N° 50, janvier 2010

Réflexion sur la notion de miracle et de prodige en islam à travers l’exemple de Karbalâ’i Kâzem, "signe" vivant de la foi


Amélie Neuve-Eglise


"Lumière sur lumière. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut".
Sourate "Al-Nour" ("La lumière"), verset 35.


"Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes,
Jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que cela est la Vérité.
Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose ?"
Sourate "Fussilat" (" Les versets détaillés"), verset 53.

Karbalâ’i Kâzem

Il y a une centaine d’années, dans un petit village du centre de l’Iran, un soir, un jeune paysan pauvre et analphabète ne rentre pas chez lui. Il ne réapparaît que le lendemain, après une mystérieuse rencontre dans le jardin d’un sanctuaire proche du village à la suite de laquelle il s’est évanoui. A son réveil, il se rend compte qu’il connait désormais le Coran par cœur dans ses moindres détails. Cet événement fera grand bruit à l’époque, dans un Iran où les idées communistes sont alors en pleine expansion. Il viendra bouleverser certaines idées établies et donner un souffle nouveau au message de la foi révélé quelques centaines d’années plus tôt à un homme illettré lorsque, au fond de la grotte de Hira, l’Angle Gabriel lui souffla : Lis ! (Iqrâ !). Cet exemple sera également l’occasion de réfléchir sur la notion de miracle en islam, qui doit être distinguée de celle de prodige et qui comporte une dimension éminemment plus haute que le simple miracle sensible en ce qu’il invite l’homme à laisser progressivement éclore en lui un horizon illimité de signes affermissant sa foi.

Récit d’un miracle [1]

Ce jours-là, Karbalâ’i Kâzem avait attendu depuis l’aube que le vent se lève pour battre le blé et que d’un souffle, il sépare les grains de la paille. En vain. Le crépuscule commençait à pointer à l’horizon. Karbalâ’i Kâzem, immobile devant un tas d’épis fraîchement cueillis, pensait aux pauvres du village à qui il aimait particulièrement donner une part de sa récolte chaque année, et qui allaient encore devoir supporter la faim ce soir. Il se résolut finalement à prendre le chemin du retour. Dans la semi-pénombre, une voix vint soudain briser le silence : "Karbalâ’i Kâzem ! Tu ne nous as rien donné cette année, nous aurais-tu oubliés ?" La pensée que ce père de famille croisé au hasard du chemin allait encore rentrer les mains vides fit naître en lui une tristesse indescriptible. Il retourna sur ses pas malgré lui, afin de réunir tant bien que mal quelques grains. Chargé d’un petit ballot de blé et du fourrage pour ses chèvres, il reprit le chemin du retour. A mi-chemin, il décida de s’arrêter quelques instants pour se reposer dans un jardin abritant plusieurs Imâmzâdeh. [2] Au temps du calife Ma’moun, 72 descendants des Imâms chiites avaient décidé d’aller rendre visite à l’Imâm Rezâ, alors exilé à Mashhad. [3] Ils furent tués en chemin par les émissaires de la cour abbaside, avant d’être enterrés dans ce lieu désormais appelé Imâmzâdeh Sâleh et Shâhzâdeh Hossein [4], ou plus communément "les 72 corps" (haftâd-o-do tan).

Après une courte visite dans le sanctuaire, Karbalâ’i Kâzem s’assit quelques instants sur un banc à l’extérieur. En regardant à l’horizon, il aperçut soudain deux jeunes hommes qui semblaient marcher dans sa direction. Ils étaient vêtus de blanc et avaient un visage rayonnant. [5] Karbalâ’i Kâzem fut particulièrement frappé par la grande beauté de l’un d’eux. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, l’un des hommes l’interpella par son nom : "Karbalâ’i Kâzem ! Viens réciter une fâteheh [6] avec nous dans le sanctuaire !" Il leur répondit poliment qu’il avait déjà effectué sa visite, et qu’il devait rentrer au village nourrir ses chèvres. Mais l’homme l’invita de nouveau : "Pose ton fourrage ici, et viens avec nous réciter une fâteheh". Karbalâ’i Kâzem finit par accepter. Malgré leur apparence étrangère, ils semblaient connaître parfaitement les lieux. Une fois entrés dans l’Imâmzâdeh Shâhzâdeh Hossein, ils commencèrent à psalmodier quelques versets du Coran. Karbalâ’i Kâzem les écoutait en silence. Les deux hommes continuèrent leur récitation : "Dis : Il est Dieu, Unique…". [7] Ils se dirigèrent ensuite vers le sanctuaire de l’Imâmzâdeh Sâleh, où ils reprirent leur récitation. L’un des hommes se tourna soudain vers lui : "Karbalâ’i Kâzem ! Pourquoi ne lis-tu pas avec nous ?" et ce dernier de répondre d’une petite voix : "Monsieur, je n’ai pas été à l’école, je ne sais pas lire…" Il lui dit alors : "Regarde cette inscription, tu peux lire". Karbalâ’i Kâzem découvrit une inscription en lettres blanches et lumineuses qu’il n’avait jamais vue auparavant. Hébété, il répéta d’un souffle : "Je vous le dis, je ne peux pas…" L’homme le serra alors vigoureusement contre lui : "Lis maintenant !" Et soudain, dans une confusion indescriptible, les arabesques lumineuses trouvèrent un sens… La voix claire de Karbalâ’i Kâzem s’éleva : "Inna rabbakum Allah… Votre Seigneur, c’est Dieu qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis S’est établi sur le Trône. Toute gloire à Dieu, Seigneur de l’Univers ! La miséricorde de Dieu est proche des bienfaisants..." [8] L’homme souffla ensuite sur son visage et pressa le Coran contre son cœur. Lorsque Karbalâ’i Kâzem releva la tête pour l’interroger, les deux hommes avaient disparu, ainsi que l’inscription lumineuse. Saisi d’un effroi indescriptible, Karbalâ’i Kâzem perdit connaissance. Il ne revint à lui qu’à l’aube, le corps tout endolori et se demandant ce qu’il faisait là. Il se releva et rentra rapidement au village. Sur le chemin, des mots arabes dont il ignorait jusqu’à la veille l’existence même lui vinrent à l’esprit… bientôt suivi du souvenir de l’événement de la veille qui fit renaître en lui une peur intense. Après avoir nourri ses chèvres et porté le petit ballot de blé chez l’homme qu’il avait croisé la veille, il se rendit chez Hâjj Shaykh Sâber ’Arâqi, l’imam du village, et lui raconta ce qui lui était arrivé la veille. D’abord dubitatif, il finit par amener le Coran et à lire le début d’une sourate. Et Kâzem Karbalâ’i de réciter la suite, avec une prononciation et une maîtrise parfaite. Il récita ensuite une à une les sourates du Coran d’une voix claire, sans aucune hésitation. La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans le village. Les gens commencèrent à affluer afin de voir le "prodige" et à lui arracher fébrilement ses vêtements en guise de "tabarrok". [9] L’imâm le ramena chez lui avec difficulté et lui conseilla de quitter le village à la nuit tombée afin de fuir l’hystérie des habitants. Karbalâ’i Kâzem se réfugia dans le village de Seyyed Shahâb, où son secret ne sera découvert que quelques décennies plus tard.

