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Le centre Sabâ de l’Académie des Arts d’Iran a exposé du 30 octobre au 23 novembre 2009 les œuvres de céramique du groupe Naghsh o Khâk (dessin et terre), fondé il y a une dizaine d’années par les élèves de Mme Farideh Tathiri-Moghaddam. Ce groupe travaille avec la terre blanche de Zonouz, village situé près de la ville de Marand, dans la province d’Azerbaïdjan de l’Est. Farideh Tathiri-Moghaddam a eu l’idée d’un musée vivant de la céramique pour préserver et faire connaître les méthodes traditionnelles de fabrication de la céramique d’Azerbaïdjan, musée qui a été créé par l’Organisation de l’Héritage Culturel de Tabriz, il y a quelques années. Lors de la clôture de l’exposition, un séminaire fut organisé pour réfléchir sur la valeur artistique et culturelle des céramiques produites actuellement en Iran, et pour tenter de clarifier le rôle de l’Organisation de l’Héritage Culturel et l’Organisation des Industries Artisanales, qui sont les deux principaux organismes en rapport avec la production et la conservation de la céramique en Iran.
La céramique fut inventée vers six mille ans av. J.-C. au Proche Orient. Tepe Sialk et Shahr-e Soukhteh, situés en Iran, font partie des sites archéologiques les plus importants attestant ce fait. Le tour de poterie (mû à la main) fut inventé en Iran au cours du IVe millénaire av. J.-C., et créa une révolution dans la fabrication de la céramique. [1] Farideh Tathiri-Moghaddam, qui a fait ses études à la faculté des beaux-arts de l’Université de Téhéran au cours des années 70, a commencé à s’intéresser à la céramique et à l’art traditionnel iranien il y a une vingtaine d’années. Elle crée depuis des objets en céramique sur lesquels elle trace des dessins inspirés de l’ensemble des arts traditionnels iraniens (architecture, kilim, ornementations des livres anciens, miniature, etc.). Farideh Tathiri-Moghaddam considère que la terre est le premier matériau (le plus basique, le plus fondamental) que l’homme-artiste a utilisé pour raconter une histoire ; la sienne ou celle de son pays. Cette capacité de narration est d’après elle la caractéristique principale de l’art iranien, quel que soit son support. Pour elle, la force narrative des dessins iraniens vient du fait que plusieurs espaces sont mis les uns à côté des autres sur une même surface. La terre devient ainsi une toile de peinture, d’où le nom Naghsh o Khâk (dessin et terre) du groupe composé des céramistes qu’elle a formés dans la province d’Azerbaïdjan de l’Est. La terre que ce groupe utilise est celle d’une mine située à Zonouz, à proximité de la ville de Marand ; une terre blanche, riche en kaolin, qui a été longtemps utilisée pour fabriquer des céramiques très ressemblantes à de la porcelaine, et qui donne un éclat particulier à l’émail turquoise. Selon Farideh Tathiri-Moghaddam, conserver l’héritage culturel d’une région, d’une province ou d’un pays ne signifie pas imiter éternellement les mêmes dessins et les mêmes formes. Par contre, retrouver les méthodes des anciens et transmettre leur savoir-faire aux générations futures est indispensable pour ne pas perdre cet héritage, qui est une part de l’identité culturelle de chacun ; en découle l’idée du musée vivant de la céramique, que Farideh Tathiri-Moghaddam et ses élèves ont créé dans une ancienne maison d’habitation restaurée à Tabriz. Ce lieu est porteur d’un concept nouveau : les visiteurs voient en pratique les différentes étapes de la fabrication de la boue et sa cuisson selon les méthodes traditionnelles en Azerbaïdjan. Le musée organise également des stages de formation, afin de préserver et sauver de l’oubli ces méthodes traditionnelles.
