N° 50, janvier 2010

Notre maison de cinquante-deux mètres


Traduit par
Shahrzâd Mâkoui

Soghrâ Aghâ-Ahmadi


Une, deux, trois, quatre marches jusqu’au toit. J’ouvre la porte du toit de ma maison. Je suis maintenant sur le plus haut toit du quartier puisque notre maison est la plus haute de tous les environs. Nous habitons le dernier étage d’un immeuble qui en possède dix-huit. Amir et moi venons juste de nous l’offrir à force d’économies. Et donc, ce toit du dix-huitième étage est à nous. A Amir et moi. Personne d’autre n’en veut. Personne n’a le temps d’y monter, de s’y promener. Chacun peut voir de son étage le Grand Téhéran et compter ses lueurs au loin. Ou compter les voitures, ou les étoiles, au cas où le ciel serait clair. A quoi sert le toit ? Et qui de plus est, entouré de mur ? Ce genre de mur en ciment laid qui ne sent ni la terre ni l’humidité. On peut seulement s’y tenir debout au bord sur la pointe des pieds et étirer le cou pour tenter de voir quelque chose par-dessus le bord. Avec un peu de chance, on pourra juste apercevoir les toits voisins. "Toit" simplement, et comme j’aime ce toit. Un toit rien qu’à nous deux, que je ne veux partager avec personne d’autre. Amir m’appelle : "J’en ai marre de toutes ces affaires, où est-ce que tu es passée ?"

Je descends, une, deux, trois, quatre marches depuis le toit jusqu’à notre appartement de cinquante-deux mètre carrés, et qui est à nous, avec ses petites fenêtres basses alignées par quatre qui nous dévoilent les lointains, un bout de ciel et si l’on regarde vers le bas, les gens qui passent. Si minuscules qu’ils paraissent collés au sol, emportés jusqu’au carrefour par la rue, et le carrefour qui les dirige ensuite vers l’est, le nord, le sud, l’ouest. Amir tire rapidement les rideaux et le soleil se couche. La ville se cache derrière les rideaux.

"Quels jolis tournesols ! Et ces fleurs, quand est-ce que tu les as achetées, Amir ? Quand est-ce que tu as pendu les rideaux ? Et moi qui….

Amir rit et mets un tournesol fraîchement cueilli dans la vase.

- Je voulais te faire une surprise."

Je suis surprise et je vais à la cuisine pour lui en faire une, moi aussi. Une tasse de thé chaud avec ce gâteau à l’orange qu’Amir adore. Le crépuscule a mis de la couleur sur mes tournesols et Amir essaie de jouer avec la lumière pour que mes fleurs restent jaunes et fraîches.

"Ooh, du gâteau à l’orange... quand est-ce que tu as trouvé le temps de le faire, ma petite dame ?"

Je suis contente de lui avoir fait une surprise. Je mets mon manteau et mon chapeau, et une deux, trois, quatre marches jusqu’au toit, et j’ouvre la porte qui donne sur le toit. Il me manque, avec ces lumières au loin qui sont à Amir et à moi pour cinquante-deux mètres, et les étoiles. Je découvre seulement deux étoiles sur l’étendue du mon ciel. Amir monte les quatre marches et arrive rapidement sur le toit de sa maison. Il m’appelle :

"On va longtemps rester ici, tu sais ? Tu auras tout ton temps pour monter sur le toit. Viens t’occuper des livres pour le moment."

Je lui prends la main et le tire vers le bord. Après le partage des étoiles, au retour dans notre appartement, nous n’arrivons pas à trouver de la place pour les livres.

Amir dit : "La bibliothèque à la place de la commode."

Je dis : "La bibliothèque à la place du porte-manteau."

Amir dit : "La bibliothèque à la place de la télévision."

Je dis : "La bibliothèque à la place de l’ordinateur."

