N° 50, janvier 2010

La dimension initiatique des Grands Chemins de Jean Giono


Maryam Farhâni


Après la première guerre mondiale au XXe, le genre romanesque devient plus fertile et plus varié que jamais. Il s’épanouit dans les directions les plus diverses ; parmi ces courants romanesques variés, il y a des écrivains qui évoquent les rigueurs de la réalité sociale ou exaltent les beautés de la vie rustique. De même, comme Bernard Alluin écrit, « leurs récits peuvent revêtir le charme de l’évolution nostalgique en ressuscitant le paradis perdu de l’enfance et de la terre natale. » [1] Mais ces écrivains proposent surtout une vision poétique du monde, comme Giono qui emprunte les voies d’un lyrisme cosmique en célébrant les grandes forces de la nature.

Jean Giono, 1955

Jean Giono (1895-1970) est un écrivain dont l’œuvre romanesque a en grande partie, pour cadre le monde paysan provençal. Il composa d’abord une série de récits rustiques, mais après les expériences amères de la guerre, son œuvre romanesque évolua. Au cours de ce second stade de son œuvre, Giono a essayé de peindre un monde où l’homme mène dans la solitude une « vie presque végétative. » [2] Par ses visions de la Grèce antique, il dépeint la condition humaine dans le monde, face aux questions morales et métaphysique. Les Grands Chemins est l’un des récits qui appartient à cette partie de son œuvre : le Narrateur (le héros anonyme du récit), donne sa version au temps présent d’une étrange amitié avec l’Artiste (joueur de cartes) qui est un tricheur habile. Cette étrange amitié pousse le Narrateur à accompagner, secourir et finalement tuer son compagnon. Nous pouvons constater que dans ce roman, l’humanité est dépeinte sous des couleurs noires, où les calculateurs égoïstes abondent.

Dans cet article, nous étudierons plus particulièrement la dimension initiatique des Grands Chemins. Pour arriver à cela, nous aborderons tout d’abord les rapports existant entre ce roman et le roman picaresque. Nous analyserons ensuite les aspects paradoxaux de cette initiation. Enfin, nous expliquerons les thèmes essentiels du roman afin d’en déchiffrer la vision du monde tragique, qui se confond avec celle de Giono.

Un roman picaresque moderne

Nous pouvons qualifier ordinairement de picaresque, un ensemble de romans qui sous forme autobiographique, racontent les aventures d’un personnage sans métier (le picaro), servant de nombreux maîtres, volontiers vagabond, voleur ou mendiant. Ce genre romanesque naît en 1554 en Espagne, avec un chef-d’œuvre anonyme intitulé La vie de Lawarillo de Tomes. Cette littérature a donné lieu hors Espagne à de nombreuses imitations, notamment en France avec Gil Blas de Lesage (1715-1735). L’une des caractéristiques qui cristallise le genre picaresque est le personnage du picaro qui n’est autre qu’« un hidalgo à rebours. » [3]

Un roman picaresque emporte avec lui sa problématique qui constitue sa substance liée à une forme invariante : la narration à la première personne, des aventures multiples où le picaro est confronté à un milieu qui le refuse. Tout cela détermine une errance, des haltes que sont les auberges, un personnage principal souvent accompagné d’un compagnon et sorte de double. Cette formalisation cache une interrogation essentielle sur la condition humaine.

Le titre que Giono a donné à son œuvre prouve bien qu’il s’agissait d’insérer son projet dans un cycle d’au moins deux volumes. Ce cycle apparaît d’ailleurs à son tour comme inclus dans un autre encore plus vaste. Il s’agit donc bien d’écrire une œuvre considérable qui est beaucoup plus proche de l’épopée que du roman picaresque. Cette œuvre est destinée sans doute à prendre place dans l’un des deux grands ensembles narratifs dont Giono rêve depuis longtemps et qu’il définira ainsi en 1945 : "Si je mourais maintenant avant d’avoir écrit Romanesques et Les Grands Chemins, on ne saurait pas quelle est la vraie grandeur de mon œuvre et ce que peut être mon art. Ce que j’écris jusqu’au présent n’est que le côté paysan et naturel de ce que j’ai voulu créer. À partir de maintenant autre chose va venir." [4]