Sanctuaires des Imâmzâdeh Shâhzâdeh Hossein et Sâleh

Un "juste"

Mohammad Kâzem Karimi Sârouqi dit "Karbalâ’i Kâzem" est né en 1883 dans le petit village de Sârouq, situé à proximité de la ville d’Arak, à 3 heures de Téhéran. Durant sa jeunesse [10], lors du mois de Ramadan, un religieux envoyé à Sârouq pour y effectuer un prêche quotidien évoque un jour l’importance de l’aumône légale (zakât) et du cinquième (khoms), en insistant sur le fait que si un musulman ne donne pas chaque année le cinquième de son revenu, ses biens seront illégitimes (harâm) et ses actes d’adoration ne seront pas acceptés par Dieu. Profondément marqué par les paroles du religieux, Karbalâ’i Kâzem décide de se rendre chez son père [11]
pour lui demander s’il s’acquitte bien du khoms. Face à la colère de ce dernier lui demandant de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, Karbala’i Kâzem décide alors de quitter la maison familiale et de s’établir hors du village ; gagnant péniblement sa vie en ramassant du bois sec.

Quelques années plus tard, regrettant ses paroles, son père lui demande de revenir et lui donne une parcelle de terre ainsi que trois sacs de semence de blé afin de lui permettre de vivre de façon indépendante. Avant même de semer, Karbalâ’i Kâzem décide de donner la moitié de ses sacs à titre d’aumône aux pauvres du village. Après quelques mois et au cours des années suivantes, il choisi de donner la moitié du fruit de son travail aux plus nécessiteux – bien davantage que l’aumône légale -, tandis que l’abondance de ses récoltes ne tarit pas et que sa générosité commencent à être connue dans le village.

Généalogie d’un Imâmzâdeh dans l’un des sanctuaires

Le début de la renommée

Après son installation dans le village de Seyyed Shahâb [12], il se consacrera à ses travaux agricoles, sans rien révéler de son secret. Ce n’est que lorsqu’il atteint une cinquantaine d’années qu’il sera finalement dévoilé, grâce à un Ayatollah qui se promenait dans les champs en récitant le Coran. [13] Karbalâ’i Kâzem lui fit alors remarquer qu’il avait mal lu un verset. Le religieux, qui connaissait parfaitement le Coran, fut stupéfait de voir ce vieux paysan lui adresser une telle remarque. Devant l’insistance de ce dernier, il vérifia et se rendit compte de son erreur. A la suite de cet événement, l’histoire de Karbalâ’i Kâzem va se répandre dans les milieux religieux iraniens de l’époque. Commencent alors de nombreux voyages à Qom, Mashhad, Téhéran et dans des dizaines de villes iraniennes ainsi qu’en Irak et même chez l’Emir du Koweït. [14] Il s’entretient également avec la majorité des grandes autorités religieuses chiites de l’époque, dont l’Ayatollah Boroudjerdi, l’Ayatollah Mohseni Malâyeri, l’Ayatollah Khaz’ali ou l’Ayatollah Makârem Shirâzi, qui reconnaîtront unanimement le miracle. L’une des personnes qui fut sans doute le plus influencée par cet événement fut Seyyed Navvâb Safavi, qui organisa plusieurs conférences de presse afin d’assurer une diffusion maximale du miracle dans les journaux de l’époque. La même scène se répétait alors inlassablement : une foule de journalistes plus que dubitatifs arrivaient sur place, et comprenaient rapidement, après quelques questions et avoir observé l’infinie simplicité de Karbalâ’i Kâzem, qu’il ne s’agissait pas d’un événement banal.

