N° 44, juillet 2009

La Javânmardî : cœur du shî’isme iranien*
3- Une chevalerie d’actualité


Francisco José Luis

Voir en ligne : 1- Une chevalerie ancrée dans la prééternité


Tabriz, Juillet 1501

Les bruits de conversation dans la mosquée disparaissent pour être remplacés par des regards emplis d’étonnement rivés sur un jeune homme de quatorze ans qui vient de faire son entrée. Son regard à lui par contre est serein comme un lac au printemps. Ses pas décidés sont rythmés par le cliquetis du fourreau de son shamshir contre son carquois. Son couvre chef rouge élancé comme un minaret à douze côtés est le même que celui de ses gardes. Ces derniers, esquissant un sourire empli de fierté voient passer leur jeune maître tel un nouveau Moïse traversant la mer rouge de ses fidèles assemblés parmi les habitants de Tabriz. Devant le minbar, une pause pendant laquelle le temps reprend son souffle. L’adolescent ferme ses yeux, entre en lui-même et dans cet espace entre deux pensées, entre deux battements de cœur, entre deux respirations, dans cette niche d’éternité, il remercie Dieu. C’est lentement alors qu’il gravit les marches du minbar. S’arrêtant juste avant la dernière marche il se tourne vers la foule des fidèles. Du haut du minbar son regard se promène de visage en visage avant de s’arrêter sur celui de l’un de ses conseillers, l’un de ceux qui la veille encore tentèrent en vain de faire abandonner au jeune homme ce dessein qu’il va dans quelques instants lâcher comme on lâche un aigle vers les hauteurs de l’histoire. Point d’arrogance ou de folie en ce jeune homme que la mort a maintes fois vainement tenté d’arracher à ce monde. Il ne sait que trop bien pourquoi sa vie lui a été conservée. Les doigts de sa main droite embrassent alors tendrement mais fermement la poignée de son shamshir. Il le tire de son fourreau comme on tire une plume de son encrier. Ce jeune poète qui toute sa vie a calligraphié son amour et sa bravoure en lettres rouge sang sur les pages des champs de bataille tient à présent son shamshir au-dessus de sa tête. Sous cet arc de triomphe d’acier, il proclame alors au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux et au nom du douzième Imam qu’à partir de ce jour la nation à laquelle il vient tout juste de donner naissance suivra le shî’isme duodécimain.

Ce jeune homme de quatorze ans, maître de l’ordre shî’ite safavi, à la tête de ses derviches guerriers à coiffe rouge, les Qizilbash, et premier souverain de la dynastie safavide n’est autre que Shâh Ismâ’il Safavi [1]. Il vient de créer l’Iran moderne en ressuscitant l’identité iranienne, lui rendant l’intégrité territoriale perdue depuis les Sassanides et en le consacrant au service du douzième Imam. Il vient d’appliquer en politique le projet de Sohrawardî : la réintégration et la relecture de l’héritage spirituel de l’Iran ancien par l’Islam spirituel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que ce soit le maître d’un ordre de derviches militarisés initiés dans la tradition de la chevalerie spirituelle shî’ite, la fotowwat ou javânmardî, qui ait réalisé ce prodige. En effet cette tradition a permis cette réintégration de la tradition chevaleresque de l’Iran pré-islamique comme en témoigne l’engouement des Safavides pour le Shâhnâmeh dont Sohrawardî avait commenté certains épisodes. [2]

Ce qui nous importe ici c’est le fait que cet acte d’une rare magnitude qui a donné naissance à l’Iran tel que nous le connaissons depuis l’époque safavide ait été accompli par un javânmard, un jeune homme-chevalier. L’Iran en tant que civilisation ne se contente donc pas d’un fait géo-politique pour se définir ; il est animé par un projet ancré dans la notion de la javânmardî : celui de la réjuvénation du monde. C’est ce projet qui le différencie des autres nations qui l’entourent et qui permet de comprendre sa faculté à intégrer les différentes composantes ethniques, linguistiques et religieuses dans ce projet. Ne serait-ce que pour cette raison la javânmardî demeure une notion d’actualité en dépit de la disparition apparente de ses institutions socio-historiques que nous avons abordées dans la deuxième partie de cet article.

