|
Sheikh ’Attâr et Victor Hugo : confrontation du symbolisme mystique chez Fozeil Ayâz et Jean Valjean
L’un des traits caractéristiques de la littérature mystique iranienne est qu’elle s’inscrit dans une lutte morale à travers laquelle le portrait de l’homme social paraît à la fois plus réel et plus modeste. Celui-ci incarne généralement différentes voies de conduite, devenant ainsi le pivot de toute démarche existentielle. La littérature mystique iranienne et des auteurs comme ’Attâr, Hâfez, Ferdowsi et Saadi ont inspiré une certaine dimension morale dans les œuvres d’auteurs français. La présente étude est basée sur une approche comparative présentant un portrait de l’individu social susceptible de bénéficier d’un élan évolutif justifiant à la fois son comportement et son désir d’idéal.
Parmi les auteurs français ayant subi l’influence de la littérature mystique persane, le nom de Victor Hugo se distingue et apparait très présent dans ses écrits de méditation subjective. Dans un entretien paru dans la Revue du Livre de la Semaine (année 2004, Téhéran, no. 186), Ahmad Tamim-Dâri a attiré l’attention sur le fait que ’Attâr a inspiré Victor Hugo dans tout le procédé de la littérature mystique, et notamment celui qui détermine le cheminement de Jean Valjean. En se basant sur cette affirmation, nous avons voulu mettre en scène deux protagonistes présents dans l’œuvre de ces deux auteurs : Fozeil Ayâz chez ’Attâr, et Jean Valjean chez Victor Hugo. Le premier est un cambrioleur qui sème terreur dans les zones désertiques d’Iran, et le second est un voleur de pain condamné par le tribunal de Paris aux travaux forcés. Nous pouvons tout d’abord constater un aspect commun entre le conte mystique de ’Attâr et le roman social de Victor Hugo révélant l’influence de la littérature mystique iranienne sur ce dernier. Comme il le dit lui-même dans Les Orientales, Victor Hugo a connu et repris à son compte le genre mystique iranien : "A l’époque de Louis XIV, on s’inspirait de la littérature romaine et grecque, mais aujourd’hui on a besoin de littérature de l’Iran et de l’Inde." [1] L’attention que porte Victor Hugo à cette littérature va notamment contribuer à faire connaître la voie mystique et ses différentes étapes (maqâmât) à un public occidental. Avant d’entrer dans l’univers mystique de ’Attâr et de Victor Hugo, il apparaît nécessaire de préciser l’étymologie du mot "mysticisme" dans la mesure où il correspond à la vision que s’en font ces derniers.
Dans son ouvrage Symbolisme des contes et mystique persane, Djamshid Mortazavi explique ce que l’on entend par le mot ’irfân ou "gnose" : "En Iran existent deux termes pour désigner les mystiques : soufi et ’ârif. Des sheikhs tels que Hassan Basri, Ma’rouf Karkhi, Junayd Baghdâdi s’appellent soufis. Mais une grande majorité de mystiques s’appellent ’ârif ; ils présentent un certain nombre de différences avec les sheikhs que nous venons de mentionner. Ils ne mènent pas une vie particulièrement austère, ils n’accomplissent pas de prodiges, ils n’habitent pas dans les khânegahs, ce ne sont pas des sheikhs, ils ne dirigent pas une confrérie et l’on peut dire que leur recherche se résume en deux mots : l’amour et la connaissance mystique (ma’rifat). ’Arif et ma’rifat ont la même étymologie que ’irfân, la gnose. Mais pourtant, on ne peut traduire ’ârif par gnostique et ma’rifat par gnosticisme, ces deux mots dans la culture occidentale se rapportant à une doctrine particulière, et c’est faute d’un meilleur terme que certains orientalistes les ont utilisés. En fait, il s’agit de quelque chose de tout à fait différent : ’irfân est la connaissance mystique opposée à la connaissance discursive. Nous avons donc désigné par soufis les sheikhs du soufisme et par "mysticisme" et "mystique" ’irfân et ’ârif. En réalité, tous les soufis sont des mystiques, mais tous les ’ârif ne sont pas forcément des soufis." [2] Les deux mots "amour" et "connaissance mystique" se situeront au centre de notre recherche et nous aiderons à comprendre le processus évolutif des personnages en scène.