Durant plusieurs années, il répond avec une patience sans limite aux questions des étudiants et des journalistes, qui citent des dizaines de versets en lui demandant à quelle sourate ils appartiennent. Karbalâ’i Kâzem répond toujours avec exactitude en ajoutant parfois : "Et le verset d’après est le suivant, et celui qui le précède est celui-ci…" On lui pose toutes les questions possibles et imaginables : le nombre de "n" dans telle sourate, le nombre d’occurrence du mot "Dieu" dans une autre… L’ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Naqi Khânsari essaie un jour de le mettre à l’épreuve d’une autre manière, en lui demandant de lire le Coran à l’envers. Il commença à réciter la sourate "Al-Baqara" ("La vache"), la plus longue du Coran, du dernier au premier verset sans la moindre erreur. [15]

On cherche également à le piéger en mêlant à un verset des fragments d’ouvrages religieux reprenant les mêmes mots et expressions. Les réponses demeurent toujours sans appel : "La première partie est un verset coranique, mais pas la deuxième." Lorsqu’on lui demande comment il a pu distinguer le verset du reste, il répondra toujours : "L’un avait une lumière… l’autre pas." [16] Il avait aussi la faculté de trouver la plus petite erreur de frappe ou de vocalisation dans n’importe quelle édition du Coran, en affirmant que telle partie du verset était sombre et n’avait pas la luminosité des autres.

Lieu où les versets du Coran sont apparus à Karbalâ’i Kâzem sous forme d’inscriptions lumineuses

Il était également capable de trouver n’importe quel verset du premier coup en ouvrant le Coran, quelle que soit l’édition. Après sa mort, on découvrira qu’il lui avait également été enseigné les secrets et le sens ésotérique (bâtin) du Coran. Cependant, peu de gens semblent avoir songé à lui poser des questions de fond sur le sens profond des versets. [17] Il s’était d’ailleurs plaint à mi-mot du fait que les gens ne l’interrogeaient que sur la forme du Coran et sur la place de tel ou tel verset et oubliaient les questions essentielles, sous-entendant ainsi qu’il détenait aussi cette connaissance.

L’un des tombeaux d’Imâmzâdeh dans le sanctuaire

Durant sa célébrité, Karbalâ’i Kâzem continua de se distinguer par la simplicité extrême de son mode de vie. Lorsqu’il n’était pas assailli de questions, il passait la plupart de son temps à réciter le Coran et à faire des prières surérogatoires. Il fuyait la participation aux cercles intellectuels et religieux, et manifestait une inquiétude extrême lorsqu’il était invité : il avait un jour dîné chez quelqu’un qui gagnait sa vie de manière illégale. Il avait eu un malaise et avait senti qu’il perdait la mémoire du Coran… Après la fameuse rencontre au sanctuaire, les deux hommes continuaient parfois à lui apparaître en rêve où à l’état de veille afin de l’éclairer sur certaines questions de la vie quotidienne. [18]

Karbalâ’i Kâzem quitta ce monde le jour de Tâsou’â de l’année lunaire 1378 (1958) à l’âge de 75 ans. Il est enterré à Qom dans le Qabrestân-e no. Quelques jours avant sa mort, alors qu’il était en pleine santé, il avait annoncé à sa famille qu’il allait bientôt mourir, et avait décidé de se rendre à Qom afin qu’il puisse y être enterré. Il y mourut comme prévu quelques jours plus tard.

Les enseignements du miracle

Avant d’évoquer les différents enseignements que l’on peut tirer d’un tel événement, il apparaît tout d’abord essentiel de le resituer dans son contexte général. Le miracle de Karbalâ’i Kâzem s’est déroulé à une époque de grande expansion des idées matérialistes et communistes en Iran, qui allait donc de pair avec une tendance à nier tout phénomène non explicable par les lois scientifiques, notamment les révélations et miracles des prophètes. Dans ce contexte, cet événement est venu apporter un souffle nouveau à la foi, tout en suscitant un grand nombre de questions : pourquoi a-t-on octroyé à ce paysan analphabète un rang qu’aucun des grands Ayatollahs n’est arrivé à atteindre ? Quels sont les rôles respectifs de la science et de l’action dans la foi ? Les actes se suffisent-ils à eux-mêmes pour se rapprocher de Dieu ? Karbalâ’i Kâzem n’était ni un grand philosophe ni un théologien éminent. Il connaissait à peine par cœur les sourates que l’on récite lors des prières obligatoires. Mais il remplissait ses obligations religieuses avec un sérieux emprunt d’amour et de respect, en toute simplicité. Il était également connu pour sa grande sincérité et sa profonde humilité. Afin de vivre en conformité avec les commandements de son Dieu, Karbalâ’i Kâzem était prêt à quitter sa famille et tout ce qu’il possédait ; démarche qui n’est pas sans rappeler celle d’Abraham et de nombreux autres prophètes. En faisant le choix de l’exil, Karbalâ’i Kâzem a choisi ses priorités en faisant du respect de la Loi et de sa foi l’axe central de son existence, au-delà des attaches de ce monde. Cette sincérité à toute épreuve et sa grande compassion ont sans doute contribué pour beaucoup à être choisi pour recevoir ce don divin.