Lors du séminaire organisé par le centre Sabâ, après l’exposition des œuvres en céramique du groupe Naghsh o Khâk, les intervenants ont centré le débat sur la clarification des quatre domaines en rapport avec la céramique en Iran : les objets en céramique peuvent être considérés comme des œuvres d’art, peuvent entrer dans le domaine du design (c’est-à-dire avoir une fonctionnalité tout en étant artistiques), peuvent être des objets anciens et faire partie de l’héritage culturel ou encore des produits artisanaux fabriqués de manière traditionnelle et faire ainsi partie de l’industrie artisanale d’Iran. L’Organisation de l’Héritage Culturel d’Iran tente de préserver les objets anciens, alors que l’Organisation des Industries Artisanales regroupe les ateliers où l’on fabrique des céramiques de manière traditionnelle. Il s’agit d’objets fabriqués à la main, en relativement grande quantité, avec des matières premières locales. La céramique design est un domaine nouveau ; le céramiste y est totalement libre dans le choix des matières premières. En design, l’objet doit avoir une forme esthétique et une fonctionnalité. De nos jours, la céramique est également entrée dans le domaine de l’art plastique ; sa fabrication est actuellement enseignée dans les écoles de beaux-arts. Les œuvres d’art en céramique créées par les artistes iraniens contemporains ne sont pas forcément inspirées de l’art traditionnel.
Lors de ce séminaire, il fut précisé que la céramique correspond à tous les objets fabriqués par la cuisson d’une boue, qu’ils soient couverts d’émail ou non. Selon cette définition, la céramique correspond à une gamme allant de la poterie la plus rudimentaire à la porcelaine la plus fine, la différence entre ces objets n’étant que la composition de la terre utilisée, ainsi que le type et le degré de cuisson de celle-ci. Pourtant, certains participants au séminaire considéraient que la poterie et la céramique sont différentes car la poterie est fabriquée à la main alors que la céramique est un objet moulé. Les débats ont ensuite porté sur ce que l’on considère comme une œuvre d’art en céramique. Selon une définition stricte, un objet en céramique ne peut être considéré comme une œuvre d’art s’il est fonctionnel. Certains intervenants ont trouvé cependant cette définition contestable, puisque les objets en céramique ont eu une fonctionnalité dès le début de leur fabrication par l’homme, il y a des millénaires. La question a été alors de savoir ce qui détermine la valeur d’un tel objet : le critère prioritaire est-il la fonctionnalité de l’objet, sa forme, sa couleur ? Une théière dont l’eau s’écoule du couvercle, par exemple, n’est pas une bonne théière sur le plan fonctionnel, mais elle peut avoir une belle forme. Dans les concours et les biennales, quels seraient les critères pour dire que cet objet en céramique a plus - ou moins - de valeur qu’un autre ? Le sens du mot « fonctionnel » a également suscité des questions. Par exemple, quand un vase est fabriqué avec une terre perméable dans lequel on ne peut donc pas mettre de fleurs puisque l’eau n’y reste pas, peut-on quand-même appeler cet objet un vase, alors qu’il n’est qu’un objet décoratif ? Les intervenants ont précisé que les céramistes sont confrontés tous les jours à ce genre de questions, et il n’y a pas de critère clairement défini dans ce domaine à l’heure actuelle. La fonctionnalité d’un tel objet pourrait être de sauvegarder l’héritage culturel dans le cas où ce vase a une forme ou des couleurs inspirées de l’art traditionnel d’une région, ou de susciter un sentiment agréable chez la personne qui le regarde, si l’on donne au mot « fonctionnel » un sens très large.
L’une des conditions pour qu’une céramique soit considérée comme une œuvre d’art est qu’elle soit unique ; les objets en plusieurs exemplaires sont d’ailleurs éliminés des concours et des biennales. La question est alors de savoir si ces mêmes céramiques - œuvres d’art quand elles sont uniques - entrent dans le domaine de l’artisanat si elles sont fabriquées en plusieurs exemplaires. Une œuvre d’art fabriquée en grande quantité perd-elle de sa valeur ? Est-ce juste le premier exemplaire qui est une œuvre d’art, et les exemplaires suivants ne le sont plus ? Le cas de la gravure, qui est reproduite à plusieurs exemplaires mais selon une certaine réglementation et en quantité limitée, peut-il être applicable à la céramique ? Cette question fut importante pour les participants au séminaire ; ils ont estimé que le client a le droit de savoir combien d’exemplaires de l’objet qu’il veut acheter existent dans le monde.
