N° 53, avril 2010

’Attâr, vu de l’Occident


Elodie Bernard


Différentes traductions des œuvres de Farid ad-Din ’Attâr ont fait date en Occident, propageant notamment parmi les adeptes du romantisme, les idées du poète. Le Pand-Namêh (ou Recueil de Conseils) est traduit en Occident dès le début du XIXe siècle par Sylvestre de Sacy. Sous le Second Empire, plus exactement en 1863, paraît en France la première traduction de Mantiq at-Tayr (La Conférence des Oiseaux), par l’orientaliste Garcin de Tassy et, à la fin du siècle, celle du Tadhkirat al-Owliâ (ou Le Mémorial des Saints), rédigée en deux volumes par Pavet de Courteille. Parmi les études réalisées sur ’Attâr par des spécialistes en Occident, le livre de Helmutt Ritter, intitulé Océan de l’âme [1] et datant de 1955, est devenu incontournable pour tous ceux qui s’intéressent au sujet, qu’ils soient néophytes désireux de connaître la mystique musulmane ou islamologues de premier rang. A partir des quatre poèmes didactiques du poète persan, ce spécialiste de théologie musulmane [2] conduit sa réflexion sur l’ensemble des grands thèmes qui constituent la spiritualité et l’éthique musulmanes. Plus récemment, le livre intitulé Attar and the Persian Sufi Tradition. The Art of Spiritual Flight et dirigé par Leonard Lewisohn et Christopher Shackle rassemble nombre de réflexions organisées en quinze contributions, fruits d’un colloque international organisé à Londres en 2002.

Loin d’être exhaustif, cet article entend donner quelques pistes de réflexion menées par des chercheurs non iraniens sur les principales œuvres de ‘Attâr, les thèmes et les procédés littéraires dont il use ainsi que son positionnement dans la tradition soufie persane.

Le Vol des Oiseaux ou l’ascension spirituelle des pèlerins

« Celui qui entre dans la vallée de l’étonnement entre à chaque instant dans une douleur telle qu’elle suffirait à affliger cent mondes. » (La Conférence des Oiseaux – p. 276, Albin Michel)

En relatant l’ascension spirituelle de pèlerins dans La Conférence des Oiseaux tout comme dans Le Livre de l’Epreuve, ’Attâr révèle le but ultime de sa mystique. Par les obstacles rencontrés en chemin, le pèlerin parvient à une double constatation : celle du mystère de l’affaissement de tant d’Hommes dans l’ignorance, et celle de sa propre stupéfaction devant sa vision de la réalité. « Le Pèlerin éperdu, interdit et stupéfait, vit cent univers, océans sur océans, en ébullition ; chaque atome est en quête de Dieu, tous engloutis dans son tourbillon. » [3] La douleur a dans les textes de ’Attâr une vocation didactique, pleinement révélée dans la sixième vallée de La Conférence des Oiseaux. L’auteur la qualifie de don : « J’ignore quels étaient ces hommes qui pas un instant n’avaient de repos ! Mais je sais que si tu éprouvais leur tourment, fût-ce une seconde, ta douleur jusqu’à la fin des temps serait sans remède. Leur douleur n’est pas acquise, elle était un don. » [4] Lucian Stone, philosophe spécialiste du soufisme iranien, tend à démontrer dans son article intitulé « Blessed Perplexity : the Topos of Hayrat in Attar’s Mantiq at-Tayr » [5] que l’état de perplexité qui qualifie la sixième vallée est essentiel pour comprendre le point crucial de l’initiation des pèlerins et par là, de la vision mystique de ’Attâr. Cette étape intervient, pour le chercheur d’Absolu et selon ’Attâr, après celle de l’Unicité (tawhid) et avant celle du dénuement et de la mort qui est l’Annihilation suivie de la Surexistence (fanâ va baqâ) et qui correspond à l’abandon progressif de l’intellect.