Entrée du sanctuaire de l’Imâmzâdeh Sâleh où Karbalâ’i Kâzem a eu sa vision

Son histoire montre également que tout croyant sincère voit ses sacrifices fait pour Dieu récompensés dans cette vie même : son exil lui permet finalement d’accéder à la propriété d’un terrain, sa générosité semble multiplier l’abondance de ses récoltes… Cet aspect semble d’ailleurs évoqué dans l’un des versets qu’il a "lu" lors de sa rencontre avec l’Imâm : "Le bon pays, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur ; quant au mauvais pays, (sa végétation) ne sort qu’insuffisamment et difficilement. Ainsi déployons-Nous les enseignements pour des gens reconnaissants." [19] Ceux qui remercient leur Dieu au travers de leurs dons et générosité voient ainsi leurs biens matériels et spirituels multipliés : "Ceux qui dépensent leurs bien dans le sentier de Dieu ressemblent à un grain d’où naissent sept épis, à cent grains d’épi. Car Dieu multiplie la récompense à qui Il veut et la grâce de Dieu est immense, et Il est omniscient." (2:261) ; "Tout ce que vous donnerez à l’usure pour augmenter vos biens au dépens des biens d’autrui ne les accroît pas auprès de Dieu, mais ce que vous donnez comme Zakât, tout en cherchant la face de Dieu [sa satisfaction]… Ceux-là verront [leurs récompenses] multipliées." (30:39). [20]

Pour tenter de saisir la raison d’un tel don, il est également important d’essayer de comprendre l’état d’esprit de Karbalâ’i Kâzem lors de sa rencontre avec les deux hommes. Ce soir-là, son esprit était entièrement préoccupé par le sort des familles pauvres du village mais aussi, dans une moindre mesure, par ses chèvres pour lesquelles il avait ramassé du fourrage et dont il s’occupait toujours avec beaucoup de sollicitude. Malgré sa fatigue intense, il décide de retourner à son champ pour rassembler de ses propres mains de quoi nourrir une famille. Aucune trace de "moi" ni d’égoïsme ; tout son être n’est que compassion pour les êtres qui l’entourent. Cette attitude de don entier de soi par l’acte et la pensée l’a sans doute préparé à recevoir le don divin. A ce titre, plusieurs hadiths soulignent que l’on ne peut connaître Dieu que par Dieu, c’est-à-dire en se rendant similaire à Lui. Ce soir-là, Karbalâ’i Kâzem était devenu une sorte de miroir de la miséricorde et de la compassion divine ; Dieu y a donc reflété Sa Lumière... L’occurrence de ce miracle à un endroit où sont enterrés des personnes ayant risqué leur vie pour aller rendre visite au huitième Imâm souligne aussi l’importance et le haut rang de ces martyrs presque oubliés à l’époque.

Ce miracle confirme également l’existence de deux types de connaissances : un savoir spéculatif et discursif qui s’apprend au travers de concepts, et une connaissance révélée au cœur sans l’intermédiaire des sens ou de l’intellect, même si cela implique parfois un intervenant "extérieur" à l’être de la personne, comme l’Ange Gabriel pour le prophète Mohammad ou la main du seyyed contre le cœur de Karbalâ’i Kâzem. Il montre qu’en Dieu, le cercle des possibilités n’est pas déterminé par les lois de la matière, mais bien par la pureté du cœur et de la foi : ainsi s’explique le don d’un enfant à Abraham et à sa femme stérile, comme le choix de déposer le Livre et les secrets divins dans le cœur d’un pauvre paysan qui n’avait jamais ouvert le moindre livre. Le fait que le Coran ait ensuite été mis par la personne contre sa poitrine révèle également l’importance de l’inspiration et la connaissance par le cœur, sujet souvent abordé par la mystique islamique qui trouve ses sources dans le Coran : "Et quiconque croit en Dieu, [Dieu] guide son cœur."(64:11) ; "Il y a bien là un rappel pour quiconque a un cœur, prête l’oreille tout en étant témoin." (50:37) ; "Ceux qui discutent les prodiges de Dieu sans qu’aucune preuve ne leur soit venue, [leur action] est grandement haïssable auprès de Dieu et auprès de ceux qui croient. Ainsi Dieu scelle-t-Il le cœur de tout orgueilleux tyran." (40:35). Le cœur est à ce titre souvent considéré comme le siège des visions et de la foi.

Porte d’entrée de l’Imâmzâdeh Sâleh

En outre, la perte de mémoire du Coran provoquée par le fait d’avoir mangé de la nourriture non licite révèle le fondement ontologique des commandements divins : chaque nourriture, acte, parole, a un effet concret dans l’être humain et constitue progressivement sa "forme" spirituelle et réelle. [21] C’est également dans ce sens que l’on peut comprendre les versets concernant l’autre monde où les hommes "verront" l’ensemble de leurs pensées et actes : "Et on déposera le livre (de chacun). Alors tu verras les criminels, effrayés à cause de ce qu’il y a dedans, dire : “Malheur à nous, qu’a donc ce livre à n’omettre de mentionner ni pêché véniel ni pêché capital ?” Et ils trouveront devant eux tout ce qu’ils ont œuvré. Et ton Seigneur ne fait du tort à personne." (18:49) Cet aspect révèle également pour les personnes dont l’existence est imprégnée de spiritualité et de vérité, le moindre "écart" peut avoir d’importantes conséquences physiques et spirituelles. [22] Il invite ainsi chaque croyant à être attentif au moindre de ses actes et à essayer d’en percevoir les effets cachés qui, bien qu’ils ne soient pas visibles et analysables physiquement, façonnent peu à peu son destin dans l’outre-monde.

