N° 53, avril 2010

Histoire du Sheikh San’ân et conscience mystique chez ’Attâr


Amélie Neuve-Eglise


گر مرید راه عشقی فکر بدنامی مکن
شیخ صنعان خرقه رهن خانه خمّار داشت

وقت آن شیرین قلندر خوش که در اطوار سیر
ذکر تسبیح ملک در حلقه زنّار داشت

"Si tu es disciple de la Voie d’amour, ne pense pas à l’infamie :
Sheikh San’ân mit en gage sa bure chez le marchand de vin…
Heureux ce délicieux qalandar qui, dans les tours de son parcours,
Egrenait la louange de l’ange à Dieu sur la boucle de ceinture [de la chrétienne]." [1]

(Hâfez)

L’amour du Sheikh San’ân pour la jeune fille tarsâ, Akram Khatibi

L’histoire de Sheikh San’ân et de la jeune fille tarsâ [2] fait partie des récits-paraboles figurant dans Mantiq at-Tayr [3] (Le langage des oiseaux), récit initiatique et mystique de Farid ad-Din ’Attâr (v. 1142-1220) racontant le parcours d’oiseaux se mettant en quête de leur roi, le Simorgh, guidés par la Huppe (hodhod). Malgré leur désir de connaître leur roi, les oiseaux hésitent à prendre leur envol, inquiets de la difficulté du voyage et peu enclins à abandonner la tranquillité de leur existence terrestre. La Huppe leur raconte alors l’histoire du Sheikh San’ân [4](شیخ صنعان), afin de les inciter à prendre leur envol : "Celui qui aime ne songe pas à sa propre vie ; si l’on aime véritablement, il faut renoncer à la vie, qu’on soit abstinent ou libertin. Si ton esprit n’est pas d’accord avec ton âme, sacrifie celle-ci, et tu parviendras au but de ton voyage". [5]

Histoire-clé de l’ensemble de l’ouvrage, ce récit constitue une véritable parabole évoquant certaines des difficultés et dangers de la voie mystique et du voyage spirituel vers Dieu (seyr-o-solouk), ainsi que les moyens de les surmonter. Elle a fait l’objet de nombreux commentaires et laisse entrevoir l’infinie complexité des relations entre amour et raison, religion et mécréance, apparence des événements et leur sens profond. Cette histoire constitue à elle seule un traité gnostique renfermant des possibilités d’interprétation inépuisables et invite le pèlerin en Dieu (sâlik) à une humilité permanente, ainsi qu’à une patience à toute épreuve.

Certains historiens ont situé l’origine de cette histoire au début du XIe siècle. Selon Abdolhossein Zarrinkoub [6], ’Attâr aurait été inspiré par une histoire similaire se trouvant dans l’une des œuvres de Ghazâli intitulée Tohfat-ol-Molouk (تحفة الملوک). Selon d’autres interprétations, l’histoire du Sheikh San’ân ne serait autre que celle du maître spirituel de ’Attâr où encore de lui-même, ce récit n’étant que celui d’une ultime épreuve qui lui aurait permis d’atteindre l’un des seuils de la voie mystique et de comprendre le sens profond de l’Unicité divine (tawhid).

L’histoire du Sheikh San’ân et de la jeune fille tarsâ

Grand maître et mystique vénéré de son temps, le Sheikh San’ân était connu pour sa grande piété et son ascèse légendaire. Il avait atteint de hauts degrés dans la voie spirituelle, et toute sa vie n’était plus qu’une longue prière ininterrompue. [7] Il n’en suivait pas moins scrupuleusement l’ensemble des règles de la loi révélée (shar’), et on lui attribuait également des miracles, son seul souffle suffisant à guérir les malades.