Ce qui frappe le lecteur de cette première partie du XXIème siècle, c’est le contraste flagrant entre d’une part ce jeune homme de quatorze ans élevé dans les traditions de la chevalerie spirituelle, fondateur d’une nation et chef d’un ordre religieux et d’autre part ces jeunes hommes du même âge de notre époque déstructurés et asservis par un endoctrinement dans une idéologie libertaire au service de la dictature du plaisir. Shâh Ismâ’il Safavi a certes connu un destin exceptionnel et il était très certainement entouré de généraux et de conseillers capables, il n’en demeure pas moins qu’il prenait lui-même ses décisions faisant par cela preuve d’une maturité exceptionnelle. Celle-ci n’était pas le fruit d’un hasard de l’histoire mais le résultat d’une éducation dans les traditions de la chevalerie dans laquelle d’autres jeunes hommes ont également été éduqués. Ceci nous permet d’aborder la javânmardî comme idéal de masculinité et son actualité.

L’engouement international des dix dernières années pour l’idéal de la chevalerie à travers le retour du genre épique au cinéma ainsi que des arts martiaux justifie cette approche. Des films comme Le dernier des Samouraïs, la trilogie du Seigneur des Anneaux [3] et Kingdom of Heaven sont révélateurs d’une profonde nostalgie chez de nombreux hommes de la notion de chevalerie comme idéal de masculinité. Ce ne sont pas les scènes de combats extrêmement bien chorégraphiées qui font la spécificité de ces films mais bel et bien les valeurs spirituelles qu’ils transmettent. Tant les réalisateurs de ces films que ceux qui ont apprécié ces films affirment clairement que c’est l’éthos chevaleresque qui les attire. Sans doute faut-il voir dans cette nostalgie la manifestation d’une crise de la masculinité moderne et de ses avatars. Car il ne faut pas oublier une donnée essentielle : l’homme ne naît pas homme, il le devient.

L’identité masculine [4] n’est pas une donnée innée mais bel et bien le résultat d’un processus de construction. Les sociétés traditionnelles ont toutes eu ou ont encore, tout un ensemble de rituels et de récits mythiques qui accompagnent ce processus. Chaque société a son idéal véhiculé par sa littérature sacrée, les épopées et les contes. Si l’idéal varie d’une société à l’autre, il n’en demeure pas moins que toutes ces sociétés ont en commun un rite durant lequel le jeune homme est coupé du monde féminin maternel et initié dans le monde des hommes par un certain nombre de rites de passage mettant en scène les qualités viriles telles que le courage, l’endurance et la loyauté. La rupture d’avec la tradition que représente la modernité a bouleversé ces traditions.

Miniature tirée du Târikh-e âlam-ârây-e Shâh Ismâ’il

En l’absence de ces rites et récits la masculinité moderne se construit par une mutilation qui a produit deux types d’hommes : l’homme dur et l’homme mou qui sont les deux aspects de l’homme mutilé. L’homme dur rejette tout soupçon de féminité en lui, il lutte constamment pour prouver sa virilité en éliminant toute faiblesse susceptible d’être interprétée comme un signe de féminité. Il s’accomplit dans la lutte avec les autres mâles et la subjugation de l’autre. L’amitié n’est autre chose qu’une alliance dans le contexte de cette compétition et non un lien affectif synonyme de faiblesse. En l’absence d’une réconciliation avec le monde féminin après la période de rupture, ce modèle ne peut être que misogyne. S’il est vrai qu’un grand nombre de cultures traditionnelles ont adopté un modèle similaire, il n’en demeure pas moins que c’est l’Occident moderne qui l’a imposé comme norme. Les marines américains, le cowboy, Rambo, le célibataire endurci passant d’une conquête féminine à une autre et le policier solitaire sont autant d’avatars de l’homme mutilé dur. [5]

Ce modèle va de pair avec son contre-modèle, l’homme mou qui par réaction au modèle dur refuse toute trace de virilité. N’ayant jamais renoncé au monde maternel, il est terrorisé par l’idée-même d’afficher des comportements virils de peur d’offusquer sa mère. Ce fils à maman passif, adorable, gentil, doux et mou a intériorisé les critiques du patriarcat par le féminisme revanchard anglo-saxon. Il est lui-même à l’avant-garde de la mise à mort du patriarcat non seulement en réprimant sa propre virilité, mais également par sa condamnation des conceptions traditionnelles de la masculinité. Ses avatars sont nombreux allant du puer aeternus (Petit Prince, Peter Pan) au métrosexuel en passant par le hippie et le fils à maman. [6]