Le concept de miracle (mu’jiza) en islam

Cet événement peut également fournir l’occasion de revenir sur la notion de "miracle" (mu’jiza) [23] en islam. Si des miracles "matériels" et concrets ont été attribués au prophète Mohammad comme celui de fendre la lune et les miracles de Jésus ou de Moïse sont reconnus par le Coran [24], c’est le Livre lui-même qui en islam est considéré comme le véritable miracle. [25] Plusieurs versets insistent ainsi sur le fait que le Coran est en soi inimitable, tant sur le fond que la forme [26] : "Si vous avez un doute sur ce que Nous avons révélé à Notre Serviteur, tâchez donc de produire une sourate semblable et appelez vos témoins, (les idoles) que vous adorez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques." (2:23). Selon l’islam, un miracle sensible comme le fait de pouvoir ressusciter les morts n’est en soi pas suffisant pour confirmer la validité d’une prophétie. S’il peut en effet faire office de preuve pour les personnes y ayant directement assisté, il perdra de son pouvoir de conviction pour les générations futures qui n’en auront entendu que le lointain récit et auront donc tendance à remettre en cause son authenticité. Face à cela, le Coran insiste sur la nécessité de fonder sa croyance sur des preuves rationnelles nées d’une réflexion personnelle sur le contenu de la révélation. Dans ce sens, le Coran est en soi considéré comme le plus grand miracle étant donné qu’il se situe dans le domaine non pas du matériel, mais fait appel au jugement et à la réflexion de chacun pour juger de son contenu, son absence de contradiction interne, la véracité des faits et lois qu’il énonce, les conditions de sa révélation à un homme analphabète… En outre, contrairement aux miracles sensibles qui "montrent" autre chose qu’eux-mêmes (la multiplication des pains vise à prouver le haut rang du Christ et à délivrer un message particulier au-delà de ce fait matériel), le miracle du Coran et ce qu’il veut montrer n’est autre que lui-même, c’est-à-dire la propre vérité qu’il contient. Cette notion de miracle est infiniment plus profonde que le simple miracle matériel, qui est perçu passivement par les sens et de façon identique par tous les hommes. Face à cela, le "miracle" du Coran a une dimension hautement intellectuelle et rationnelle qui ne se dévoile pas sans un effort de compréhension, sans un retour sur soi accompagné d’un examen de ses propres croyances et de leur fondement. Le miracle est également permanent, au sens où l’horizon de sa compréhension est infini ; de nouvelles significations plus profondes pouvant toujours se manifester à la conscience et dans le cœur du croyant. Il est dans un sens moins contraignant que le miracle sensible en ce qu’il ne se dévoile pas sans une réflexion et "mise en condition" préalable. Cependant, si quelqu’un se donne véritablement la peine de méditer sur son contenu, le degré de certitude qu’il atteindra sera bien plus élevé que celui d’un miracle matériel. En raison de la permanence du livre et de son message, ce type de miracle n’est également pas circonscrit à un cadre spatio-temporel particulier mais peut toucher toute personne en quête de certitude à tout moment et en tout lieu. Le contenu du miracle change donc du tout au tout : ce ne sont plus les sens, mais bien la réflexion qui est sollicitée, tandis que chaque personne porte en elle la responsabilité de laisser se produire le miracle à l’horizon de sa propre conscience et selon son propre degré de compréhension. [27] Une telle conception du miracle est indissociable d’une vision de l’homme et de sa relation au divin fondée sur la raison et non l’acception passive de vérités par transmission ou par des manifestations extra-ordinaires, même si une réflexion générale sur le monde sensible a un rôle important dans l’affermissement de la foi. [28]

Tombeau de Karbalâ’i Kâzem à Qom

Savoir inspiré et guide divin dans le chiisme

L’histoire de Karbalâ’i Kâzem ne se situe pas dans la catégorie du "miracle" (mu’jiza) au sens strict tel qu’il est défini en islam, qui n’inclut que les actes des prophètes et s’accompagne d’une mise au défi (tahaddi), mais plutôt dans celle de "prodige" (karâma) qui désigne les actes extra-ordinaires accomplis par les saints, même si la quiddité de ces actes est la même. Le prodige dont il a été ici question relève de l’ordre du don et ne peut, selon les croyances chiites, être que le fait du Douzième Imam ou l’Imam du Temps qui vit actuellement dans le monde, et dont le rôle dans la cosmologie et l’épistémologie chiite est essentiel. [29] L’existence humaine limitée ne peut comprendre l’absolu divin ; cependant, dans Son infinie miséricorde, Dieu a choisi de se révéler à Ses créatures au travers de certains de Ses attributs comme la Bienveillance ou la Magnificence. Les Imâms sont considérés comme la manifestation la plus parfaite de ces qualités dans une existence limitée, et permettent donc aux croyants d’essayer de saisir l’Absolu à travers eux. [30] Cependant, ils ne possèdent ces qualités que grâce et en Dieu et non par eux-mêmes de façon indépendante car sinon, ils deviendraient à leur tour des dieux. Ils ne sont en quelque sorte que le reflet parfait des Attributs divins, permettant à l’inconnaissable de se manifester selon les conditions dans ce monde. Il est donc l’horizon et le but de tout croyant désirant connaître Dieu – ou du moins ce qu’il peut en connaître, c’est-à-dire l’aspect manifesté. [31] Si la dimension historique de l’Imâm ne manifeste le sens profond et caché de la Révélation que pendant une période limitée, sa dimension cosmologique fait de lui l’Initiateur par excellence à toute époque, en effusant la connaissance dans le cœur de tout croyant prêt à le recevoir. [32]

Selon les interprétations données à l’époque, Karbalâ’i Kâzem aurait donc été l’objet d’un don au travers de la personnalité de l’Imâm du Temps, intermédiaire entre ciel et terre et principe dispensateur des connaissances divines. L’histoire de Karbalâ’i Kâzem laisse en tout cas entendre que l’essentiel n’est sans doute pas dans les madreseh religieuses ni dans la maîtrise de la technicité des concepts théologiques. Il constitue un nouvel appel à réfléchir sur la signification profonde de la foi et l’importance de chaque intention et acte, ainsi qu’à méditer sur le sens de ce verset évoquant la résurrection : "Le jour où l’on sera ressuscité, le jour ou ni les biens, ni les enfants ne seront d’aucune utilité, sauf celui qui vient à Dieu avec un cœur sain". [33]

Versets "révélés" à Karbalâ’i Kâzem


"Votre Seigneur, c’est Dieu, qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis S’est établi sur le Trône. Il couvre le jour et la nuit qui poursuit inlassablement celui-ci. Il a créé le soleil, la lune et les étoiles, soumis à Son commandement. La création et le commandement n’appartiennent qu’à Lui. Toute gloire à Dieu, Seigneur de l’Univers !

