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La sismologie iranienne vue par deux experts français
Entretien avec Jean-Paul Montagner et Denis Hatzfeld
Jean-Paul Montagner est professeur à l’Université Paris 7 et chercheur en géophysique, spécialisé dans la sismologie. Il a dirigé pendant sept ans le Département de sismologie de l’IPG de Paris (Institut de Physique du Globe) puis a assuré, au Ministère de la Recherche, des responsabilités en sciences de la terre, de l’univers et de l’environnement. Depuis trois ans, il exerce à nouveau ses activités de professeur à l’université et continue ses travaux de recherches principalement à l’Institut de Physique du Globe.
Denis Hatzfeld, spécialiste de l’Iran, est chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), géophysicien au Laboratoire de Géophysique Interne et Tectonophysique de l’Observatoire de Grenoble, qui dépend de l’Université Joseph Fourier.
Mireille Ferreira : Quelle est la nature de vos relations avec l’Iran en matière de sismologie ?
Denis Hatzfeld : J’ai conduit pendant 10 ans, de 1997 à 2007, une coopération universitaire entre la France et l’Iran, ayant trait à la géodynamique, à la géologie et aussi au risque sismique.
Cette coopération était soutenue par le CNRS et par l’Ambassade de France à Téhéran.
Environ 25 chercheurs ont collaboré avec trois organismes iraniens : International Institute of Earthquake Engineering and Seismology, Geological survey of Iran, National Cartographic Center of Iran. Ce partenariat a été réalisé dans des conditions idéales car nos partenaires iraniens ont parfaitement tenu leurs engagements qui consistaient à financer toutes les dépenses sur le territoire iranien. Nous avons formé une quinzaine d’étudiants qui ont passé leur thèse en France et avons mené de nombreuses expériences de sismologie et de géodésie GPS. Nous avons conduit aussi de nombreuses études géologiques, principalement sur les failles actives.
Jean-Paul Montagner : Je ne suis jamais allé en Iran. Je le regrette car c’est un pays magnifique. Mohsen Ghafory-Ashtiâny, l’un des responsables de la sismologie en Iran, m’avait invité, il y a plus de dix années, pour tenter d’y installer un réseau de stations à large bande sismique. Mais à cette époque, je voyageais beaucoup, et j’ai dû décliner l’offre.
Cependant, quand on étudie les tremblements de terre, on n’est pas obligé d’aller sur le lieu du séisme. J’ai été responsable du réseau sismique global français Géoscope [1] et, pour surveiller l’activité sismique du globe, on peut soit être sur place en disposant de sismomètres particuliers, soit l’observer à l’échelle globale, quel que soit l’endroit où l’on se trouve, grâce à un réseau de stations sismiques disposées dans le monde entier.
J’ai été beaucoup interrogé au sujet du séisme de Bam de décembre 2003. Il n’était pas d’une très grande magnitude mais il s’est produit juste sous la ville, c’est pourquoi les dégâts ont été considérables. Au niveau géologique, l’Iran est un plateau pris en sandwich entre deux zones de subduction [2]. Sur le plan de la recherche, c’est une zone intéressante avec des chaînes de montagne en cours de constitution, s’accompagnant, malheureusement, de tout un cortège de séismes meurtriers.
M.F. : Qu’est-ce qui explique la forte sismicité de l’Iran et quels sont les endroits du pays les plus exposés aux risques telluriques ?
J.-P. M. : Toute la chaîne alpino-himalayenne qui va de l’Europe occidentale en passant à travers les Alpes, les Balkans, la Turquie, le Caucase, et descend ensuite le long de l’Himalaya, redescend vers l’Asie du sud-est. C’est une zone où il y a des collisions entre des plaques continentales. Cela a donné naissance à des zones de montagnes élevées et dès qu’on a une collision entre deux plaques, on a des séismes.
L’Iran se situe entre deux zones sismiques principales, l’une au sud et l’autre au nord. La plaque arabique entre en collision avec la plaque eurasiatique. La microplaque iranienne est coincée entre ces deux plaques, ce qui donne les chaînes de montagnes iraniennes.