La dichotomie entre les deux aspects de l’homme mutilé n’implique pas du tout qu’il y ait deux camps d’hommes séparés : les durs d’un côté et les mous de l’autre. S’il est vrai qu’il y a des hommes qui sont des manifestations exclusives de ces deux modèles, il n’en demeure pas moins vrai que la plus grande partie des hommes se situe entre ces deux extrêmes alternant de façon schizophrénique les deux types de masculinité. Un homme peut par exemple afficher une masculinité dure de domination de l’autre sur son lieu de travail, et en même temps faire preuve d’une mollesse affligeante dans son milieu familial où il est le plus souvent resté le fils à maman, au grand désespoir de son épouse et de ses propres enfants. S’ensuivent des situations familiales invivables d’hommes tiraillés entre leurs obligations envers leurs épouses d’une part, et le pouvoir matriarcal dont ils ne se sont jamais libérés faute d’une coupure ritualisée au cours de l’adolescence. L’opposé existe également : des hommes qui affichent une servilité honteuse dans le monde du travail, incapables de défendre leur droit et une dureté compensatoire dans leur milieu familial où ils exportent leurs frustrations afin d’y affirmer un semblant de virilité.

Ce qui complique encore plus le cas des pays qui ont subi la domination occidentale au XIXème et au XXème siècle, ce sont les connotations culturelles liées au modèle de masculinité occidental. Dans son essai, Mrinalini Sinha [7] met en évidence les mécanismes de domination culturelle allant de pair avec l’imposition du modèle de l’homme dur occidental moderne. Cette imposition impliquait (et implique encore) un rapport de domination basé sur des oppositions de valeurs. Ainsi, dans l’Inde britannique on opposa l’Anglais viril à l’Indien efféminé. A cette opposition de masculinités coloniales s’attachait une liste d’associations binaires [8] :

Indien

Anglais

Orient

Occident

Irrationnel

Rationnel

Intuitif

Cognitif

Féminin

Masculin

Mythique

Historique

Tradition

Modernité

L’Inde ne fut pas la seule civilisation affectée par ce phénomène. D’autres pays d’Asie ont subi de façon différente cette imposition d’un modèle occidental. Confrontés à leur perte de vitesse technologique perçue comme une défaite de leurs propres civilisations, de nombreux pays ont dès le XIXème élaboré une réponse consistant à tout simplement imiter le modèle occidental. Cette imitation entraîna des changements socio-culturels dont nous pouvons constater l’effet dévastateur jusqu’à nos jours. Pour ne pas créer de confusion, il nous faut clairement distinguer entre le phénomène de l’influence culturelle d’une part et celui de l’imitation imposée de l’autre. Il existe en effet un abîme séparant d’une part un Rabindranath Tagore, intellectuel profondément ancré dans la culture indo-persane de l’aristocratie bengalie et ouvert à la culture occidentale, et d’autre part, ces collaborateurs du colonialisme qui adoptèrent aveuglément l’Occident comme modèle considérant leur propre culture d’origine comme inférieure.

Le Japon de l’époque Meiji en fut une parfaite illustration dans son effort d’imiter l’Occident afin de ne pas être colonisé. Des hommes politiques ont préconisé des politiques culturelles extrêmes mettant en évidence la supposée supériorité occidentale. Ainsi, Mori Arinori avait-il ouvertement prôné l’abandon du japonais en faveur de l’anglais. D’autres comme Yoshi Takahashi étaient en faveur d’une politique « d’amélioration raciale » consistant à améliorer le Japon racialement en mariant des femmes japonaises à des officiers européens. On notera d’ailleurs que, suivant le schéma d’oppositions binaires que j’ai cité, les hommes japonais avaient adopté la mode vestimentaire européenne comme signe de modernité alors que les femmes japonaises restaient fidèles à leur kimono avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. On notera un peu partout en Asie cette paire d’opposés homme moderne vs. femme traditionnelle.