Invoquez votre Seigneur en toute humilité et recueillement et avec discrétion. Certes, Il n’aime pas les transgresseurs.

Et ne semez pas la corruption sur la terre après qu’elle ait été réformée. Et invoquez-Le avec crainte et espoir, car la miséricorde de Dieu est proche des bienfaisants.

C’est lui qui envoie les vents comme une annonce de Sa miséricorde. Puis, lorsqu’ils transportent une nuée lourde, Nous la dirigeons vers un pays mort [de sécheresse], puis Nous en faisons descendre l’eau, ensuite Nous en faisons sortir toutes espèces de fruits. Ainsi ferons-Nous sortir les morts. Peut-être vous rappellerez-vous.

Le bon pays, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur ; quant au mauvais pays, (sa végétation) ne sort qu’insuffisamment et difficilement. Ainsi déployons-Nous les enseignements pour des gens reconnaissants.

Nous avons envoyé Noé vers son peuple. Il dit : "O mon peuple, adorez Dieu. Pour vous, pas d’autres divinités que Lui. Je crains pour vous le châtiment d’un jour terrible."

Sourate "Al-A’raf", versets 54-59.

Sources :
- Da’vati, Abol-Fath, Mo’jeze Qo’rân – Karbalâ’i Kâzem (Le miracle du Coran – Karbalâ’i Kâzem), Ayyâm, 1998.
- Tabâtabâ’i, Mohammad Hossein, Al-Mizân fi Tafsir al-Qor’ân, Dâr al-Kitâb al-Islâmiyya, Téhéran, 6e Ed., 1999.
- Tâbâtabâ’i, Mohammad Hossein, Ravâbet-e ejtemâ’i dar eslâm va tchand resâleh-ye digar (Les relations sociales en islam et autres essais), traduit de l’arabe au persan par Mohammad Javâd Hojjati Kermâni, Ettelaat, 2009.
- Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, "Islam spirituel", Verdier, 1992.
- Corbin, Henry, En islam iranien, Tomes 1 et 4, Gallimard, 1971.

Notes

[1La tradition islamique distingue la notion de "miracle" (mu’jiza) qui peut seulement être accompli par les prophètes et s’accompagne d’une mise au défi (tahaddi), de celle de prodige (karâma), acte surnaturel accompli en général par des personnes ayant un haut rang spirituel mais n’ayant pas de mission prophétique. L’événement que nous allons évoquer ici se situe dans la catégorie du prodige et non celle du miracle au sens strict où l’entend la tradition islamique. Cependant, au cours de ce récit, pour des facilités de langage et en raison de cette absence de distinction dans la langue française, nous emploierons en général le mot de miracle dans son sens large en tant que "fait extraordinaire où l’on croit reconnaître une intervention divine bienveillante, auquel on confère une signification spirituelle." (Petit Robert).

L’histoire est ici racontée sur la base du témoignage de Karbalâ’i Kâzem lui-même et telle qu’elle a été rapportée par Seyyed Abol-Fath Da’vati dans son ouvrage intitulé Mo’jeze Qo’rân – Karbalâ’i Kâzem publié en Iran aux éditions Ayyâm. L’auteur a notamment rassemblé les nombreux témoignages enregistrés à ce sujet par les grandes autorités religieuses (marja’-e taqlid) de l’époque, le témoignage du fils de Karbalâ’i Kâzem M. Ismâ’il Karimi, ainsi que des habitants du village de Sârouq. D’autres versions similaires ont également été publiées à l’époque, notamment par Mohammad Sharif Râzi.

[2Lieu où est enterré un descendant des Imâms du chiisme duodécimain.

[3Parmi eux figuraient 32 hommes et 40 jeunes femmes, qui furent également enterrées à cet endroit. L’un des lieux de pèlerinage dans cet ensemble de mausolées est ainsi appelé "Tchehel dokhtarân" c’est-à-dire "Les quarante jeunes filles".

[4Nom de deux des enfants de l’Imâm Zeyn-ol-’Abedin, 4e Imâm des chiites.

[5Selon certaines versions, ils portaient également un turban vert et étaient donc des seyyeds, c’est-à-dire des descendants du prophète Mohammad.

[6Prononciation persane de la "Fâtiha" ("Ouverture"), ou première sourate du Coran, qu’il est coutume de réciter pour les morts. Selon d’autres versions, ils auraient récité la sourate "Al-Ikhlâs", c’est-à-dire celle du "Monothéisme pur".

[7Ce verset correspond au premier verset de la sourate "Al-Ikhlâs" ("Le monothéisme pur").

[8Coran, sourate "Al-A’raf", verset 54 et 56. L’homme lui demanda de réciter les versets 54 à 59 de cette sourate, dont nous aborderons certaines significations à la fin de cet article.

[9Vertu de porte bonheur rattachée aux objets saints ; ce mot vient de "baraka", signifiant une bénédiction envoyée par Dieu.

[10L’âge de Karbalâ’i Kâzem lors du miracle diffère selon les versions. Selon certaines, il aurait eu 27 ans, d’autres parlent de 35, d’autres encore de 45.