Pour Mortazavi, ces deux termes présentés au travers des contes mystiques renvoient au langage ésotérique et contiennent une dimension symbolique qui ne se limite pas au simple cadre social. Comme il le précise : "Au contraire, il convient de rechercher ce que ces contes entendent par prière, foi, amour, rêve, inspiration, religion, signification des versets du Coran..." [3]
Après des années de vol et de brigandage, Ayâz ressentit soudain l’amour divin au moment où il rendit un paquet d’or à un passager qui le lui avait auparavant confié : "Cet homme m’avait fait confiance et moi, j’ai demandé à Dieu de me pardonner. Je répond à sa confiance pour avoir la bonté de Dieu." [4] Cet amour réel aide Ayâz à entendre et saisir le verset coranique qui le bouleversa : "Est-ce que ce n’est pas le temps de faire réveiller votre cœur endormi ?" [5] Ce verset fait trembler Ayâz. Il commence alors à regretter son passé et de n’avoir pas été jusqu’à présent probe, charitable et honnête. ’Attâr évoque ainsi ce bouleversement : "Immédiatement comme un vagabond, méprisé, il alla dans les ruines où il y avait des caravaniers qui disaient : allons-y. L’un d’eux dit : On ne peut pas avancer car Ayâz est en route. Celui-ci répondit : soyez bien sûrs que je me suis repenti de mes péchés." [6] Un tel événement fut donc non seulement un moyen de purifier son âme, mais lui ouvrit également un chemin vers la perfection morale.
Le cas de Jean Valjean est similaire : il va un jour dans une église où l’évêque l’accueille chaleureusement : "Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu." [7] Tout comme ’Attâr, Victor Hugo met l’accent sur la foi religieuse qui se manifeste comme un élément important au sein de toute société.
Nous assistons donc à une scène réelle dans laquelle le croisement d’une situation similaire fait entendre la voix de nos auteurs en écho : "Après avoir entendu le verset coranique, Ayâz allait pleurer tous les jours à cause de cet état d’âme qui lui était survenu de manière inattendue." [8] Nous voyons aussi chez Victor Hugo la profondeur de cet amour ardent : "Quand Jean Valjean sortit de chez l’évêque, on l’a vu, il était hors de tout ce qui avait été sa pensée jusque là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se raidissait contre l’action angélique et contre les douces paroles du vieillard."Vous m’avez promis de devenir un honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l’esprit de perversité et je la donne au bon Dieu." [9]
Ainsi, l’importance de la notion d’amour chez Jean Valjean et de connaissance mystique chez Fozeil Ayâz peut être soulignée : le sens de l’amour est étroitement lié au comportement humain de Monseigneur Bienvenu auquel s’attache la courbe évolutive de Jean Valjean. Pour Fozeil Ayâz, la connaissance mystique trouve ses racines dans des versets coraniques qu’il entend, le bouleversent et le guident vers l’honnêteté. Le point essentiel de cette étude comparative repose sur un débat intérieur qui apparaît chez ces deux personnages : sortir de soi-même pour dévoiler le degré de misère humaine causée par l’injustice sociale. Tout au long du conte mystique de ’Attâr intitulé "Sentences de Fozeil Ayâz", l’alternative rythmique du combat singulier est fondée sur le désir, la décadence et l’évolution : ceci consiste à mettre en scène Ayâz tout en évoquant qu’il pourrait améliorer son existence grâce aux conseils de ses interlocuteurs ou aux versets coraniques. Pour Jean Valjean, la générosité et la concession de Monseigneur Bienvenu peuvent être considérées comme des leçons morales aussi bien dans le domaine du langage que dans celui de l’action. On perçoit donc le même cheminement chez nos auteurs, d’une part par l’amour divin, et d’autre part par la volonté humaine, prouvant que la place de la religion dans leur esprit pourrait être similaire.
L’originalité de cette pensée mystique réside dans la tentative de conciliation entre le principe de la liberté humaine et celui de la toute-puissance de Dieu. La destinée individuelle est ainsi le produit d’une action combinée venant à la fois de Dieu et de la créature, et il en résulte un engagement de la volonté humaine dite de régénération individuelle. L’idée de Victor Hugo, qui s’engage à révéler l’évolution progressive de l’homme, dérive de ce qu’on entend par le jugement de lui-même : "De la bonne ou de la mauvaise conduite de l’homme dépend sa rentrée dans l’existence primitive et heureuse." [10] Ainsi, l’auteur français se montre favorable à la régénération individuelle grâce à laquelle l’homme s’élève, par sa propre volonté et par son mérite, à une perfection de plus en plus grande.