La masculinité japonaise après l’ère Meiji a coupé les liens avec la tradition. S’il est vrai que les officiers impériaux se réclamaient du bushido, il faut néanmoins ajouter qu’il s’agissait là d’une tentative de nipponiser le modèle de l’homme dur occidental. C’est dans ce contexte que Rabindranath Tagore prononça ces mots à l’Université Impériale de Tokyo en 1917 :

"S’il s’agit d’une simple reproduction de l’Occident, la grande espérance qu’elle aura éveillée ne sera pas réalisée car il y a de graves questions que la civilisation occidentale a posées devant le monde et auxquelles elle n’a pas complètement répondu : les conflits entre l’individu et l’Etat, le travail et le capital, l’homme et la femme, les conflits entre l’avidité du gain matériel et la vie spirituelle de l’homme, entre l’égoïsme organisé des nations et les idéaux les plus élevés de l’humanité. Tout cela doit se résoudre en harmonie. Comment ? On ne peut encore même pas le concevoir. La civilisation politique qui a grandi sur le sol de l’Europe et a envahi le monde comme une mauvaise herbe prolifique, est fondée sur l’exclusivisme. Elle veille à parquer dans un coin les étrangers ou à les exterminer. Elle est carnivore et cannibale dans ses tendances. Elle puise sa nourriture dans celle des autres peuples, forçant les races d’hommes plus faibles à demeurer éternellement faibles. C’est une civilisation scientifique et non humaine. Elle est puissante parce qu’elle concentre ses forces vers un unique but comme un millionnaire qui augmente sa fortune au prix de son âme. Elle trahit sa foi, elle trame ses filets de mensonges sans honte, elle dresse dans ses temples de gigantesques idoles au profit et prend grand orgueil des cérémonies coûteuses de son culte. Nous prophétisons sans hésitations que cela ne peut continuer. L’Orient avec son multiple idéal, au sein duquel se sont amassés les siècles de soleil et le silence des étoiles, peut attendre patiemment que l’Occident, poursuivant l’immédiat, perde haleine et s’arrête. L’Orient sait qu’il réapparaîtra maintes fois dans l’histoire de l’homme avec son breuvage de vie. Voici venue l’heure où nous devons faire du problème du monde notre propre problème, où nous devons établir l’harmonie entre l’esprit de notre civilisation et l’histoire de toutes les nations de la terre." [9]

Ce que Tagore condamne n’est pas l’Occident de Shakespeare, de Hugo, de Mozart, de Spinoza ou de Michel-Ange, mais bel est bien l’Occident moderne du matérialisme et de l’impérialisme colonisateur. On ne peut être que profondément frappé par la pertinence de ces mots pour notre époque et on ne peut que déplorer le fait qu’ils n’aient pas été écoutés. Le Japon ne fut pas le seul pays à ne pas écouter Tagore.

La Turquie d’Atatürk suivît le même chemin en équivalant modernisation et occidentalisation tout en considérant la tradition comme la cause du déclin de l’empire ottoman. Son imposition de la mode occidentale pour les hommes et les femmes, la laïcisation de la société ainsi que la latinisation de l’écriture turque sont autant de manifestations d’une vision des choses considérant l’Occident moderne comme supérieur au détriment de la tradition islamique. Le sentiment anti-arabe et anti-islamique du laïcisme kémaliste se combine avec un modèle de masculinité dure de chauvinisme machiste.

L’Iran des Pahlavi à son tour suivît la Turquie kémaliste en imposant un discours culturel d’occidentalisation. La politique culturelle de Rezâ Pahlavi fut celle d’une occidentalisation forcée : obligation de se raser la barbe pour les hommes, port de vêtements occidentaux et interdiction du tchador pour les femmes. S’ajoute à cela un discours nationaliste aryanisant, faisant des Iraniens des aryens frères des Européens mais affectés par la culture étrangère que serait l’islam. Les faits historiques sur l’importance des Persans dans la première communauté islamique et les éléments clairement iraniens dans la culture de la javânmardî réduisent à néant ce discours. Comme tout discours identitaire construit de toute pièce, le discours nationaliste anti-islamique des Pahlavi reposait sur un révisionnisme aryanisant inspiré par un certain genre d’études indo-européennes en Europe qui lui-même cachait un désir de débarrasser l’Europe de son héritage abrahamique. [10] Ce discours nationaliste imposa lui aussi une nouvelle vision de la masculinité, d’autant plus qu’il l’attachait aux discours similaires qui étaient en vogue en Europe, comme par exemple le national-socialisme allemand et la supposée supériorité de la race aryenne. En gardant en tête le schéma binaire discuté antérieurement, l’idéal du nouvel homme moderne iranien s’opposait à la tradition perçue comme une menace.

