N° 50, janvier 2010

Quelques réflexions libres sur le "doute"


Karim Modjtahedi


Le doute sous la forme d’une opération mentale semble commun à tous les hommes, cependant il va sans dire que nous ne doutons pas toujours de la même façon, ni pour les mêmes raisons, ni pour les mêmes fins.

Sans vouloir soulever ici des questions psycho-sociologiques ni celles qui touchent aux problèmes historico-culturels, nous pourrions essayer de savoir s’il n’y aurait pas la possibilité d’un doute qui dépasserait justement les différents horizons de nos traditions et cultures, et qui se constituerait comme quelque chose de pré et de post culturel, voire peut-être même de pré et de post logique, et pour cette même raison, en défiant les philosophèmes en cours et presque malgré eux, deviendrait essentiel à l’homme et par conséquent commun à nous tous. Si le mot doute vient du "dubito" latin, le mot sceptique est issu du "skepsis" grec qui selon les dictionnaires usuels, désigne celui qui examine : c’est un examinateur. Son équivalent dans notre culture orientale est exprimé par l’expression arabe "hosbanieh" qui vient de la racine "hassaba- yahsebo-hessab" qui signifie calculer et énumérer. Par ces étymologies, on est presque tenté d’aller jusqu’à dire qu’à l’origine, toute attitude sceptique était déjà une attitude méthodico-mathématique. Un cartésianisme en somme à l’état foetal. Est-ce vraiment ainsi ?

Pyrrhon

Avant d’analyser cette question qui est primordiale, il y a tout intérêt à dresser un court historique de la pensée qui se dit "doute", en prenant évidemment la précaution de ne pas dissoudre son essence dans le parcours du temps qu’elle a traversé.

Dans cette perspective, l’une des premières figures philosophiques que l’on puisse retenir est celle de Pyrrhon (360-270 A. C.). D’ après sa biographie et à partir de quelques paroles qui nous sont rapportées, on a l’impression que non seulement il ne doutait pas du doute mais encore il élaborait sciemment une sagesse à partir de celui-ci. Cette sagesse, bien que sceptique, n’avait peut être pour cette même raison, rien de contradictoire. Le sage se sachant absolument non théorique essayait de transformer sa volonté en une profonde maîtrise de soi pour atteindre l’action dans sa pureté originelle, ce qui d’après lui, l’aurait pratiquement rendu libre de toute contrainte éventuelle. Dans ce contexte, le doute garantit l’ataraxie mais le sage est obligé de renoncer à la certitude de toute connaissance qui lui vient de l’extérieur.

D’un autre côté, malgré ce que nous venons de dire de Pyrrhon, il n’est pas impossible de passer de lui à Descartes et peut être même de trouver quelques ressembances entre eux. Si chez Pyrrhon le doute est une initiation à la sagesse, chez Descartes il devient une véritable propédeutique pour la méthode et celle-ci tout en rendant la morale actuellement provisoire, lie cependant le sujet pensant à son action extérieure. Le doute fait découvrir la géométrie de la pensée, qui devient par la suite celle des choses.

L’esprit se rationalise en rationalisant la connaissance des choses. Chez Pyrrhon aussi bien que chez Descartes, le doute va dans la direction de l’action ; leur différence vient du fait qu’ils ne cherchent pas la même action. Si le pyrrhonisme se félicite de sa réussite dans sa vie intérieure, le philosophe cartésien à travers sa géomètrie analytique, devient progressivement un ingénieur pour qui la recherche de la vérité se conjuge désormais avec une action géométrico-mécanique visant le monde. Autrement dit, la méthode qui garantit le succès de mon action devient de fait le critère même de la vérité visée. D’un autre côté, sans nier l’importance de la "praxis" chez Descartes, on ne pourrait cependant pas négliger la portée purement théorique de sa philosophie, car c’est dans celle-ci que le doute est en quelque sorte le mouvement même de la pensée et le lieu où le cogito essaie d’orienter le récit vers un discours. C’est une négation qui garantit en quelque sorte la continuité de la pensée sur la base même de ce qui a été nié. Sous la forme d’un souci permanent de précision et d’exactitude, le doute par sa vie tacite reste doute, dans la mesure où le cogito incarne la nécessité d’une démarche continuelle de l’esprit. C’est seulement ainsi que le doute obtient le droit de précéder le cogito. Autrement, dans l’ordre de la connaissance, il ne pourrait jamais être un commencement et il n’apparaitrait qu’au moment où la valeur de la connaissance est visée. Le doute devenant ainsi l’instrument d’une décision critique, nous trouvons logiquement la possibilité de passer de Descartes à Kant. Chez le premier, c’est l’ordre de la raison qui précise la place du doute et chez le second, c’est la critique elle-même qui généralise la fonction du doute.