Dans la vallée de l’étonnement, le pèlerin (salêk) se situe dans deux états entre lesquels il doit trouver un équilibre. Ceux-ci se traduisent par deux notions contradictoires : l’état de crainte (khowf) et l’état d’espérance (rajâ’) ou encore l’état de contradiction (qabz) et l’état d’ouverture et d’expansion (bast). [6] Finalement, face au miroir tendu par le roi Simorgh, le pèlerin découvre que ce qu’il avait cherché jusqu’à maintenant n’était en réalité qu’en lui-même. Ainsi le voyage ascendant vers l’Aimé devient-il descendant en soi-même. L’âme est dès lors présentée comme la genèse de la cosmogonie mystique.

Dans l’article intitulé « Without Us, From Us We’re Safe : Self and Selflessness in the Diwân of Attar » [7], Leili Anvar-Chenderoff revient plus précisément sur le thème du soi et de l’absence de soi dans les ghazals de ’Attâr, de l’annihilation par l’Aimé ou de l’auto-annihilation de l’amant, des paradoxes de l’identité et de la perte de soi, et de la fonction cathartique et maïeutique des images.

La passion selon ’Attâr

« Deux séries de prosternations suffisent en amour, mais l’ablution doit être faite dans le sang. » (Le Mémorial des Saints, ’Attâr)

L’orientaliste Louis Massignon a été séduit par l’authenticité de l’expression poétique de ’Attâr qui le mit « en contact d’un réel – ce réel plus réel que la réalité – libérateur, l’appelant vers autre chose. » L’éminent professeur du Collège de France avoue une admiration esthétique pour les textes mystiques qui sont « comme un harpon destiné à tirer l’âme à Dieu. » « Sans ce travail de la méditation artistique, de l’imagination créatrice, nous ne pouvons pas comprendre » et rejoindre ce quelque chose d’immortel qui existe dans le monde. Mais outre l’aspect poétique de son œuvre, c’est surtout la perspective hallâgienne qui intéressa Massignon dès 1906 et dont il fit son sujet de thèse. Hallâj est mort crucifié par la cour abbasside de Bagdad en 955 pour avoir témoigné de l’amour de réciprocité entre Dieu et l’Homme. ’Attâr situe Hallâj dans la perspective de l’amour vainqueur au Jugement : « Face à la loi islamique qui l’a fait mourir, pour qui il a voulu mourir et qu’il transcende, il est le Saint martyrisé, substitué au Prophète législateur qu’il parachève et dépasse : il est le héros de la fin du monde. » [8] « Le thème de la décapitation est le symbole de cette mort par amour qui divine. » (Passion II, p 382, Massignon)

L’œuvre littéraire de ’Attâr contribua incontestablement à faire de la sentence à l’encontre de Hallâj un des leitmotivs les plus célèbres de la poétique musulmane iranienne. « ’Attâr dans sa grande épopée hallagienne, donne sa forme définitive à la sainteté musulmane de Hallâj, consommée dans un sacrifice guerrier, militaire comme mâle. […] Attâr montre avec quelle véhémence passionnée cet amant audacieux « a joué de sa tête » pour conquérir le joyau de la Beauté divine de haute lutte ; ce combattant héroïque que Dieu finit par tuer au combat singulier, à la guerre sainte, s’enduit le visage, avec le sang qui coule de ses membres mutilés pour ne pas sembler pâlir. Et le cri suprême « Je suis la vérité » qu’il a proféré, se répand hors de lui avec son sang qui coule, ruisselle sur le monde où tous les éléments libérés se déchaînent et entrent en tumulte, déchire le voile des idées, ressuscite les morts et « cadre l’univers » (Coran, CI, 4) comme à la venue du Jugement dernier… » (Parole donnée, Massignon – p. 92-93)