Pendant plusieurs nuits de suite, il fit le même songe : partant en pèlerinage à La Mecque, il se rendait ensuite en Grèce où il se mettait à adorer une idole. Fort affecté, il décida de s’y rendre afin de découvrir la signification de ce mystérieux rêve. Accompagné de quatre cents de ses disciples, le Sheikh se mit en route. Ils passèrent par La Mecque puis arrivèrent en Grèce, où le Sheikh aperçu une jeune fille d’une beauté indescriptible assise sur le bord d’un balcon. Cette dernière était une jeune chrétienne ayant acquis de haut degrés de contemplation spirituelle. Lorsqu’elle souleva le voile qui lui couvrait le visage, le cœur du Sheikh s’enflamma et il tomba comme foudroyé. Consumé d’amour, il perdit peu à peu tout libre-arbitre pour devenir esclave de sa passion dévorante, passant désormais ses journées et ses nuits à contempler le balcon. Ses disciples apprirent la nouvelle avec stupeur, et l’invitèrent à faire l’ablution de cette tentation, sur quoi le Sheikh ne put que murmurer avec désespoir : "J’ai fait cette nuit cent ablutions avec le sang de mon cœur…"

Durant les jours suivants, le Sheikh oublia peu à peu toutes ses croyances pour n’adorer désormais que le visage de la jeune fille chrétienne : "Où est le mihrab de son visage pour que je m’y oriente pour faire ma prière ?" En réponse à l’un de ses disciples lui reprochant son égarement et l’invitant à se repentir, il ne put que murmurer. "Je ne me repens que de ne pas avoir été amoureux jusqu’à ce jour…" ; et à l’injonction de ces derniers l’invitant à retourner à la Mecque : "A défaut de la Kaaba, il y a l’église. Je suis en possession de ma raison dans la kaaba, mais je suis ivre dans l’église". [8]

Première rencontre du Sheikh San’ân et de la jeune fille tarsâ

Voyant que le Sheikh n’écoutait aucun de leurs conseils, ses disciples l’abandonnèrent progressivement, le cœur brisé. Errant sans fin dans la rue de l’aimée, fou de tristesse de ne plus apercevoir le soleil de son existence, la santé du Sheikh se dégradait. Un jour, la jeune chrétienne, qui avait deviné sa passion dévorante, vint le voir et lui demanda d’abandonner totalement sa religion et d’embrasser le christianisme, afin que son amour devienne identique à l’aimée. Consumé d’amour, le Sheikh accepta ainsi de boire du vin, mais refusa d’obéir à son ordre de brûler le Coran et de changer de religion. Cependant, le feu

de l’ivresse du vin et de son amour emporta définitivement sa raison : il décida finalement de ceindre le zonnâr [9] et de jeter définitivement son habit soufi au feu. En signe d’abaissement suprême, il accepta même de garder des pourceaux.

Sur le chemin du retour, en passant par La Mecque, les disciples croisèrent un ami du Sheikh qui s’étonna de l’absence de ce dernier. Les disciples fondirent alors en larmes en lui racontant l’histoire de la jeune chrétienne. Au lien de s’émouvoir, l’ami du Sheikh leur reprocha amèrement d’avoir ainsi abandonné leur maître et de ne pas l’avoir accompagné dans son malheur en se ceignant avec lui un zonnâr autour des reins ; l’infidélité religieuse étant préférable à l’abandon d’un ami. Pris de remords et de honte, les disciples commencèrent une longue ascèse. Au bout de quarante jours, "la flèche de la prière" parvint à son but et le Sheikh fut délivré de sa folie. Il déchira sa ceinture et repartit avec ses disciples pour le Hedjâz. La jeune fille chrétienne vit alors un grand soleil lui apparaître en songe l’invitant à rejoindre le Sheikh. Lors de son réveil, le cœur enflammé, elle se lança à la poursuite de son amant, et tomba en syncope en l’apercevant. Enfin, renonçant à la vie, "sa douce âme fut séparée, elle était une goutte d’eau dans cet océan illusoire, et elle retourna dans l’océan véritable". [10]

Les étapes de la voie mystique : de l’amour humain à l’amour divin

Cette histoire comporte de nombreux éléments sur la voie mystique et le voyage spirituel vers Dieu (seyr-o-solouk) et ses innombrables difficultés, plus subtiles les unes que les autres, que ’Attâr décrit en ces termes par la voix de la Huppe, le guide spirituel : "C’était un chemin où l’on ne pouvait avancer et où, chose étonnante ! Il n’y avait n’y bien ni mal. Le silence et la tranquillité y régnaient ; il n’y avait ni augmentation, ni diminution." [11]. Lorsqu’un oiseau s’étonne alors que ce chemin est désert, cette dernière répond : "C’est à cause du respect qu’inspire le roi, à la demeure duquel il conduit." [12]