La zone la plus active est la bordure sud mais quand on remonte vers le nord sur le Caucase on rencontre aussi de nombreux séismes.
D. H. : L’Iran est pris en tenailles entre l’Arabie et l’Eurasie qui se rapprochent à raison de 2,5 cm par an. Il y a donc des chaînes de montagne (le Zagros, l’Alborz, le Kopet Dagh) qui sont actives et subissent des séismes. Il y a aussi des grandes failles décrochantes qui limitent les blocs du Lut, de l’Iran central. Beaucoup de régions sont potentiellement actives, mais les séismes ne sont pas tous de grande magnitude (même ceux qui ont tué beaucoup de monde ces dernières années). Les villages qui sont mal construits ont plus souffert que les villes.
M.F. : Quelles sont les méthodes scientifiques qui permettent actuellement d’observer, de surveiller et de prévenir les tremblements de terre ? Y en a-t-il de spécifiques à l’Iran ?
J.-P. M. : Sur le plan de l’observation, nous disposons de stations d’observation sismique équipées de sismomètres qui enregistrent toutes les données en temps réel, réparties sur le globe. Les plus proches de l’Iran sont en Inde, en Chine, à Djibouti. Les sismologues iraniens ont également leurs propres réseaux sismiques.
Les séismes et les volcans sont des marqueurs de l’activité tectonique aux frontières des plaques. La plaque océanique plonge toujours sous la plaque continentale, comme c’est le cas en Iran. Il est intéressant d’observer les effets de site qui constituent un phénomène important.
Prenons un exemple pour l’expliquer : en septembre 1985, un très gros tremblement de terre de magnitude 8 se produit dans la zone de subduction sous la côte pacifique du Mexique. La ville de Mexico, bien que située à plus de 300 km de l’épicentre, va subir des dégâts considérables. La partie de la ville construite sur un lac asséché va voir la plupart de ses bâtiments détruits ou fortement endommagés, alors que tous les bâtiments qui sont à quelques kilomètres de là sur la roche dure sont intacts. C’est ce qu’on appelle l’effet de site. Il y a des effets d’amplification énormes dans les couches sédimentaires alors qu’il y en a moins pour les roches dures. L’objectif des sismologues, c’est de calculer ces effets de site par une bonne connaissance de la géologie locale. Ils peuvent alors en prévoir les conséquences et recommander l’application de normes parasismiques, sauvant ainsi vies humaines et bâtiments. Pour en revenir à l’Iran, on observe, à Téhéran, une sorte de subduction constituée par l’ancien Océan Paratéthys, avec des zones où sont présents des effets d’amplification, alors que d’autres zones se trouvent sur la roche mère. Ces effets de site, très locaux, sont difficiles à étudier.
L’aléa sismique, lié à l’aspect scientifique des séismes, permet de définir les effets d’un tremblement de terre. Le risque sismique est le produit de l’aléa sismique et de la vulnérabilité. C’est l’effet de l’aléa sur les habitations et les sites. La vulnérabilité des sites dépend de la manière dont ont été construits les bâtiments. C’est tout un ensemble de concepts qui dépassent la science, qui sont liés à la manière dont ont été définies des règles parasismiques, ces règles s’appliquant partout dans le monde. En France, par exemple, la première réalisation des sismologues a été de définir des zonages sismiques, c’est-à-dire identifier les zones à risque et construire en conséquence. Tout un ensemble de réglementations concernant les constructions, habitations, usines, centrales nucléaires, barrages, etc. a été établi. Les dernières règles éditées au Journal Officiel datent de 1992. L’AFPS (Association française de génie parasismique) est une interface entre les autorités et le citoyen pour les constructions ; en France, c’est l’organisme qui se préoccupe de ces problèmes.
Voilà pour l’observation. Quant à la prévention, elle repose beaucoup sur la compréhension des phénomènes. Pour prévenir les séismes, il faut construire en conséquence, obéir à des normes parasismiques. Ce qui fait la différence entre l’Iran et le Japon, par exemple, c’est qu’un séisme comme celui de Bam, où les bâtiments étaient anciens et non construits selon des normes parasismiques, a fait beaucoup de victimes. Le même séisme au Japon aurait fait beaucoup moins de dégâts car les bâtiments y sont construits en conséquence.