Les Pahlavi étaient convaincus que l’Iran devait s’occidentaliser à tout prix afin de rattraper le retard sur les nations occidentales. Ce qui rend le discours des Pahlavi différent des autres nations qui ont subi une telle occidentalisation forcée est qu’ils ont voulu présenter cette occidentalisation comme un retour à une identité aryenne préislamique à travers un pernicieux révisionnisme historique. Cette occidentalisation imposée a donné naissance en Iran à un phénomène de schizophrénie culturelle que le penseur Jalâl Ale Ahmad a qualifié d’ "occidentose", gharbzadegî. Ce phénomène a profondément marqué l’idéal de masculinité en mettant en avant un modèle d’hypermasculinité. Afficher une masculinité occidentalisée dure (avec en cachette son contre-modèle mou) signifiait couper avec la tradition. Cette coupure est évidente quand on observe la mode vestimentaire.

Lors d’un entretien avec un membre du clergé shî’ite, nous avons abordé la question de l’aspect physique de l’idéal masculin tel qu’on le retrouve dans les hadiths. On y trouve en effet que les Ahl-e Bayt portaient les cheveux longs, mettaient du khol pour les yeux, avaient une barbe soignée ainsi que les vêtements amples caractéristiques de la période pré-moderne. La mode occidentale masculine quant à elle survalorise les attributs mâles par des vêtements proches du corps mettant en évidence la forme triangulaire du buste et qui laissent deviner les fesses et les parties génitales. C’est une mode dessinée pour le mâle dominateur, sur une éthique de la subjugation des autres mâles, dénuée de tout ce qui pourrait être perçu comme féminin. La mode vestimentaire iranienne pré-moderne se caractérisait par le port de chemises longues arrivant souvent jusqu’aux genoux, des pantalons amples, des turbans et des tissus souvent hauts en couleurs. Cette mode permettait les influences venues d’Occident tout en gardant ses caractéristiques traditionnelles. Mon ami clerc me fit la remarque suivante : « Si un jeune homme devait se promener habillé ainsi de nos jours on se moquerait de lui. Des yeux ornés de khol et ce genre de vêtements on le traiterait d’efféminé ! ». Cette remarque met bien évidence le fait que le paradigme de l’homme dur importé d’Occident est devenu le prisme à travers lequel la plupart des hommes voient leur masculinité, incapables de comprendre et de lire correctement la tradition. Le danger réside dans la lecture déformée par ce prisme, ce que Dâryush Shâyegân qualifie de regard mutilé [11], ce regard dans lequel se superposent superficiellement les paradigmes de la modernité et de la tradition.

Même après la révolution islamique, ce vestige colonial est demeuré et pose de graves questions de société car il en va en effet des rapports entre hommes et femmes. La directrice du Centre pour la Femme et la Famille, Madame Zohreh Tabibzâdeh Nouri, a rappelé récemment que nombre d’hommes sont ignorants de leurs devoirs et obligations envers leurs épouses, mettant en danger ainsi les liens qui sont sensés unir une famille. [12] D’après elle, l’ignorance des préceptes islamiques régissant les rapports entre un mari et son épouse entraînent les maux que sont les violences conjugales et l’oppression des femmes. Elle a par ces remarques mis le doigt sur le cœur même du problème : l’absence d’une masculinité islamique. Que l’on ne s’y méprenne point. Il ne s’agit pas de prétendre que tout était parfait dans les rapports hommes-femmes à l’époque pré-moderne, loin de là. En effet, on ne doit pas confondre les divers types de masculinité patriarcale existant dans les pays d’islam d’une part et le modèle des Ahl-e Bayt de l’autre. Cependant, on ne peut contester le fait que l’idéal de la javânmardî allait de pair avec le respect de le femme et nous avons de nombreux témoignages d’hommes qui ont pratiqué cet idéal, capables d’allier les qualités viriles de force, de courage et d’endurance avec la tendresse requise pour les rôles d’époux et de père.