[11Selon d’autres versions du récit, Karbalâ’i Kâzem serait allé voir les propriétaires des terres qu’il cultivait pour leur demander s’ils s’acquittaient bien de l’aumône. Il se serait alors heurté à leur colère.

[12Village situé près de la ville de Malâyer.

[13D’après la majorité des récits, il s’agirait de l’Ayatollah Khâlessi Zâdeh.

[14Ce dernier l’invita à s’installer sur place pour enseigner le Coran aux jeunes étudiants en théologie. Il lui offrit également de rester dans un palais avec toutes ses facilités ; offre que déclineront poliment de sa part les autorités religieuses iraniennes et irakiennes l’ayant accompagnées durant ce voyage.

[15A la suite de cette rencontre, l’Ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Naqi Khânsari dira lui-même : "C’est extraordinaire. Cela fait soixante ans que je récite la sourate "Al-Ikhlâs" qui comporte quatre versets, et je ne peux pas la réciter à l’envers sans un minimum de concentration et de réflexion préalable. Mais cet homme analphabète m’a récité de mémoire la sourate "Al-Baqara", qui comporte 286 versets, de la fin au début sans aucune hésitation et réflexion préalable".

[16Une histoire similaire a été rapportée par l’Ayatollah Dastgheib, qui lui avait montré un commentaire du Coran en lui demandant d’indiquer là où des versets étaient écrits. Karbalâ’i Kâzem les lui montra sans se tromper. Il lui demanda alors comment il avait pu faire cela, lui qui ne savait lire ni le persan ni l’arabe. Karbalâ’i Kâzem répliqua : « Cet endroit est lumineux, l’autre est sombre ».

[17Il semble également qu’il savait les effets particuliers liés à la récitation de chaque verset du Coran. Hâjj Sheikh Sadr-od-Din Hâ’eri Shirâzi raconte ainsi qu’il demanda un jour à Karbalâ’i Kâzem de lui parler de la crainte révérencielle envers Dieu (khashiat ilahi). Ce dernier lui dit de réciter la sourate « Al-Zilzilah » ("La secousse"). Lorsque qu’il le questionna sur la subsistance (rizq), il lui dit de réciter 600 fois « man yattaqi’-llah », contenant le sens profond de cette réalité.

On raconte également qu’un jour, quelqu’un était venu le voir pour lui demander de prier pour une personne très endettée, ce à quoi il avait répondu : "A part le Coran, je ne sais rien d’autre." ("Man tdjoz Qor’ân tchizi balad nistam.") Puis, après un silence, d’ajouter : "Récitez à la personne "Et quiconque craint Dieu, Il lui donnera une issue favorable""(Wa man yattaqi allah yaj’al laho makrajan") et les versets suivants, pendant dix jours, et in shâ’Allah, il trouvera les moyens de le rembourser. Mais ne le dites à personne, sinon cela n’aura aucun effet." Le verset cité correspond à la fin du 2e verset de la sourate "At-Talâq" ("Le divorce"). Il est suivi du verset suivant : "Et lui accordera Ses dons par [des moyens] sur lesquels il ne comptait pas. Et quiconque place sa confiance en Dieu, Il [Dieu] lui suffit. Dieu atteint ce qu’Il se propose, et Dieu a assigner une mesure à chaque chose." (65-3).

[18Karbalâ’i Kâzem avait été invité à dîner chez un notable de l’époque. Bien qu’il avait très faim, il ressentit une étrange impression de satiété dès qu’il s’assit à table, et refusa de toucher toute nourriture. Devant l’insistance de ses hôtes, il accepta finalement de manger quelques cuillérées de riz et de ragoût. Quelques minutes après, il fut pris d’un malaise et on dut le ramener chez lui. Il s’endormit avec grande difficulté, toujours au plus mal. Il fit alors le rêve suivant : il avait été invité par un riche notable de Qom, et toutes sortes de plats étaient disposés devant lui. Plusieurs grands religieux de l’époque étaient assis à table avec lui, ainsi que les deux hommes qui lui avaient appris le Coran. L’un d’entre eux fit signe à Karbalâ’i Kâzem et lui dit : « Pourquoi ne t’abstiens-tu pas de manger des nourritures illicites (harâm) ? » Ce dernier répond alors qu’il ignorait la provenance de cette nourriture, et le seyyed lui répéta d’une voix forte : « Abstiens-toi des nourritures illicites ! » Hâdjj Sheikh ‘Abdol-Karim Hâ’eri, l’un des religieux invités, pris alors une poignée de riz dans l’un des plats, et des gouttes de sang commencèrent couler d’entre ses doigts. Ce dernier appela le maître de maison et lui dit avec colère : « Quelle est cette nourriture que tu nous offres ? Tu répands le sang des hommes par tes injustices et tu veux nous faire manger le fruit de ton travail ? » Les convives se levèrent alors brusquement de table et Karbalâ’i Kâzem se dirigea vers le Sheikh qui lui récita le verset suivant : "Celui qui a créé sept cieux superposés sans que tu voies de disproportion en la création du Tout Miséricordieux. Ramène [sur elle] le regard. Y vois-tu une brèche quelconque ?" (Sourate "Al-Molk" ("La royauté"), verset 3).

A son réveil, le soleil était déjà levé depuis longtemps : la nourriture qu’il avait consommée la veille ne lui avait pas permis de se réveiller pour la prière de l’aube. Il fit ce genre de rêve à plusieurs reprises, et développa par la suite une véritable peur à l’idée de consommer des repas non licites. Outre les rêves, Karbalâ’i Kâzem aurait également revu les deux jeunes seyyed à Nadjaf, dans le mausolée de l’Imâm ’Ali.

[19"Al-A’râf", verset 58.