Simorgh, miniature persane, date et auteur inconnus

Les structures héritées du Coran dans l’œuvre de ’Attâr

Dans l’étude intitulée « Some Remarks on Forms and Functions of Repetitive Structures in the Epic Poetry of Attar » [9], Johann Christoph Bürgel démontre, par l’analyse du conte de Marhuma, comment les structures répétitives héritées du Coran et des hadiths peuvent nous éclairer sur l’œuvre elle-même. Pour deux de ses grandes épopées, ’Attâr s’est inspiré de deux hadiths qui portent sur la biographie du prophète Mohammad : le hadith ash-shafâ’a (dans le rapport à l’intercession) et le hadith al-mi’râdj (celui sur l’ascension). Dans le premier cas, comme dans le modèle, c’est avec le prophète Mohammad que l’impasse trouve son issue : s’abstenant de lui livrer une réponse confuse, le Prophète invite le pèlerin à se référer à son for intérieur. Et c’est en lui-même que le voyageur trouvera ce qu’il avait auparavant cherché ailleurs. Dans le second cas, l’épopée Mantiq at-Tayr est présentée comme une substructure du hadith puisque le voyage des oiseaux, la traversée des vallées, remontent au mi’râdj, c’est-à-dire à l’ascension du Prophète. Brügel constate dans ces deux épopées une structure répétitive d’une fonction similaire dont résulte l’évolution narrative et qu’il qualifie de dynamique progressive.

L’œuvre de ’Attâr, une hagiographie par excellence ?

L’hagiographie est la science qui concerne le récit de la vie des saints. A travers la vie et les paroles des Saints, il s’agit d’exposer à des fins didactiques une doctrine mystique de la vie. Dans « Le genre hagiographique à travers la Tadhkirat al-Owliâ de ’Attâr » [10], Leili Anvar-Chenderoff part des difficultés rencontrées lorsque l’on veut « rendre compte par des faits et des mots de ce qui, par définition, se pose comme étant inaccessible par la parole et par une approche factuelle. » Au XIIe siècle, à l’époque où ’Attâr rédige le Tadhkirat al-Owliâ, il existe une tradition hagiographique et une doctrine soufie bien établie (qui ont débuté parallèlement dès le IIe siècle de l’islam) dont les guides se trouvent être les Owliâ, présents dans l’œuvre de ’Attâr, lui-même préoccupé par la compréhension et la transmission des expériences spirituelles des saints. Mais ’Attâr est davantage un poète qu’un maître soufi et c’est en cela que son œuvre est singulière. Par une présentation littéraire de la parole des saints, il entend toucher l’âme du lecteur. « L’exemplarité des vies de saints peut apparaitre comme une mise à distance alors que l’œuvre de ’Attâr fonctionne comme une « mise en présence », seule façon de faire vivre une expérience hors du commun. » Le guide (pir) est considéré, selon ’Attâr, non comme une nécessité mais plutôt comme une présence cosmique qui permettrait de préserver l’ordre du monde. Mathnavi en prose (c’est-à-dire une épopée spirituelle écrite dans un langage poétique) ou hagiographe en vers, la Tadhkirat al-Owliâ de ’Attâr est l’œuvre de référence dans l’étude de Leili Anvar-Chenderoff qui montre en quoi l’hagiographie, comme genre littéraire, participe du paradoxe qui est au cœur même de la littérature mystique et s’en nourrit à plusieurs titres. [11]

Notes

[1Helmutt Ritter, Das Mer der Seele. Mensch, Welt und Gott in den Geschichten des Fariduddin ‘Attar. Leyde, EJ Brill, 1955.

[2On lui doit également l’édition critique de l’œuvre fondamentale d’al-Ash’arî sur les sectes de l’islam.

[3‘Attâr. Le Livre de l’Epreuve.

[4‘Attâr. Le Livre de l’Epreuve.

[5Inclus dans le livre “Attar and the Persian Sufi Tradition ; The Art of spiritual Flight” sous la direction de Lewisohn, Leonard et Shackle, Christopher.

[6Reza Feiz « Le merveilleux et paradoxal voyage de ‘Attâr à travers Le Livre de l’Epreuve. »

[7Inclus dans le livre « Attar and the Persian Sufi Tradition ; The Art of Spiritual Flight” sous la direction de Lewisohn, Leonard et Shackle, Christopher.

[8Jacques Keryell, Jardin Donné, Louis Massignon à la recherche de l’Absolu. Paris, Editions Saint Paul, 1987.

[9Inclus dans le livre « Attar and the Persian Sufi Tradition ; The Art of Spiritual Flight” sous la direction de Lewisohn, Leonard et Shackle, Christopher.

[10Article inclus dans « Saints Orientaux ». Paris, 1995.

[11Voir également Anne-Marie Schimmel, Mystical Dimensions of Islam. University North Carolina Press, 1975.


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