Dans son essai sur la masculinité, Elisabeth Badinter voit dans ce qu’elle appelle l’homme réconcilié l’alternative à l’homme mutilé qu’il soit mou ou dur. Elle affirme : "L’homme réconcilié n’est pas une quelconque synthèse des deux mâles mutilés précédents. Ni homme mou invertébré (soft male), ni homme dur incapable d’exprimer ses sentiments, il est le gentleman qui sait allier solidité et sensibilité. (...) La réconciliation illustre mieux l’idée d’une dualité d’éléments qui ont dû se séparer, voire s’opposer, avant de se retrouver. Elle prend en compte la notion du temps, d’étapes à franchir, de conflits à résoudre." [13]

On notera que le gentleman renvoie à l’idéal chevaleresque occidental du gentilhomme. Il semble que l’idéal du javânmard rappelle beaucoup celui de l’homme réconcilié. En effet, le javânmard est sensé passer par un processus initiatique qui lui fait pratiquer les vertus viriles cependant sans jamais mépriser le féminin. En fait, l’idéal de la javânmardî manifesté en ’Ali est inséparable de la notion du divin féminin manifesté en Fâtima. Il y cependant une différence de taille entre le modèle de l’homme réconcilié et celui du javânmard. Pour l’homme réconcilié, la coupure du monde féminin est une étape nécessaire et implique que son contraire est la femme. Pour le javânmard, la différentiation d’avec le monde féminin ainsi que sa réconciliation avec ce dernier sont un fait sans que pour autant le monde féminin soit perçu comme un contraire.

Dans l’œuvre de Rûmi, le contraire du javânmard est le mokhanâs [14] celui qui entretient des rapports contre nature avec le monde. [15] Le mokhanâs représente aussi bien la masculinité dure de celui qui domine les autres que celle de l’homme mou qui se laisse dominer, car les deux n’ont pour véritable maître que l’amour de ce bas monde. Le plaisir du mokhanâs est dans le fait même d’être l’esclave de ce bas monde et de sa propre nafs. Le mokhanâs représente également l’incapacité d’accepter le féminin comme son Autre égal et complémentaire, soit parce qu’il est un homme dur misogyne ou parce qu’il est un homme mou dominé par le féminin. Le javânmard quant à lui n’a d’autre maître que Dieu et voit dans l’Autre féminin son égal complémentaire. Il est un modèle de masculinité qui, ancré dans la tradition des Ahl-e Bayt, représente une alternative saine au modèle patriarcal pré-moderne et à la masculinité coloniale d’inspiration occidentale.

La pertinence du modèle et du contre-modèle que sont le javânmard et le mokhanâs pour l’Iran d’aujourd’hui est donc toujours actuelle. Si un retour véritable de la javânmardî en tant qu’idéal de masculinité est possible, il ne se fera que s’il y a guérison du regard mutilé que nous avons mentionné auparavant. Ceci ne peut se faire que par une prise de conscience de cette superposition superficielle des deux paradigmes que sont la tradition et la modernité qui entraîne une vision et une lecture déformée des deux. Sans cette guérison du regard mutilé, un retour de la javânmardî risquerait de devenir un mouvement folklorique passéiste ou un mouvement hommiste de « fierté d’être un homme » en réponse au féminisme revanchard anglo-saxon. Le retour de la javânmardî doit être bien plus qu’un rêve passéiste d’intellectuels romantiques mais bel et bien un mouvement permettant à la fois de décoloniser la masculinité iranienne actuelle et de répondre à l’exigence d’équité entre hommes et femmes tel que l’exige l’éthique islamique.