[20Plusieurs versets du Coran font référence aux croyants qui s’efforcent de consacrer la vie d’ici-bas à préparer la vie de l’au-delà. Il est ainsi évoqué que ces derniers seront non seulement récompensés dans l’au-delà, mais aussi dans cette vie même : "Quiconque désire labourer [le champ] de la vie future, Nous augmenterons pour lui son labour. Quiconque désire labourer [le champ] de la présente vie, Nous lui en accorderons de [ses jouissances] ; mais il n’aura pas de part dans l’au-delà". (42:20). "Quiconque désire la récompense d’ici-bas, c’est auprès de Dieu qu’est la récompense d’ici-bas tout comme celle de l’au-delà." (4:134).

[21C’est dans ce sens que l’on peut comprendre les visions de certains mystiques à qui apparaissaient la réalité des gens sous la forme d’animaux ; ces formes correspondant à l’ensemble de leurs pensées et actes, tandis que bien peu d’entre eux apparaît sous une forme "humaine". Nous pouvons ici distinguer entre l’effet lié à l’interdit religieuse (athar taklifi) de l’effet réel (athar wadh’i). Ici, la consommation de nourriture illicite n’a pas d’effet lié à l’interdit religieux, c’est-à-dire n’est pas considéré comme un péché car elle a été réalisée involontairement. Cependant, la nourriture illicite absorbée conserve son effet réel sur le corps et l’esprit.

[22La notion de "péché" peut être considérée comme une réalité modulée (tashiki), c’est-à-dire une même réalité ayant différents degrés. Nous pouvons ainsi distinguer deux types de péchés : les péchés dit "généraux", qui sont considérés comme tels pour l’ensemble des croyants sans distinction comme le fait de rompre un pacte, de tuer quelqu’un sans raison, etc. ; et les péchés qui sont rattachés à un rang spirituel particulier. Ainsi, ce qui n’est pas considéré comme un péché pour la majorité des croyants, par exemple ne pas penser à Dieu à chaque instant, pourra être considéré comme un péché pour un mystique de haut rang, pour qui un instant d’inadvertance et d’ "oubli" aura des conséquences et une importance tout autre. Ainsi en est-il de la voie mystique : certaines choses considérées comme "licites" au début pour le pèlerin, deviendront peu à peu proscrites au fur et à mesure de son avancement spirituel.

[23Ce mot est issu de la racine arabe ’a-j-z qui évoque l’idée d’incapacité et d’impuissance, soulignant ainsi que le miracle est une chose que les gens ordinaires sont incapables (’âjiz) de réaliser.

[24Les miracles sont cependant toujours réalisés "avec la permission de Dieu" (bi-îzhn Allah) : "Et Nous avons certes envoyé avant toi des messagers, et leur avons donné des épouses et des descendants. Et il n’appartient pas à un Messager d’apporter un miracle, si ce n’est qu’avec la permission d’Allah. Chaque échéance a son terme prescrit." (13:38)

[25Cette analyse s’inspire notamment de certains éléments d’une recherche réalisée par le docteur Hossein Ghaffâri, professeur au Département de Philosophie de l’Université de Téhéran.

[26Son absence de contradictions internes est également un argument avancé pour dire qu’il ne peut être produit par un homme qui, tout au long d’une révélation de 23 ans aurait forcément été en proie à une évolution de pensée et à certaines contradictions de fond.

[27Plusieurs versets font référence au fait qu’au temps de la Révélation coranique, l’entourage du prophète Mohammad le sollicitait afin qu’il réalise des miracles matériels pour prouver l’authenticité de sa prophétie. A la suite de cela, l’autosuffisance du livre pour prouver sa véracité a maintes fois été révélé : "Et ils dirent : "Pourquoi n’a-t-on pas fait descendre sur lui des prodiges de la part de son Seigneur ?" Dis : "Les prodiges sont auprès de Dieu. Moi, je ne suis qu’un avertisseur bien clair."/ Ne leur suffit-il donc point que Nous ayons fait descendre sur toi le Livre et qu’il leur soit récité ? Il y a assurément là une miséricorde et un rappel pour les gens qui croient." ("Al-’Ankabout" ("L’araignée"), 50-51).

[28Dans le domaine sensible, on peut dès lors distinguer deux types de miracles : les événements de type extra-ordinaire comme le fait de ressusciter les morts, et les événements qui, sont la force de l’habitude, sont qualifiés "d’ordinaires" par le langage mais qui sont en réalité des miracles permanents : ainsi, à chaque instant, des millions de choses meurent et reviennent à la vie. Dans ce sens, selon le Coran, chaque chose et phénomène du monde matériel est qualifié de "signe" (âya) manifestant le divin ; ces signes naturels répondant aux versets de la révélation qui, en arabe, sont désignés par le même mot de "âyât".

[29Voir les études de Henry Corbin à ce sujet. En islam iranien, tome 4.

[30Les Imâms sont souvent qualifiés d’œil de Dieu, de main de Dieu, etc., en ce qu’ils sont la manifestation la plus parfaite des attributs divins. Cependant, Dieu ne se manifeste que par Ses attributs, tandis que Son essence demeure toujours cachée et inconnaissable.

[31C’est dans ce sens qu’il faut comprendre cette phrase du prophète Mohammad : "Je suis la Cité de la science et ’Ali en est la porte" (Anâ madinat al-’ilm wa ’Alî bâbuhâ).

[32En tant qu’incarnation de la Vérité divine, il doit également être considéré comme le sujet même de cette connaissance.

[33Coran, Sourate "Al-Shu’arâ" ("Les Poètes"), versets 87-89.


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