L’un des points centraux de ce récit est que pour tout pèlerin (sâlik) sincère, chaque événement est une occasion de le rapprocher de Dieu, même ceux qui semblent contraires à la définition courante du "bien". Le parcours du Sheikh San’ân, dont l’une des étapes le conduit à la déchéance matérielle et spirituelle, est paradoxalement ce qui lui permettra d’atteindre la vraie perfection mystique : à la fin du récit, lorsque le prophète Mohammad lui-même vient annoncer en songe au disciple le plus dévoué du Sheikh que ce dernier a été sauvé, il ajoute : "Entre le Sheikh et Dieu (Haqq, la vérité) il y avait depuis longtemps un grain de poussière noire. J’ai enlevé aujourd’hui cette poussière de sa route, et je ne l’ai pas laissé plus longtemps au milieu des ténèbres" [13]. Cette épreuve ultime permet ainsi au Sheikh d’abandonner toute égoïté et d’accéder à un degré de perfection et d’union au Principe que des années d’ascèse ne lui avaient pas permis d’atteindre.

Le Sheikh San’ân s’apprêtant à boire la coupe de vin tendue par la jeune fille chrétienne, Supplément turc 978, fol. 4, B.n.F.

Ce récit présente également la conception de la voie mystique selon ’Attâr, pour laquelle tout ce qui est susceptible d’éloignement entre l’homme et son Créateur doit être sacrifié : son honneur, sa réputation, et jusqu’à sa religion même, si elle se transforme en source de fierté et d’honneur. L’amour a ici un rôle essentiel : il est la seule force qui permet véritablement l’oubli de sa propre personne et renferme le secret du tawhid, ou de l’unicité divine ; l’amour humain n’étant ici qu’une première étape destinée à être sublimée et permettant d’atteindre l’amour divin. En outre, ici, la jeune fille chrétienne est une personne d’une grande piété et recelant une étincelle de la vérité divine. Dès lors, Dieu la choisit pour révéler Sa propre beauté au Sheikh, et l’élever au-dessus de toutes les déterminations (ta’ayonât) le séparant de Lui.

Cette thématique est également présente dans de nombreux récits soufis, comme celui du mystique iranien Rouzbehân Baqli Shirâzi qui, dans le Jasmin des Fidèles d’Amour, évoque l’importance de la fonction théophanique de la beauté et de l’amour comme initiation au tawhid ésotérique : "Ce rossignol, ce chantre mélodieux aux milliers de mélodies, qui soudain tomba dans le filet des chasseurs de l’Epreuve, s’étant laissé séduire par l’appât de la vision, est resté prisonnier des épines de la roseraie : certaine icône au visage de lune, - et voici le compagnon assidu des souffrances qu’elle lui inflige… Ayant quitté le paradis de la quiétude, il est venu là où l’amour l’humilie comme une poussière…" [14] Cet amour a une dimension cosmologique et prééternelle, trouvant sa source dans le pacte de fidélité (mithâq) scellé avant la création et manifesté par la question divine du Seigneur à ses créatures : "Ne suis-je pas votre Seigneur ?" (Alaysa bi-rabbikom ?) [15] ; l’amour terrestre n’étant que la manifestation de la nostalgie de la séparation du Principe : "Tantôt l’âme est dans les pleurs, tantôt elle est dans les rires ; tantôt ardente de feu, tantôt vibrante de musique ; tantôt la substance même de l’argile humaine est consumée par le feu de l’amour, et tantôt le luth de la prééternité accompagne la psalmodie. […] Pas d’étape où faire halte, quand elle est séparée ; pas même de séjour à demeure, lors de la réunion. Voilà ce qui est exigé d’un fidèle d’amour que Dieu mène en ce monde par les degrés de l’amour humain à l’ascension de l’amour divin, parce qu’il ne s’agit que d’un seul et même amour, et parce que c’est dans le livre de l’amour humain qu’il faut apprendre à lire la règle de l’amour divin. Telle est la voie de l’Epreuve initiant les fidèles d’amour à l’amour prééternel, afin qu’en passant par cette voie qui est la douceur de l’amour humain et qui est aussi étroite que le fil d’une chevelure, ils ne tombent pas dans la profondeur de l’enfer de la nature charnelle." [16]