Prévenir c’est donc appliquer des normes de construction qui permettent de renforcer les bâtiments. C’est la prévention fondamentale. Maintenant qu’on a compris que l’Iran se trouve dans une zone particulièrement sismique, principalement au nord et au sud, il faut renforcer, rigidifier les bâtiments. Tout un ensemble de techniques de construction est disponible.
A un autre niveau, c’est l’alerte qui doit être mise en œuvre. Quand un séisme est détecté, il faut en déterminer la localisation et la magnitude. Puis les services de protection civile doivent alerter au plus vite les populations en coupant tout ce qui est fluide : électricité, eau, gaz, pour éviter courts-circuits, fuites et incendies.
Au Japon, dès qu’un tremblement de terre est détecté, les compagnies de gaz et d’électricité coupent automatiquement tous les circuits pour éviter les accidents. Le niveau technologique en Iran est beaucoup plus basique et n’en est pas encore au stade où les coupures des fluides sont automatiques.
L’important séisme de Kobé de 1995, qui a occasionné des dégâts considérables, a été un choc psychologique pour les Japonais qui pensaient être à la pointe de la surveillance et de la prévention. Ils se sont alors rendu compte que leur système d’alerte et de secours était en fait extrêmement fragile car mal organisé et mal coordonné. Les approximations de la chaîne de l’information ont fait perdre du temps aux secours. Depuis ils ont tout mis en œuvre pour que la catastrophe de Kobé ne se reproduise pas.
M.F. : Vous avez déclaré que le tremblement de terre de San Francisco de 1906, d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a rayé la ville de la carte de Californie, correspondait au début de la sismologie instrumentale. En quoi cette date est-elle si importante au point de vue scientifique ?
J.-P. M. : L’utilisation de sismomètres capables de mesurer un séisme est assez récente. Depuis bien longtemps, les Chinois se sont intéressés aux tremblements de terre, ils ont été les premiers à créer un instrument de détection des séismes. En 1889, l’Allemand Ernst von Rebeur-Paschwitz fait le lien entre les ondes enregistrées par un sismographe et un séisme qui s’est produit au Japon, distant de 10 000 kilomètres. Dix-sept ans plus tard, le séisme de San Francisco permet de quantifier le phénomène et de l’associer à la faille de San Andreas.
D’ailleurs, la même année se sont produits de très gros séismes à Valparaiso et en Equateur. C’était le début de la sismologie instrumentale.
M.F. : Une équipe de chercheurs du CNRS a mis en évidence en 2006 un phénomène encore jamais observé en Iran : les failles actives situées au cœur de l’Alborz ont changé de sens de mouvement très récemment. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène et quelles en seraient les conséquences éventuelles sur la ville de Téhéran ?
D. H. : Il s’agit du travail de Jean-Francois Ritz et de ses collaborateurs de la délégation Languedoc-Roussillon du CNRS. Il met en évidence un changement de comportement de certaines des failles du nord-ouest de Téhéran. C’est un phénomène qui montre que le contexte tectonique a récemment changé dans la chaîne de montagnes de l’Alborz. Ce n’est pas un phénomène extraordinaire en soi, il montre seulement qu’il y a eu changement de contrainte pour cette chaîne. L’extension trouvée est compatible avec la formation recentrée d’un volcan. La ville de Téhéran est bordée par des failles actives, dont certaines traversent la ville. Le travail de Jean-Francois Ritz a consisté à faire des tranchées au travers de ces failles pour évaluer et dater précisément quand elles avaient été affectées par un séisme.
Il a vu qu’au cours de 5 000 - 10 000 ans plusieurs séismes ont fait jouer ces failles. On ne le savait pas précisément car Téhéran est une ville très récente, sans histoire. Les sismologues ont pu enregistrer des microséismes sur ces failles, les géodésiens ont pu montrer qu’elles bougeaient de plusieurs millimètres par an. Les ingénieurs ont montré que le mouvement du sol était amplifié par les couches superficielles. Cette évaluation "académique" du risque sismique remet en cause les estimations faites par des experts étrangers. Le risque sismique est important à Téhéran.