Mais si Giono rejoint aussi Cervantès, nous pouvons comprendre que bien des critiques aient assimilé son récit aux romans picaresques, et aient trouvé dans les Nouvelles exemplaires de Cervantès un modèle assez précis qui présente en effet deux personnages formant un couple. Les deux héros de Cervantès, sans racines et sans attaches, s’enrôlent pendant le temps de la narration dans une confrérie de voleurs, et la fin de la nouvelle annonce un nouveau départ. Nous savons l’admiration de Giono pour Cervantès et pour Don Quichotte. Elle a sans doute favorisé cette reprise d’un thème privilégié par les deux romanciers, celui de la route, qui est également celui du hasard, du risque, de la rencontre, du bien ou du mal.

À la différence des deux personnages de Cervantès, ceux de Giono ne parcourent pas les routes pour gagner leur pain. Tout au moins est-ce là une motivation très secondaire. Ils y cherchent une réponse à leur curiosité naturelle, peut-être même un débouché vers un bonheur possible ou impossible. Le thème de la route rejoint donc tout naturellement celui du divertissement, nous éloignant alors de la nouvelle de Cervantès. « L’homme de grand chemin » dont parle Giono dans ce roman ne peut se contenter de tout venant, du quotidien et du médiocre.

Mais l’originalité du récit de 1950 tient à l’aspect violemment contrasté que Giono a donné aux deux solutions incarnées par ses deux protagonistes : le Narrateur et l’Artiste sont tous deux des « hommes de grands chemins » à la recherche d’une « vie sans plafond », divertissement démesuré que l’Artiste trouve en jouant son sang, dans un égocentrisme forcené, mais que le Narrateur découvre, lui, en jouant son cœur, dans le don intégral de soi à l’autre. La structure du couple repose sur cette opposition fondamentale liée à une finalité commune.

Qualifier Les Grands Chemins de "picaresque" signifie qu’il s’agit des aventures de héros en marche, d’une narration linéaire fragmentée par des étapes, d’un monde propre à narrer tout ce qui advient à ces personnages qui se promènent sur les routes. En ce sens, la construction et la thématique du roman de Giono répondent à cette définition. Il s’ouvre sur le trimardeur narrateur qui fait du stop « le matin » au bord de la route, et il se ferme sur le même personnage qui de nouveau se met en route par un jour ensoleillé. Ce sont ses rencontres, multiples, insignifiantes ou exceptionnelles, qui ponctuent le récit. Le rythme oscille entre l’univers ouvert des larges espaces et le monde clos des villages, des jardins, des auberges et des cuisines. ہ travers les allusions du discours du Narrateur, nous pouvons deviner bien des aventures passées de l’un à l’autre qui pourraient s’insérer dans un roman picaresque.

Celles de l’Artiste d’abord, qui font allusion à un passé carcéral de mauvais garçon, peu différent sans doute de celui qu’a connu le tricheur de la nouvelle de Cervantès. Quant à l’honnête Narrateur, sa vie, sans être aussi chargée que celle du copain, est certainement riche en expériences multiples. Nous la saisissons en coulisses, par fragments, au détour d’un dialogue souvent ambigu avec par exemple un médecin, un patron ou une aubergiste. Mais ses apprentissages, culturels ou sentimentaux, ne sont jamais narrés. Il en va de même quand il s’agit des autres. Du début jusqu’à la fin, il touche de près ou de loin les intrigues douteuses qui pourraient sans doute relever du roman policier. C’est le cas des rapports énigmatiques qu’il perçoit, lors de son séjour au moulin à huile, entre son propre patron, une jeune fille qui vient au moulin un certain dimanche, et le beau-père de celle-ci.

C’est une affaire embrouillée où il se trouve engagé par générosité chevaleresque d’abord, par amitié ensuite, mais qu’il ne cherche nullement à démêler. Il lui suffit ici encore d’assumer sa fonction d’adjuvant en parcourant les routes difficiles et montagneuses en cet hiver rigoureux. Le reste ne les regarde pas, ni lui ni le romancier. Il en va de même, dans un climat et dans un pays plus clément, lorsque le Narrateur devine le drame qui oppose M. Albert (son employeur) et la femme. Dans toutes ces circonstances, le personnage qui raconte et qui, le cas échéant, agit, se tient à une distance respectueuse du fait divers possible. Le romancier, lui aussi, reste volontairement en deçà de ce que peut savoir le Narrateur. Donc, nous pourrions dire que Les Grands Chemins n’est pas tout à fait un roman picaresque ; il est un roman picaresque moderne.