Dans cette progression dialectique de l’humain au divin et du matériel au spirituel, l’invitation à boire du vin n’est qu’une invitation à pressentir l’ivresse au sens vrai et l’oubli total de soi face à l’amour infini pour son Créateur, que mille jeûnes et prières ne lui avait pas permis d’atteindre. Cette première ivresse "matérielle" n’est donc aucunement un but en soi mais bien la première étape de l’effacement du "moi" égoïste et de l’amour des apparences, conduisant à l’extinction mystique en Dieu (fanâ’).

La jeune chrétienne rend l’âme dans les bras du Sheikh San’ân, Supplément turc 996, fol. 26v, B.n.F.

En nous décrivant ce grand Sheikh de l’islam parvenant à la perfection au travers de son amour pour une jeune chrétienne, cette histoire invite également le lecteur à ne pas se fier aux apparences, tout en insinuant que les causes profondes de certains événements lui sont voilées et l’intelligence divine peut parfois se servir de moyens insoupçonnés pour guider l’un de ses serviteurs. Le parcours du Sheikh San’ân fait également écho à la célèbre histoire de Joseph et Zoleykhâ évoquée dans le Coran où les événements en apparence les plus négatifs (abandon de Joseph dans un puits par ses frères, puis sa condamnation et son emprisonnement après avoir refusé de céder aux avances de Zoleykhâ) seront les moyens par lesquels il accédera finalement à la royauté terrestre et spirituelle. Selon de nombreux commentaires de la tradition chiite et soufie, Zoleykhâ constitue quant à elle un autre exemple de la progressive sublimation d’un amour humain en amour divin. Enfin, en évoquant le Sheikh San’ân comme "ce délicieux qalandar qui, dans les tours de son parcours, égrenait la louange de l’ange à Dieu sur la boucle de ceinture [de la chrétienne] [17], Hâfez résume magnifiquement la transfiguration spirituelle de l’amour humain.

Selon une lecture chiite de l’histoire, l’ "égarement" du Sheikh San’ân est dû à l’absence de la figure de l’Imâm, Guide par excellence, dans son parcours spirituel. Ainsi, l’Imâm a dans le chiisme une dimension essentielle en tant que forme épiphanique de l’amour divin et de la "Face de Dieu" manifestée à l’homme ; l’amour pour l’Imam (walâya) étant la seule clé de l’accès au divin et au sens profond des Révélations divines. La figure de l’Imâm comme forme de la manifestation du divin consacre ainsi le chiisme comme une religion de l’amour spirituel, où l’amour humain et l’amour divin se trouvent réconciliés dans une même personne. [18]

La clé du rapport de maître (pîr) à élève (shâguerd)

Outre l’aspect individuel de la quête mystique et ses mystères, l’histoire du Sheikh San’ân évoque également des éléments essentiels concernant la relation de maître à élève. Comme ’Attâr le souligne lui-même dans Le langage des oiseaux, la réalisation spirituelle ne peut être atteinte sans l’aide d’un maître : ainsi, la Huppe est choisie par les oiseaux afin de les guider et leur éviter de tomber dans les nombreux écueils de la Voie. Cependant, cette relation est régie par certaines conditions essentielles.

Dans ce récit, l’un des secrets de la relation de maître (pîr) à élève (shâguerd) est dévoilé par l’ami du Sheikh que ses disciples rencontrent sur le chemin du retour à La Mecque : le principe d’obéissance absolue (itâ’a) et de l’abandon total de la volonté (taslim), contribuant à la progressive disparition du moi égoïste empêchant le sâlik de saisir l’unité profonde existant entre le créé et le Créateur. La loyauté de l’élève envers son maître doit ainsi demeurer un principe absolu même dans les pires épreuves.