M.F. : Les responsables de la ville de Téhéran se préoccupent du danger potentiel que pourrait subir le tissu ancien du centre de la ville. L’esprit de responsabilité des autorités locales ne pouvant être mis en doute, cette question vous semble-elle relever de l’urgence et quelles devraient être les mesures à prendre rapidement pour éviter la catastrophe annoncée ? Serait-il sage (et réaliste), à votre avis, de déplacer la capitale iranienne dans un endroit moins exposé, comme suggéré par un sismologue iranien dans un article récent de la BBC ?
D. H. : Comme dit plus haut, le risque sismique à Téhéran est élevé. Le risque sismique est le produit de la sismicité et de la vulnérabilité. Si c’est mal construit, les bâtiments seront détruits même si les séismes sont modérés. On constate bien que les pays développés souffrent beaucoup moins des séismes que les pays en voie de développement. Aux États-Unis et au Japon, il y a peu de morts, relativement à l’activité sismique locale. En Arménie, au Guatemala, en Iran (qui à cet égard est en voie de développement), le nombre de morts par séisme est beaucoup plus important.
La ville de Téhéran, parce que c’est une capitale, s’est construite très rapidement. Les règles parasismiques ne concernent pas le bâti privé, les études de vulnérabilité sont très parcellaires.
Déménager la capitale peut sécuriser l’Etat, mais ne résoudra pas le problème des 15 millions d’habitants qui ne vont pas partir du jour au lendemain.
Il faut d’abord appliquer une réglementation parasismique raisonnable, dont le surcoût n’est pas démesuré. Il faut aussi effectuer des contrôles et éduquer les particuliers qui souvent construisent leur maison eux-mêmes, avec les matériaux à leur disposition et sans aucune règle parasismique.
M.F. : La politique de prévention des responsables iraniens vous semble-t-elle en adéquation avec les forts risques de la zone iranienne, en particulier dans le domaine de la construction ?
D. H. : Non, comme je l’ai dit plus haut, il faut distinguer une recherche d’ingénierie, une réglementation publique, et la réalité qui est que les individus construisent eux-mêmes, sans information, sans aide et sans contrôle.
M.F. : Je vous ai apporté des photographies d’immeubles d’habitations en cours de construction, prises récemment à Téhéran. Les méthodes utilisées pour les fondations et la structure des bâtiments vous semblent-elles efficaces sur le plan des normes parasismiques ?
J.-P. M. : Ce qui est important, c’est l’utilisation du béton armé qui crée des structures rigides. Le pire, ce sont le pisé et les briques qui étaient abondamment utilisés dans les villes iraniennes. Les Japonais posent des pistons sous leurs bâtiments pour assouplir la base mais construisent des structures rigides en béton armé. Sur les photos, la technique semble bonne, tout dépend de la qualité des soudures qui joignent les structures en acier du bâtiment.
M.F. : Le projet de l’Université de Wuppertal en Allemagne, qui prévoit la construction en Iran de maisons dont le modèle s’inspire des maisons allemandes à colombages, censées résister aux secousses sismiques grâce à leurs poutres transversales, vous semble-t-elle réaliste ?
D. H. : C’est un projet sympathique... sur le papier. Mais il y a bien des régions d’Iran où le bois n’existe pas (c’est le désert). J’ai vu des hommes qui tentaient d’appliquer eux-mêmes ces solutions en Iran. Il faut aussi tenir compte des réalités et traditions locales de construction. Et expliquer le b.a-ba de la vulnérabilité des bâtiments (rochers assemblés avec de l’adobe, toits calés par des rochers....)
M.F. : Je vous remercie d’avoir bien voulu fournir toutes ces précieuses informations aux lecteurs de La Revue de Téhéran.
[1] L’Observatoire Géoscope est un réseau global de stations sismologiques large bande. Ces stations enregistrent en continu les mouvements du sol. Les données de la plupart des stations arrivent en temps réel au centre de données Géoscope et sont archivées après validation. (http://geoscope.ipgp.fr/)
[2] La subduction est l’enfoncement d’une plaque lithosphérique de nature océanique sous une plaque adjacente, généralement de nature continentale.