Descartes

De Descartes à Kant, c’est-à-dire du doute méthodique à la critique transcendentale, le débat se porte surtout sur les limites de la raison. Pour Kant, la raison devenant pure, on découvre la méthode qui lui est légitime, mais par ce même fait, elle se limite a priori aux données physiques. Cependant, historiquement parlant, la dialectique aux prises avec ses antinomies intérieures est réhabilitée par les grands philosophes post-kantiens et la métaphysique est considérée à nouveau comme possible. Néanmoins, on ne saurait oublier que la dialectique, sous ses formes, soit thétiques, soit antithétiques est également un doute méthodique qui épouse à la fois le cogito et la réalité des choses, en faisant éclater les limites de la raison. De cette manière, Hegel constitue son fameux système et essaie d’expliquer phénoménologiquement parlant les états successifs de la conscience humaine et tous les grands évènements de l’histoire universelle avant d’embrasser, sur un plan logique de plus en plus général, voire finalement absolu, le devenir de l’être par la négation même de celui-ci. Il ne faut cependant pas oublier que le nié précède toujours la négation et que cela n’est qu’une autre façon de dire que le doute n’est jamais ni commencement ni fin. Le doute est la forme par excellence d’une médiation ; il n’a de statut qu’intermédiaire. Autrement dit, il y a toujours un pré-doute et un post-doute ; évidemment chez Hegel, ce dernier ne pourrait jamais prétendre à une lucidité plus grande que celle qui appartient au premier. Par exemple dans la phénoménologie, le sceptique qui se situe entre le stoïcien et celui qui est en proie à la conscience malheureuse, a au fond une attitude qui est à cheval entre la certitude et le désespoir, ce qui, en un sens, est à l’opposé de toute attitude philosophique puisque celle-ci devrait se situer plutôt entre l’incertitude et l’espoir. A la fin de cet article, nous évoquerons de nouveau le problème du rapport du doute et de l’espoir mais avant d’y arriver, nous nous proposons sur un tout autre plan, d’aborder à nouveau le thème du doute, à la manière qui a été dévloppée par Hegel dans un de ses premiers écrits à Iena. [1]

Comme nous venons de le voir, au cours de l’histoire de la philosophie moderne en Occident, il y a eu un rapprochement entre le doute et la méthode non seulement chez Descartes, mais aussi dans le relativisme du type Montaigne ou plus tard dans celui de Kant et encore d’une manière très radicale dans celui de Hume. Par la suite, à cause de la suprématie dite effective des sciences de la nature et le règne évident de la technique dans le même courant d’esprit, il fut convenu de ne plus douter de rien sauf justement de la philosophie. Au début du XIXe siècle, Hegel a été l’un des premiers à être sensible à cet état des choses et dans son fameux article intitulé "la relation du scepticisme avec la philosophie", il montrait avec énergie que le scepticisme de type grec antique est profondément différent de celui qui se professe dans les temps modernes.

Aquarelle d’Hegel à 58 ans par Julius L. Sebbers (1804-1837).

Chez le sceptique antique évidemment, le cogito était habité par le dubito ; il allait jusqu’à remettre en question tous les "il va sans dire ... " tous les "il est évident que ... " mais en faisant preuve d’une indépendance exceptionnelle d’esprit, il préservait l’intégrité de son attitude, malgré tout philosoique. En dépit du fait qu’il poussât par moment l’analyse jusqu’à l’absurde, ses tropes étaient une authentique invitation à la réflexion. De nos jours, nous avons aussi assisté à une dégradation du scepticisme, comme il y a eu une dégradation de la philosophie. Nous doutons seulement de ce dont nous ne tirons pas un intérêt matériel immédiat, et à force de mesurer le monde tel que nous le mesurons, notre monde est devenu un monde de demi-mesure. De nos jours, le scepticisme n’ayant abouti qu’au nihilisme, et toute conscience ayant une part importante du malheur, le cogito essaie de se projeter au moins sur une toile de fond libre et sans tache où il vise à retrouver la possiblité de son avenir : l’espoir.

Si nous traduisons le doute par la suspension et celle-ci par une profonde attente intérieure, nous pourrions même dire que le doute serait en quelque sorte le garant légitime sinon ultime, de l’espoir. De toute façon, en philosophie - surtout étant donné la possibilité d’une interchangeabilité des différentes formes du doute à laquelle nous avons fait allusion dans le présent écrit - il y a toujours quelque chose de commun entre le doute et l’espoir et c’est sur ce thème optimiste que nous aimerions terminer ici ces quelques réflexions. Pour le philosophe, les jeux ne peuvent jamais et nulle part être tout à fait faits. Il dispose d’un temps et d’un lieu libres qui constituent l’horizon infini de son esprit, celui qui défie toute culture déjà donnée et toute logique déjà établie, lesquelles pourront toujours faire l’objet de son doute pour élaborer un cogito alimenté par l’espoir. C’est ainsi que si certains allemands ont parlé de la folie du doute (Zweiflesucht), on pourrait parler de la joie du doute en évoquant l’espoir.

Notes

[1Hegel, "La relation du scepticisme avec la philosophie" suivi de "L’essence de la critique philosophique", traduction et notes par B. Fouquet Vrin-Paris 1972


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1 Message

  • Quelques réflexions libres sur le "doute" 31 janvier 2010 15:13, par Jacques Chartier

    Rappel

    Coran 12/110
    Quand les messagers faillirent perdre espoir (et que leurs adeptes) eurent pensé qu’ils étaient dupés voilà que vint à eux Notre secours. Et furent sauvés ceux que Nous voulûmes. Mais Notre rigueur ne saurait être détournée des gens criminels.

    17/73
    Ils ont failli te détourner de ce que Nous t’avions révélé, (dans l’espoir) qu’à la place de ceci, tu inventes quelque chose d’autre et (l’imputes) à Nous. Et alors, ils t’auraient pris pour ami intime

    36/74
    Et ils adoptèrent des divinités en dehors d’Allah, dans l’espoir d’être secourus...

    15/3
    Laisse-les manger, jouir (un temps), et être distraits par l’espoir ; car bientôt ils sauront !

    assalam aleykum

    AJC

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