Amir a envie de dire la bibliothèque à la place de… mais il n’arrive pas à trouver. Il promène ses yeux autour de la chambre et son regard se fixe sur les meubles. On a collé les meubles les uns contre les autres autant que possible et notre petite bibliothèque tout contre eux par manque de place, et ils sont restés au milieu de la chambre jusqu’au matin…

Et au matin, le soleil se lève derrière mes tournesols et notre maison de cinquante-deux mètres devient jaune. Amir sort de la chambre en bâillant et veut dire salut mais le "s" et le "l" de son salut se rallongent, et entre le "s" et le "l" l’horloge sonne sept coups, et moi qui adore toujours compter les coups de l’horloge, je me demande si je dois répondre au salut d’Amir ou compter les coups.

Dring, dring… quelqu’un sonne on dirait. J’ai l’impression de n’avoir ni compté les coups de l’horloge ni répondu à Amir. Affolée, je cours vers la porte et je regarde par le judas, je vois les yeux d’Amir qui se sont fixés sur moi dans un halo de rides. Amir, dans le bruit de l’écoulement du robinet crie : "Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?"

J’ouvre la porte, la mère d’Amir rit et ses rides autour des yeux augmentent et elle ne ressemble plus du tout à Amir. Elle redevient ma belle-mère et elle regarde à l’intérieur par-dessus mon épaule. Je lui prends la main et la cocotte dans laquelle je ne sais pas ce qu’il y a, certainement le repas préféré d’Amir, du riz aux haricots certainement, et je la conduis à l’intérieur. Amir arrive ruisselant. Les serviettes sont encore au fond des valises. La mère d’Amir retire ses mains de celles de son fils et se colle à mes tournesols : "Les rideaux sont très jolis. Qui les a choisis ?"

Je tire les rideaux, la ville ne travaille pas aujourd’hui, on dirait que les rues se prélassent et elles s’étirent jusqu’à l’est, jusqu’au nord, jusqu’au sud, jusqu’à l’ouest, et bâille. Je tire bien les rideaux. Je n’aime pas la ville quand elle ne fait rien. Je préfère le paysage de mon champ de tournesols. J’entends "Aïe !", puis le bruit de quelque chose qui tombe, ou peut-être quelque chose qui tombe et ensuite le "Aïe !", je ne sais plus. C’est quelqu’un qui se plaint et un verre ou une tasse qui se brise, j’accours.

" Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est cassé ? Oh, madame… Que se passe-t-il ?

Je cherche du sucre, de l’eau de fleur de saule… De l’eau de fleur d’oranger…

Je n’arrive pas à les trouver, ils ne sont pas là, où est-ce que j’ai pu les mettre ?

Affolée, je sautille par-dessus les cadavres des livres. Notre petite bibliothèque ressemble à des morceaux de bois flottants sur la mer, non, les livres sont plutôt les barreaux de l’échelle qui monte au toit.

Amir me tend la boîte à sucre et dit : "C’est tant mieux. Mère est allée à reculons et a heurté la bibliothèque qui s’est renversée."

Je vais vite préparer du sirop avec le sucre et je reviens, entre temps, Amir a réfléchi et dit : "Range les livres dans les placards, ils seront plus accessibles pour toi et d’ailleurs, on ne pourrait pas trouver de meilleure place pour eux."

Je me demande ce que cela va donner si au lieu de mettre des bols et des assiettes, je mettais des livres dans les placards. Lorsque la maman d’Amir ira mieux, je m’en occuperai.

Le crépuscule du vendredi, notre maison de cinquante-deux mètres devient triste comme partout ailleurs. Cela fait deux heures que la maman d’Amir est partie, et Amir est complètement absorbé par l’ordinateur. Je mets mon manteau et une, deux, trois, quatre marches jusqu’au toit. J’ouvre la porte du toit avec beaucoup d’enthousiasme. Notre toit n’est plus, le toit de notre maison de cinquante-deux mètres n’est plus. Une maison sans toit, les gens des dix huit étages sont venus sur notre toit pour oublier la tristesse du crépuscule du vendredi.


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