En effet, si le roman est bâti en grande partie sur la multiplicité des rencontres, il n’en reste pas moins que la rencontre essentielle est celle que le Narrateur fait de l’Artiste : c’est l’aventure unique qui va orienter tout le reste. Dans la partie suivante, nous allons examiner les aspects paradoxaux de cette rencontre et la relation ambivalente de deux héros principaux du récit.

Une initiation à rebours

Les couples formés par Amédée et Albain dans Un de Baumugnes, par l’homme vieux et l’homme gras dans La solitude de la pitié, par Antonio et Matelot dans Le chant du monde, sont les couples masculins qui traversent l’ensemble de l’œuvre de Giono. Et c’est bien d’une traversée qu’il s’agit, dans la mesure où ces personnages sont toujours en marche, toujours « amis de grands chemins », comme si l’amitié chez Giono se définissait par l’action de marcher ensemble dans la même direction.

Le couple formé, dans Les Grands Chemins, par le narrateur et l’artiste s’inscrit dans cette longue procession. Cependant, il se distingue des autres et retient d’emblée l’attention par deux traits dominants : d’abord son caractère extraordinairement mal assorti ; jamais on ne vit compagnons si peu faits l’un pour l’autre, et l’on croit sans peine le narrateur lorsqu’il affirme que « ce n’est vraiment pas un homme de ce genre qu’ [il] aimerai[t] avoir pour ami. » [5] De plus, ce couple échappe à la règle selon laquelle, au fil du récit, l’ami le plus âgé s’efface pour permettre au plus jeune d’accéder à l’amour et d’apporter sa contribution au cycle de la vie.

Jean Giono, 1965

Les Grands Chemins nous conduisent bien au retour à l’état initial : le narrateur se retrouve seul par les routes comme il l’était au début du roman. Par ailleurs, l’action semble avoir progressé au rebours de l’ordre naturel dans la mesure où, des deux amis, c’est le plus jeune qui est vaincu et tué par le plus âgé. Aux œuvres mimant le cycle de la vie, fondé sur un perpétuel renouvellement, semble ainsi s’opposer une structure fermée, le terme du roman venant nier toute évolution et l’amitié se réduisant à une parenthèse refermée après bien d’autres : amitié d’un hiver, elle est comportée par le vent du printemps et pas même un souvenir.

Cette vision des choses demande néanmoins à être précisée : en effet, l’étude du jeu des oppositions à l’intérieur d’un couple qui se donne d’abord comme une vivante antithèse, crée la plus grande confusion pour le lecteur. Le dénouement de l’œuvre pourra ainsi être relu non comme triomphe de l’ordre par élimination d’un élément perturbateur mais comme victoire d’un narrateur qui porte à son point d’aboutissement un processus de compréhension, c’est-à-dire d’ingestion et d’assimilation des éléments extérieurs, et surtout d’un compagnon qu’il portera dorénavant tout entier en lui-même.

Concernant le couple des Grands Chemins, Alain Tissut écrit que « Le couple masculin dans Les Grands Chemins s’impose dès l’abord comme associant des êtres aux différences marquées, non seulement par le plan physique, mais dans le domaine moral » [6] Nous pouvons parler là d’une opposition tranchée, et ce sont les yeux surtout qui ont pour tâche de la manifester : le « vilain regard » constitue le premier élément de description de l’artiste qui nous soit fourni [7], et des rappels réguliers interdisent de perdre de vue cette indication. Au contraire, les yeux du narrateur sont yeux « d’innocence », et l’artiste lui-même constate : « […] on voit tes yeux et on tombe dans les pommes. » [8]

Ainsi, des deux membres du couple, l’un provoque immédiatement la sympathie (des hommes, qui lui font d’emblée confiance et lui donnent du travail) et noue presque à chaque rencontre une « petite amitié » [9], tandis que l’autre est rejeté aussitôt qu’entrevu : il suscite la défiance, l’antipathie et provoque les réactions de rejet violent qui seront la battue finale. Les rapports entre l’artiste et les autres personnages sont si distants que jamais ou presque nous ne voyons qu’ils vont s’engager dans un dialogue avec un autre que le narrateur.

