de Djinn : un trou rouge entre les paves disjoints, avec quelques modifications.

On y voit un paradoxe entre les ambiguïtés du roman et la clarté nécessaire à la grammaire. Dans cet article, après avoir vu ce qui fait du texte un roman, en trouvant les éléments du Nouveau Roman, nous voyons ce qui en fait un livre de grammaire. Pour résoudre cet aspect paradoxal et afin de traiter les éléments et la construction du Nouveau Roman, en une première étape, on fait allusion aux caractères interchangeables des personnages et leurs confusions, où Djinn ressemble à un mannequin, à Marie, à Caroline, à la narratrice, etc. de l’anti-personnage et l’anti-héros ; de la puissance des objets décrits dans un monde prétendu réel, qui domine le monde humain contre lequel Djinn voudrait provoquer une lutte ; de la discontinuité et des coupures de l’intrigue où on voit les "trous" qui peignent les fissures entre les séquences disparates que le lecteur découvre comme un puzzle qu’il doit mettre en ordre. Puis, on trouve la structure circulaire de l’histoire, mise au miroir sous l’effet de mise en abyme, où comme dans un cycle tout se répète et recommence perpétuellement. Le changement de point de vue : Simon, le narrateur omniscient et la narratrice du dernier chapitre, qui interviennent au cours de l’histoire, met en lumière l’un des éléments importants du Nouveau Roman. Ensuite, les éléments spatio-temporels attirent l’attention du lecteur-apprenant, qui se retrouve dans une atmosphère labyrinthique et confuse où tout est fantastique. D’après ces critères, nous déduisons qu’on a vraiment affaire à un Nouveau Roman, un lieu du mélange des genres : roman policier où l’on cherche la vérité cachée, le fantastique où l’on trouve la trace des lieux fantomatiques, des esprits, de l’ambiance angoissante, des maisons abandonnées et la science-fiction : le monde des machines et des robots ; avec tous les composants que celui-ci exige et que l’auteur n’a pas supprimés ou affaiblis sous prétexte d’écrire un livre scolaire spécifique pour enseigner la langue française.

Puis on se livre à une analyse structurale, où nous parlons de grammaire et d’effet linguistique. Essayant de trouver l’ordre d’apparition et de répartition des temps verbaux, nous voyons le même ordre des livres de grammaire où, par un ordre logique et mathématique, les modes verbaux sont enseignés. On aperçoit indicatif, voix passive, formes pronominales, subjonctif, conditionnel, discours, pronoms relatifs, et aussi impératif, participe… Ensuite, nous présentons le domaine lexical, qui occupe le deuxième rang, apparus sous l’effet de miroir, répétés et réapparus comme les anaphores, ce qui renforce l’apprentissage du vocabulaire. Le rôle des exercices dans la version américaine est important, et vérifie la progression des apprenants, surtout celui de la relecture, provoquée grâce à l’ambiguïté du sens, ce qui incite le lecteur à faire un retour et à effectuer une révision dans le but de découvrir les liens des épisodes. En fait, s’appuyant sur la construction de cet anti-roman qui sert à définir les modes verbaux, à expliquer leur emploi ainsi qu’à enseigner le vocabulaire par des anaphores, on voudrait parfois déduire la relation entre les techniques du Nouveau Roman et celles de l’apprentissage du français. Il n’y a en réalité aucun aspect paradoxal, et toutes les techniques employées ainsi que les thèmes du Nouveau Roman que nous pourrions d’abord présenter comme littéraire puis didactique, seraient de bons moyens d’enseignement, notamment en provoquant l’enthousiasme du lecteur, par cette méthode labyrinthique et le faisant participer à la reconstruction des épisodes disparates comme un puzzle.

Contenant tous les thèmes et les éléments du Nouveau Roman, cet anti-roman apparaît donc, après analyse, comme une bonne méthode d’apprentissage. La progression parallèle des événements et des leçons de grammaire révèle la subtilité et l’habileté de son auteur. Après avoir analysé les deux aspects, thématique et structural, nous avons bien saisi l’efficacité de ce livre comme texte littéraire utilisé dans les cours de la langue. Par son jeu sur l’écriture, l’auteur construit une méthode où la forme et la structure sont plus importantes que le contenu. D’où l’un de ses aspects didactiques. Introduisant les nouvelles notions, différentes des notions des romanciers traditionnels, dans ces jeux de la forme, il les met en lumière, et en même temps, il s’appuie sur la clarté de la grammaire qui sous-tend ce livre.

