Tannâz tourne la clé dans la serrure. Elle entre en poussant la porte de la pointe du pied. Elle fait attention à ce que les paquets qu’elle porte dans ses bras ne tombent pas. Elle les met prudemment par terre, puis tout en laissant la porte grande ouverte, elle se précipite encore une fois vers les marches de l’escalier et les descend à toute vitesse. En bas, elle prend le bocal du poisson rouge dans une main et le paquet des fruits dans l’autre et monte les escaliers à la hâte.

Elle n’a que cinq heures pour tout préparer. Elle met le bocal du poisson rouge sur la table de la salle à manger, ferme la porte et se met au travail. Elle veut faire de son mieux. Elle jette un coup d’œil sur la liste des achats à faire. Elle en a le cœur net : tout est là.

Tout d’abord le poisson. Le poisson, c’est l’essentiel ! Puis ça sera le tour du riz. Elle le lave. Le poissonnier l’a déjà découpé. Elle verse dessus du jus de citron et de la sauce au safran, l’assaisonne de sel et de poivre et le laisse mariner au frais.

Elle va mettre en place les objets du Haft Sin. Elle est excitée. Elle est tellement excitée qu’elle ne sait plus par où elle doit commencer… Elle, qui a toujours été la plus inventive pour la nappe du Haft Sin de la famille hésite maintenant. Elle ne sait plus ce qu’elle doit exactement faire. C’est son premier Norouz avec lui ! Pour la première fois, il pourra voir ses talents de femme et remarquer son goût prononcé pour le luxe et la beauté. Il arrive toujours à la dernière minute et a hâte de partir. Elle n’a jamais le temps de le choyer, de l’entourer de tendresse, de le servir. Un café bu rapidement, un gâteau englouti en vitesse et … c’est tout ! Parti !

Tannâz hésite entre plusieurs services de vaisselle. Finalement, elle choisit un service de bols rouges en porcelaine fine. L’année dernière, il était déjà dans sa vie, mais il avait préféré passer les vacances de Norouz avec sa famille. Et Tannâz avait gardé le silence. C’était le début de leur vie conjugale et… Est-ce qu’elle pourrait parler d’une vie conjugale ? Elle n’en est pas sûre. Elle n’est sûre de rien. Les bols portent de petites fleurs dorées. Elle place dans les bols rouges les jujubes secs, la gousse d’ail et les baies de sumac qu’elle a achetés chez l’épicier du coin. Elle verse un peu de vinaigre dans le quatrième bol et cherche un récipient un peu plus grand pour les pommes. Elle trouve son miroir doré caché dans le tiroir de sa commode et le pose sur la table devant les bols, à côté d’un Coran en reliure dorée et pourpre.

Elle attend son coup de téléphone. Elle est agitée. La nappe qui couvre la table porte de petits rubans rouges et dorés et va parfaitement avec les bols de porcelaine. Par prudence, il a éteint son portable. Sa femme, enfin, sa première femme, lui a dit de rester à la maison pour l’aider dans le ménage. Et puis, pour les achats aussi, elle a besoin de lui… Et Tannâz ? Toute seule dans l’appartement, elle attend toujours son coup de téléphone ! Elle lui avait dit qu’enfin elle aussi, était sa femme. Bon, d’accord, s’il voulait passer les quatre premiers jours de l’année avec sa famille, il le pourrait, mais ce soir au moins… c’était son droit à elle. Mais une voix au fond de son âme lui dit que non, qu’elle n’a aucun droit, que l’autre a vécu pendant dix-sept ans avec lui, qu’elle lui a consacré toute sa force, toute sa jeunesse, peut-être tout sa beauté - en ce qui concerne la beauté, Tannâz ne sait rien - elle a élevé ses deux enfants… Mais Tannâz veut bien étouffer cette voix. Elle ne veut pas lui donner la permission d’arriver à la surface. Non ! Elle aussi, elle est sa femme. Maintenant, elle a ses droits ! Mais encore une fois, la voix lui parle. Elle lui dit que non, qu’elle est de trop, que sa présence est déplacée, qu’elle s’était précipitée sur lui sans penser aux suites de son acte et que maintenant, elle doit subir les conséquences graves de cet acte irréfléchi !