Donc, les deux compagnons sont bien hommes de grands chemins, en rupture avec l’ordre des sédentaires, l’un est avenant et sociable, tandis que l’autre semble haïr une société qui le repousse. L’Artiste parvient ainsi à faire l’unanimité contre lui : chacun, parmi les personnages, de la patronne de la seconde auberge où séjournent les deux hommes à M. Albert [10], ne s’inquiète de le voir aux côtés du narrateur et s’enquiert de l’ancienneté de cette amitié paradoxale. Comment résister à une telle concordance des points de vue ? Comment ne pas succomber à cette suspicion généralisée ? Comment ne pas condamner l’artiste lorsqu’aucune voix ne s’élève pour prendre sa défense ?

Du fait, le lecteur accepte lui aussi ce jugement négatif, et ce de façon d’autant plus spontanée qu’il est constamment en relation avec un narrateur qui ne fait rien moins que prendre la défense de son compagnon de route. En effet, l’opposition la plus lourde de conséquence à l’intérieur du couple est peut-être celle de la première et de la troisième personne, du « je » et du « il ». Avec le premier, le lecteur est en relation permanente et immédiate du fait de sa combinaison avec le présent de l’indicatif : nous sommes destinataires d’un récit qui se présente comme contemporain de l’événement, et en retirons l’impression de lire à livre ouvert dans les pensées du narrateur, qui ne sauraient être qu’authentique puisque l’absence de distance temporelle ne permet aucune retouche, aucune réorganisation.

Comme nous l’avons vu, la relation de ce couple ne pourrait à première vue être vraisemblable ; mais il semble que Giono veut à travers cette amitié bizarre représenter sa vision du monde. Les paradoxes existant dans ce roman peuvent déchiffrer les pensées et les sentiments du romancier.

La vision tragique du monde

Giono envisage certains éléments concrets qui seraient susceptibles d’entrer dans son roman en les énumérant sans ordre apparent et sans les commenter. Il fait suivre ces esquisses d’une méditation qui tourne autour de trois thèmes essentiels : "L’homme est un voyageur. Il y a d’abord dans son âme les besoins du nomade qui fait de lui un errant et un déraciné, le chasse sur les routes. L’homme est encore un amoureux. Il y a chez lui le désir qui possède son cœur de se rapprocher d’un autre cœur, de trouver sa sœur ou son frère, ce tourment de tendresse qui fait de lui un amant. Enfin, il y a encore chez les plus nobles d’entre nous le besoin de pureté et de perfection." [11]

Ce voyageur romanesque montre bien également que l’intention de Giono ne s’est jamais démentie : célébrer les chemins matériels de la terre comme les plus sûrs garants de la liberté et de la disponibilité, et les lier fortement aux « chemins intérieurs » de l’homme. Alors, le plaisir du voyage matériel lui donne, en quelque sorte, la totale liberté dont il jouit qui le conduit ainsi à l’aventure. Pour le Narrateur, la joie et le plaisir surgissent au détour d’une route. Pourtant, cette notion de plaisir est loin d’être anodine, malgré la simplicité des joies que le voyage réserve au Narrateur. Dès l’ouverture du récit, son ambiguïté apparaît, jetant une ombre suspecte sur l’allégresse de ce commencement : le routier qui prend à son bord le Narrateur qui se demande s’il se balade pour son plaisir. Le plaisir et la liberté qu’il suppose sont sans commune mesure avec la vie normale. Et c’est pour cela qu’à travers eux s’effectuent les tendances qui changent l’élan picaresque en tragédie.