Nous y trouvons tous les éléments du Nouveau Roman, afin de prouver la littérarité du texte et de résoudre l’aspect paradoxal que nous avons saisi au premier abord. Abordant les notions transformées de personnage, d’objet, d’intrigue, de narrateur, de temps et d’espace, nous avons prouvé l’aspect romanesque du livre, pour s’en être servi dans la construction de la méthode. Ainsi nous avons constaté que toutes les confusions, les répétitions, les anaphores, les modifications brusques de narrateur, sous l’effet de mise en abyme, servent efficacement dans l’apprentissage, même si elles troublent le lecteur, qui se sent emporté dans un vertige issu de la temporalité particulière. Ces répétitions et cet anachronisme, dans ses analepses et prolepses, constitue une bonne technique d’apprentissage des difficultés. Ayant suivi la succession logique des remarques, dans ce désordre séquentiel et temporel provoquant l’illogisme des événements, on relève en même temps l’atmosphère suggestive, imaginaire et irréelle du roman, qui est bien marquée à travers les verbes et syntaxes.

Les ressemblances que nous avons relevées entre Simon et le lecteur, nous font connaître le héros comme son image, son guide, celui qui l’encourage à suivre les événements. Perdu dans ces confusions, anaphores et circularités, dans une éternité spatio-temporelle, jouant le rôle d’un aveugle œdipien dirigé par un petit garçon et soumis au machinisme, Simon cherche la vérité de sa mission : la lutte contre la machine, la recherche des solutions, des réponses pour toute l’instabilité du monde qui l’entoure. Ainsi, tous les procédés du Nouveau Roman mis en jeu l’aident à peindre ce monde angoissant d’où l’on essaie de sortir. Ce narrateur-personnage réclame un lecteur actif, qui participe dans la création. En effet, il l’invite à "inventer à son tour l’œuvre et le monde, à apprendre aussi à inventer sa propre vie." Les thèses de l’enseignement du lexique pourraient l’aider à choisir le sens qu’il trouvera au monde.

Enfin, considérant ce qui sous-tend cette œuvre, c’est l’ordre logique de l’apprentissage de la grammaire et du vocabulaire qui est apparent, ce par quoi l’auteur crée un monde illogique. Ainsi, on voit une relation réciproque, où le monde fictionnel et illogique a besoin de ces règles logiques dans sa création et où celles-ci pour se présenter exigent un monde. Tout ceci permet de comprendre le rapport de l’ambiguïté du texte et des lois mathématiques de la grammaire. Fasciné par le plaisir de ce monde artificiel, comme une image de la réalité, le lecteur-apprenant répète et étudie de nouveau la base essentielle de cette forme. Mais voyant cette méthode, on se demande si on peut se servir de toutes les sortes de textes de ce genre et si les extraits plus compliqués que celui-ci pourraient être efficaces dans l’enseignement du FLE. Toutes les sortes d’ambiguïté contenues dans ces textes pourraient-elles servir un but didactique ?

Références :
- Robbe-Grillet Alain, Djinn : un trou rouge entre les pavés disjoints, Paris, Minuit, 1985.
- Robbe-Grillet Alain, Pour un Nouveau Roman, Paris, Minuit, 1963.
- Baqué Françoise, Nouveau Roman, Paris, Bordas, 1972.
- Benveniste Emile, Problèmes de linguistique générale, vol.1, Paris, Gallimard, 1989.
- Besse Henri, Porquier Rémy, Grammaire et didactique des langues, Paris, Hatier, 1984.
- Bogaards Paul, Le vocabulaire dans l’apprentissage des langues étrangères, Paris, Didier, 1994.
- Grevisse Maurice, Le bon usage : grammaire française, 13 éd., Paris, Gembloux, Duculot, 2004.
- H. Walker David, Le Rendez-vous, London, Methuen & Co. Ltd, 1984.
- Lalancette Karine, "Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme à l’œuvre dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet", Tangences, n° 68, 2002, pp.65-76.

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