Dans les Misérables comme dans Le Mémorial des saints, nous remarquons cette lente et laborieuse transformation qui s’accomplit, au prix d’un long et persévérant effort, dans l’âme de Jean Valjean et de Fozeil Ayâz. Dans le récit de ’Attâr, la régénération morale s’effectue par le biais des versets coraniques révélés à Ayâz comme des conseils mystiques. Comme il l’évoque, un jour quelqu’un dit à Ayâz : "Demain, si tu veux être à l’abri de tout châtiment divin, souviens-toi de ceci : "Considère les vieux musulmans comme tes parents, les jeunes comme tes frères et les enfants comme tes propres enfants." [11]
Ce conseil permet à Ayâz de fortifier sa foi au travers d’efforts constants vers la perfection morale jusqu’à ce qu’il puisse répondre à ces questions : "Quel est le fondement de la religion ? – La raison. Le principe de la raison ? – La tolérance. Le principe de la tolérance ? – La patience." [12] Cet épanouissement librement accompli est le couronnement de son long et patient travail de régénération qui lui ouvre les portes du monde spirituel. Le même processus prend chez Jean Valjean une forme de compassion : compassion pour Fontine, pauvre fille séduite et abandonnée ; compassion pour la pauvre petite souffrante, humiliée et martyrisée par les Thénardier.
Ayâz ne sépare pas l’amour mystique de la volonté humaine et révèle leur complémentarité dans le cheminement de l’homme vers la perfection. De son côté, Jean Valjean crée une ambiance purement créative où il chemine lentement à l’image d’un homme pieux comme le maire vers la vertu morale.
Ces deux récits et leurs protagonistes montrent que la régénération morale est une étape essentielle et accessible à tous. ’Attâr projette dans son héros mystique à la fois la souffrance et la misère tout en nous révélant un tableau social de son temps. L’aspiration de son héros à la perfectibilité consiste à vaincre l’esprit tentateur et à se soumettre à l’amour mystique. Jean Valjean quant à lui prend conscience de lui-même en acceptant les conseils de M. Bienvenu et s’efforce par la suite de se faire pardonner. Au travers de la plume de leurs auteurs, Ayâz apparaît ainsi comme l’archétype du vagabond pieux et Jean Valjean de l’aventurier vertueux.
Bibliographie :
Hugo, Victor, Les rayons et les ombres, in Tristesse d’Olympio, Champion, Paris, 1928.
Hugo, Victor, Les Misérables, Tome 1, Hachette, Paris, 1978.
Mortazavi, Djamshid, Symbolismes des contes et mystique persane, Jean-Claude Lattès, Paris, 1988.
Revue du livre de la Semaine, "Entretien avec Ahmad Tamim-Dâri", No. 186, Téhéran, 2004.
Roos, Jacques, Les idées philosophiques de Victor Hugo, Librairie Nizet, Paris, 1958.
Roos, Jacques, Revue de la littérature française et comparée, Strasbourg, 1994.
Tavakoli, Tadhkirat al-Owliyâ (Le mémorial des saints), éditions Behzâd, Téhéran, 1373.
[1] Revue du livre de la Semaine, cité par Ahmâd Tamim-Dâri, Téhéran, 2004, No. 186, p. 20. C’est nous qui traduisons.
[2] Djamshid Mortazavi, Symbolisme des contes et mystique persane, Jean-Claude Lattès, Paris, 1988, p. 10.
[3] Ibid., p. 110.
[4] Djamshid Mortazavi, loc. Cit.
[5] Tavakoli, Tadhkirat al-Owliyâ (le mémorial des saints), Editions Behzâd, Téhéran, 1373, p. 110. C’est nous qui traduisons.
[6] Ibid., p. 111.
[7] Victor Hugo, Les Misérables, Hachette, Tome I, Paris, 1978, p. 126.
[8] Tavakoli, loc. cit. C’est nous qui traduisons.
[9] Ibid., p. 132.
[10] Les idées philosophiques de Victor Hugo, cité par Jacques Roos, Librairie Nizet, Paris, 1958, p. 83.
[11] Tavakoli, op. cit., p. 114.
[12] Ibid., p. 117. C’est nous qui traduisons.