Elle regarde le téléphone. Il ne sonne pas ! On dirait que personne n’a de temps de trop à le lui consacrer. Elle le sait. C’est normal ! C’est le soir de Norouz ; chacun est avec sa famille. Demain, ça sera différent, mais ce soir est spécial. C’est trop familial, trop intime. Elle met un ruban rouge autour des germes de blé qui ont poussé dans le petit plat ovale, choisit un grand vase en cristal pour le placer au milieu de la table de la salle à manger et y arrange les roses rouges qu’elle a achetées chez le fleuriste du quartier.

Il est neuf heures et quart du soir, à 10h33 ça sera le nouvel an. Le poisson est bien doré, le riz aux légumes est cuit à point. Elle va servir le repas dans la cuisine. Elle lave les citrons et met le couvert. Elle pose son petit chandelier d’argent au milieu de la table ovale de la cuisine. Elle regarde sa montre. Il va bientôt arriver. Elle attend la sonnerie de l’appartement. Il va arriver… Il arrive toujours à la dernière minute ! Elle prépare la salade. Elle coupe les tomates en cubes et décore la salade avec des olives et des ronds de citron.

Il est neuf heures vingt-cinq… Le téléphone sonne. Elle décroche. Elle est émue ! C’est lui ! Sa voix résonne dans l’appareil : « Désolé, chérie, mais… » Elle n’entend plus les explications qu’il donne, les excuses qu’il présente. Elle ne veut plus entendre ses excuses. Elle aussi est sa femme légitime et elle a son mot à dire. Une idée traverse rapidement son esprit. Maintenant, elle n’a que cette idée en tête. Elle ne laisse pas la voix intérieure s’exprimer. Elle met son manteau kaki, prend son foulard brun-rouge tout neuf, choisit sa belle paire de chaussures marron qu’elle vient d’acheter, remet du rouge à lèvres et un peu de fard sur les joues, prend la clé de la voiture et ferme la porte de l’appartement à clé.

Elle conduit à toute vitesse pour arriver à temps. Il est dix heures vingt ; bientôt ça sera le nouvel an. Les rues sont presque désertes, mais les magasins sont encore ouverts pour vendre leurs marchandises aux retardataires. Elle gare sa voiture dans la rue principale et fait le reste du chemin à pied : ce n’est qu’à quelques minutes. Elle tremble, mais elle sonne à la porte. C’est la voix d’une fillette d’une dizaine d’années qui répond. Puis, elle entend la voix de la fillette qui parle à quelqu’un : « Maman ! Maman ! Viens vite, il y a une dame qui sonne à la porte. Je ne la connais pas. Elle veut te parler ! » Et elle entend une voix de femme qui répond de loin : « J’ai trop de choses à faire ! Je n’attends personne. Va voir qui c’est. Peut-être que c’est une mendiante. Va lui donner quelque chose ! » La lampe du corridor s’allume et elle entend le bruit des pas de la fillette dans l’escalier.

Soudain elle se met à courir ! On dirait une voleuse qui est entrée dans le jardin de sa voisine pour lui voler des pommes, mais qui n’a pas eu le courage et qui s’enfuit rapidement pour ne pas être découverte.

Elle court à toute vitesse. Arrivée au bout de la rue, elle tourne à gauche, ouvre la portière de la voiture et se jette dedans. Elle en reste médusée. Elle n’a pas la force de partir. Elle regarde sa montre ; c’est presque l’Heure. Tannâz allume la radio. Le présentateur de la radio annonce le nouvel an. Des larmes chaudes coulent sur son visage et glissent sur son foulard. Elle cache son visage dans ses mains et pose sa tête sur le volant.


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