Dans la partie précédente, nous avons vu que la rencontre essentielle du Narrateur et de l’Artiste est une aventure unique qui va orienter tout le reste. Désormais c’en est fini, pour lui, de la liberté des grands-routes. Il n’est plus disponible ; sa mobilité, ses errances dépendent de la forme de divertissement qu’a choisie l’Artiste, passion plus exigeante que celle de l’aventure vagabonde. Dès lors, l’amour qu’a rencontré le Narrateur au hasard des chemins transforme et déforme ce qui aurait pu n’être qu’un roman qui devient beaucoup plus proche par sa structure de la tragédie classique. De plus, la pause ultime, celle qui précède l’acte meurtrier (le regard de l’Artiste fixé sur son copain) n’est pas la répétition d’une autre. Ce regard prend place à l’intérieur d’un mouvement qui précède le meurtre, où le Narrateur chemine, encore et toujours, dans un état quasi symbolique.

De fait, le Narrateur ne trace pas grande chose de l’acte final, si ce n’est le commentaire qui suit : « C’est beau l’amitié ». [12] L’exécution est présentée comme un remède radical, non pas à son propre ennui, mais au mal de l’autre. Cette conclusion qui va dans le sens d’une œuvre romanesque, semble souvent s’intégrer dans une vocation de l’anéantissement. Aussi, l’unité d’action quasi classique du roman de 1950 utilise donc les « grands chemins » qui mènent inexorablement à ce dénouement tragique et étonnant dans une acception aussi bien métaphysique que réaliste. Le récit apparaît beaucoup plus moral que picaresque par bien des aspects, et tout d’abord par le parti pris de généralité et d’anonymat que l’on découvre ici plus qu’ailleurs.

Chez Giono, le jeu de cartes est aux mains d’un tricheur qui n’est pas sans réjouir le romancier. Le joueur des Grands Chemins, lui, est aussi un grand artiste en la matière, mais s’il triche c’est avant tout pour se faire plaisir, pour aller jusqu’au bout de son divertissement. Tricher l’oblige à miser l’essentiel. Mais ce jouer qui nous entraîne fort loin de la nouvelle de Cervantès donne des dimensions exceptionnelles au personnage « possédé » par sa passion. L’Artiste triche comme il respire ; mais dès qu’il ne peut plus tricher, il ne lui reste plus qu’à mourir. Tricher, mentir, c’est pour Giono la passion la plus divertissante de toutes, puisque c’est jouer avec la vérité et avec la vie.

L’Artiste et le Narrateur vivent sur le même mode du divertissement : le premier triche d’une manière de plus en plus claire, lorsque l’usage de ses mains lui fera défaut, et il ira jusqu’au crime qui est un prélude à sa propre mort ; le second s’oublie de plus en plus dans une générosité sans limites, jusqu’au meurtre de celui qu’il aime. Le dernier divertissement (la mort de l’Artiste), mène à cela même qu’il semblait destiné à écarter : le néant. Le meurtre de l’Artiste, quelque peu paradoxal et euphorique, est une transposition métaphorique du meurtre fait par l’auteur sur son personnage et son roman : « Je les tue avec beaucoup de plaisir » [13] Giono désire partir vers un autre roman et conduire un autre personnage vers une autre aventure. Le romancier est aussi ce tricheur des chemins de l’écriture qui dissimule ses cartes.

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’œuvre romanesque de Giono a évolué après la guerre. Les Grands Chemins est l’une de ces œuvres dans laquelle le romancier essaie de peindre la condition humaine pendant les années d’après guerre. Giono qui est inspiré par les mythes du diable, de l’Antiquité et des tragiques classiques, a pu au moyen d’un roman picaresque moderne déclarer les paradoxes intérieurs de l’humanité. Si bien que, nous avons bien constaté les effets de ces paradoxes sur la forme et le fond du récit : l’initiation à rebours de deux héros (l’Artiste et le Narrateur) et leur relation ambivalente qui aboutit à la mort de l’Artiste.

Le lecteur des Grands Chemins pourrait découvrir l’inquiétude panique de Giono, qui est le propre de l’homme vivant au contact des réalités amères de la vie. Dans ce roman, il crée un univers pathétique, mais dépouillé, où l’analyse psychologique et l’évocation de la vie cosmique se confondent en un récit à la fois lumineux et inquiétant. Donc, les deux protagonistes de Giono pourraient être le symbole de l’homme après la guerre au XXe siècle, et leur l’évolution intérieure au long du récit pourrait bien montrer la condition désagréable de l’humanité à ce moment-là.