Dans un pays avec une population si jeune, l’Iran d’aujourd’hui ne peut s’offrir le luxe d’ignorer qu’il a été fondé par une javânmard de quatorze ans. Rien n’interdit de penser qu’il puisse à nouveau puiser dans sa riche tradition pour trouver des réponses aux questions que posent les relations complexes entre hommes et femmes dans une société sortant d’un modèle patriarcal et faisant face à de nouveaux modèles venus d’Occident. S’il est vrai que de nombreux zûrkhâneh se sont vus transformés en salles de musculation à la gloire du culte du corps, que de nombreux jeunes hommes passent par le scalpel de la chirurgie esthétique pour ressembler à quelque star occidentale, que le cynisme de la culture de la zerangî [16] a fait du mot javânmard la cible de railleries vulgaires, il n’en demeure pas moins que l’idéal de la javânmardî est loin d’avoir disparu. Nombreux sont encore les hommes qui s’exercent à se rapprocher de l’idéal de l’insân-e kâmil, l’homme complet et parfait, dont le javânmard est la manifestation masculine. On les voit pratiquer les arts martiaux en quête, non seulement de forme physique mais également d’un ensemble de valeurs chevaleresques ; ils pratiquent également la calligraphie, la musique classique persane, la peinture, la littérature, sont soucieux de leur spiritualité et du bonheur de leur prochain. Le regain d’intérêt pour les anciens arts de combat de l’Iran visible dans la récompense obtenue récemment par Manoutchehr Moshtâgh Khorâssâni [17] pour son livre à ce sujet, semble présager un renouveau d’une culture de la javânmardî combinant culture martiale, les arts, la poursuite spirituelle et l’action altruiste, le tout dans le contexte d’une masculinité équilibrée puisant ses sources dans la tradition shi’ite. Il semble donc que l’exemple de Shâh Ismâ’il Safavi, fondateur de l’Iran moderne, guerrier, poète et mystique ait encore de nombreux émules dans les années à venir.

* Cet article est divisé en trois parties dont voici la troisième et dernière partie.


Bibliographie
- Badiner, Elizabeth, XY : de l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992.
- Corbin, Henry, En Islam Iranien : aspects spirituels et philosophiques, II, Paris, Gallimard, 1972.
- Corbin, Henry, L’Archange Empourpré, Paris, Fayard, 1976.
- Corbin, Henry, L’Elément Dramatique commun aux Cosmogonies Gnostiques des Religions du Livre, in "Cahiers de l’Université Saint Jean de Jérusalem", Paris, Berg, 1979.
- Corbin, Henry, Face de l’Homme, Face de Dieu : hermétisme et soufisme, Paris, Entrelacs, 2008.
- Khorassani, Manouchehr Moshtagh, Arms and Armor from Iran : The Bronze Age to the End of the Qajar Period, Tübingen, Legat Verlag, 2006.
- King, Richard, Orientalism and Religion : Postcolonial Theory, India and the Mystic East, London, Routledge, 1999.
- Savory, Roger, Iran under the Safavids, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.
- Shayegan, Daryush, Le Regard Mutilé : pays traditionnels face à la modernité, Paris, Editions de l’Aube, 1996.
- Sinha, Mrnalini, Colonial Masculinity : the ‘manly Englishman’ and the ‘effeminate Bengali’ in the late nineteenth century, Manchester, Manchester University Press, 1995.
- Tagore, Rabindranath, Nationalism, New York, The Macmillan Company, 1917.

Notes

[1Sur Shâh Ismâ’il Safavi voir Savory 2007 : 1-49 et Minorsky 1942.

[2A ce sujet voir Corbin 1971 II:141-257, Corbin 2008 : 175-243 et Sohrawardi 1976 : 193-220.

[3Henry Corbin a commenté l’œuvre de Tolkien lors de l’une de ses dernières interventions à peine quatre mois avant sa mort. Voir 4. Corbin 1979 : 141-174.

[4Nous nous sommes inspirés de l’ouvrage d’Elizabeth Badinter au sujet de la masculinité pour cette partie de l’article. Voir Badinter 1992.

[5Voir Badinter 1992 : 192-212.

[6Voir Badiner 1992 : 212-228.

[7Voir Sinha 1995.

[8Sur modèle d’oppositions binaires voir King 1999:13.

[9Tagore, 1917.

[10Voir King 1999 : 90-5.

[11Voir Shâyegân 1996.

[13Badinter 1992 : 239.

[14Mokhanas est la prononciation persane du mot arabe mukhanath qui désigne l’homosexuel passif imberbe et efféminé.

[15Voir Schimmel 1995 : 107.

[16Ce mot signifie ruse et réfère à un contre-idéal dans la culture populaire où on glorifie celui qui par sa ruse et sa débrouillardise réussit socialement que ce soit de façon légale ou moins légale.

[17Voir Khorassani 2006.


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