La discussion a ensuite porté sur les céramiques artisanales fabriquées actuellement en Iran sous l’égide de l’Organisation des Industries Artisanales. Les objets artisanaux ont un lien étroit avec l’héritage culturel et les traditions d’une région du fait des dessins, des formes et des couleurs utilisées dans leur fabrication. Une céramique artisanale est un objet fonctionnel et ornemental ; c’est parfois l’aspect fonctionnel qui prime, parfois l’aspect ornemental. Les objets artisanaux entrent dans la vie quotidienne de tout un chacun, du fait de leur fonctionnalité, et parce qu’ils sont produits en grande quantité et ont donc un prix abordable ; ils établissent ainsi un lien direct avec la société et sont présents dans la vie des gens. Cependant, les objets artisanaux, dont les céramiques, n’ont plus l’utilité qu’ils avaient auparavant. Nous les achetons parce qu’ils nous procurent un sentiment agréable, qui est dû au fait que ces objets sont porteurs d’un poids culturel : ils nous rappellent notre histoire et notre identité culturelle. Si nous prenons encore plaisir à boire de l’eau dans un bol couvert d’émail bleu par exemple, c’est parce que nous avons encore en mémoire quelque chose de notre passé qui est en rapport avec ce type de bol. Il y a 50 ans, les gens utilisaient des bols en terre cuite couverts d’émail, non pas parce que c’était beau, mais parce que c’était nettement moins cher que la vaisselle en porcelaine. La poterie avait donc une utilité dans la vie de tous les jours. Or, l’industrie artisanale n’a plus la même fonction aujourd’hui, car nous n’utilisons plus désormais dans notre vie quotidienne ni carafes ou ni cruches. Continuer à fabriquer ces objets n’a donc aucun sens si le but n’est pas de préserver l’héritage culturel d’une région. Mais sauvegarder l’héritage culturel ne veut pas dire fabriquer des objets où la créativité et le renouveau n’ont aucune part. De nos jours, la plupart de ces céramiques artisanales sont des reproductions exactes d’objets anciens, alors que les artisans des siècles passés ne se répétaient pas : ils changeaient les formes et les dessins de leurs céramiques et s’amélioraient au fur et à mesure, ils ne stagnaient pas dans leurs créations.
Face à cette situation, comment sauvegarder l’héritage des anciens ? Pour Farideh Tathiri-Moghaddam, l’essentiel est de savoir comment garder le passé vivant dans notre esprit. Pour préserver l’héritage culturel de l’Iran, la solution n’est pas de reproduire tels quels les objets fabriqués dans le passé, ce qui serait une imitation de surface, vide de sens ; il vaut mieux s’inspirer de l’héritage culturel pour créer des formes et des figures nouvelles. Mais qu’entendons-nous par héritage culturel ? S’agit-il des méthodes de production ou des matériels utilisés dans le passé, des formes et des dessins créés dans les temps anciens ? Les techniques sont très importantes pour la fabrication la céramique, qui a vu le jour en Iran il y a des millénaires. Ce passé est très précieux concernant la céramique. A la fin du séminaire, Farideh Tathiri-Moghaddam rappela que de nombreux livres parus de nos jours à propos de la céramique fabriquée autrefois en Iran contiennent une part de fantaisie et même de fantasmes, et n’ont pas grand-chose à voir avec les réalités du passé car nous avons perdu, oublié, des éléments de notre passé. « Quand nous voyons un objet dans un musée, en fait nous ne voyons que sa couche la plus superficielle ; c’est comme un livre que nous n’avons pas ouvert. La mission de l’Organisation de l’Héritage Culturel serait alors de découvrir et redonner vie, de façon concrète, à ces parties oubliées de notre passé », a-t-elle ajouté, d’où l’utilité des musées vivants, dans lesquels les façons de faire des anciens pourraient être montrées et enseignées aux gens. Pour Farideh Tathiri-Moghaddam, « le plus important est de comprendre le sens et les valeurs de notre culture. La mission de l’Organisation de l’Héritage Culturel devrait être de nous dévoiler l’histoire racontée par la terre que les céramistes de chaque région d’Iran utilisaient, et l’idée qui était à l’origine des formes et des dessins qu’ils créaient. Les céramistes d’aujourd’hui pourraient alors, comme leurs ancêtres, raconter une histoire, la leur ou celle de leur pays, de leur culture ».
[1] Le petit Mourre, dictionnaire d’histoire universelle, Ed. Bordas, 2004, pp. 96 et 923-4.