Bibliographie :

- Alluin, Bernard, La littérature française au XXe siècle, Paris, Éd. Nathan, 1991, 232 p.

- Bonhomme, Béatrice, Sous la direction de Jean-François Durand et Jean-Yves Laurichesse, Giono dans sa culture, Paris, Éd. Presse Universitaire de Perpignan, 2003, 275 p.

- Castex, Pierre Georges, Manuel des Études littéraires françaises, Paris, Éd. Hachette, 1953, 312 p.

- Giono, Jean, Grands Chemins, Paris, Ed. Gallimard, 1951, 242 p.

- Giono, Jean, Entretiens avec Jean Amrouche, Paris, Éd. Gallimard, 1990, 240 p.

- Ricatte, Robert, Les œuvres romanesques complètes de Giono, Paris, Éd. Gallimard, 1983, « Bibliothèque de la pléiade », Tomes I et V.

- Tissut, Alain, « Des bons copains de Giono », Analyses et réflexions sur Les Grands Chemins, Paris, Éd. Ellipses, 1998, 120 p.

Notes

[1Alluin, Bernard, 1991, p. 165.

[2Castex, Pierre, 1953, p. 95.

[3Bonhomme, Béatrice, 2003, p. 262.

[4Ricatte, Robert, Les œuvres romanesques complètes de Giono, tome V, 1983, p. 1144.

[5Giono, Jean, p. 35.

[6Tissut, Alain, 1998, p. 101.

[7Giono, Jean, p. 31.

[8Ibid, p. 87.

[9Ibid, p. 55.

[10Ibid, p. 205.

[11Ricatte Luce, 1983, p. 1142.

[12Giono, p. 242.

[13Giono, 1990, p. 199.


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6 Messages

  • La dimension initiatique des Grands Chemins de Jean Giono 16 février 2010 14:52, par Bardamu

    Cette oeuvre des Grands Cheminsrévèle le génie de Giono et le place parmi les plus grans romanciers français du XXème siècle. Dans cette oeuvre trop méconnue il atteint probablement le sommet de son art.
    L’article ici est très juste et a le mérite de prendre position sur la fin de l’oeuvre. Peut-être pourrait-on discuter cette idée de générosité pure du Narrateur. Ce roman traite aussi de l’égoïsme. Toute générosité n’est-elle pas un égoïsme. En outre le Narrateur n’est pas Amédée d’Un de Baumugnes. Giono, 20 ans après a évolué et ses conceptions de l’amitié influencées par Machiavel qu’il lit au moment où il écrit les Grands Chemins aussi. Sa vision se fait plus sombre.
    Cette fin n’est pas que transposition du meurtre fait par l’auteur sur ses personnages. Il y a une réélle ambiguïté du Narrateur très troublante qui invite à nuancer cette idée de pure générosité. Ce meurtre est peut-être une victoire sur l’artiste, sorte de double noir de lui-même.

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  • La dimension initiatique des Grands Chemins de Jean Giono 2 décembre 2010 23:51, par Grangy Julien

    Est-ce que le Narrateur apparaît dans d’autres romans de Giono ?

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  • merci pour cet éclairage. je suis sortie des "grands chemins" étourdie. agacée un peu de ne pas comprendre, ou de comprendre vaguement la nécessité du mentir, du tricher, pour tuer l’ennui. "Tricher l’oblige à miser l’essentiel". Je tourne et retourne cette phrase et j’ai l’impression qu’elle me parlera quand je cesserai de vouloir la saisir. Même chose pour le roman presque picaresque de Giono.

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  • La dimension initiatique des Grands Chemins de Jean Giono 1er octobre 2016 07:08, par Marc GILLET

    Bonjour,
    Je viens de terminer la lecture des Grands Chemins de GIONO.
    Roman quelque peu déroutant à mes yeux, j’avais besoin d’une analyse extérieure pour la confronter à mes pensées. Et je suis donc tombé sur votre site lors d’une recherche rapide sur Google.
    Votre article est très intéressant, merci pour ce coup d’oeil éclairant.
    Bon je vais continuer mon propre cheminement intérieur...
    Adieu !

    Marc

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