Dans d’autres versions de l’histoire, certains disciples décident de revenir auprès de leur Sheikh et de le suivre jusqu’au bout, en se ceignant le zonnâr et en élevant à leur tour des pourceaux. En voyant ses élèves dans une telle condition, le Sheikh "revient à lui-même" et est sauvé ; l’épreuve n’ayant ultimement servi qu’à mettre à l’épreuve leur fidélité et la réalité de leur dévouement. Ici, les pourceaux symbolisent l’âme incitatrice au mal (al-Nafs al-Ammâra) ; la "délivrance" du Sheikh alors même qu’il garde les pourceaux symbolise la victoire ultime sur son égo, tout voile entre lui et Dieu étant désormais levé. Cette variante révèle aussi la présence d’une sagesse divine (hikma) se manifestant dans chaque épreuve, à condition que le pèlerin ne se laisse pas tromper par les apparences et laisse peu à peu se manifester à lui son sens profond.

Cette dimension du récit fait écho à la rencontre de Moïse et de Khezr évoquée dans le Coran [19], qui révèle l’infinie complexité des lois régissant le monde créé ; ces dernières échappant parfois à notre compréhension et aux notions même de bien et de mal transmises aux hommes par l’intermédiaire des prophètes. Le personnage de Khezr dévoile ainsi à Moïse qu’au-delà des lois révélées en fonction des capacités de compréhension humaine par essence limitées, il existe un autre système de causes et d’influences aux dimensions insondables. Cela ne signifie bien évidemment pas que chacun peut dès lors s’octroyer le droit de commettre des injustices au nom de vérités plus hautes, qui ne demeurent accessibles qu’à Dieu et à quelques "élus" tels que Khezr, mais doit amener le croyant à réfléchir sur la complexité du système de la Création, dont l’essence profonde échappe à l’entendement humain.

La religion comme idole

’Attâr fustige également les "khergheh poushân" c’est-à-dire ceux qui portent la khergheh ("khirqa" en arabe), habit soufi souvent fait de laine, souvent porté en signe d’appartenance à telle ou telle confrérie mystique et parfois pour marquer un éminent statut spirituel fondé sur une pauvreté absolue. Cependant, cet habit symbolise ici la centralité de l’égo, la fierté et l’autosatisfaction pouvant naître de ce signe extérieur, et qui provoque finalement le déclin spirituel progressif du pèlerin aveuglé par son orgueil. Au travers du personnage de l’ascète, ’Attâr met ainsi son lecteur en garde sur le fait que toute chose, jusqu’à la religion même, peut potentiellement devenir une idole pour peu qu’elle soit considérée comme une fin en soi et qu’elle se transforme en source de fierté et d’arrogance au lieu d’enseigner l’humilité et le détachement. La voie spirituelle est essentiellement intérieure (bâteni) et se passe de tous signes extérieurs. [20]

La religion et ses obligations trouvent au contraire tout leur sens lorsqu’elles sont perçues non pas comme un but en soi et un moyen d’accéder à un haut rang spirituel, mais uniquement comme un moyen de se rapprocher de Dieu. Les supplications des disciples et la réponse divine aboutissant à la délivrance du Sheikh soulignent ainsi l’importance centrale de la prière qui, si elle est sincère, sera exaucée : "Par l’effet des supplications de cette troupe d’hommes sincères, une pénible agitation se fit sentir dans le ciel ; les anges et les saints, habillés de vert sur les hauteurs et dans les vallées du ciel, se revêtirent tous de vêtements de deuil. A la fin, la flèche de la prière parvint à son but." [21]

En choisissant d’évoquer le récit du Sheikh San’ân dès les premiers chapitres de son épopée mystique, ’Attâr vise à enseigner l’importance de la voie de l’amour, considérée comme le moyen ultime d’accéder au terme du voyage et à la face divine telle qu’elle s’est manifestée à l’homme, étant donné que "le semblable ne peut être connu que par le semblable". [22] Cette histoire révèle également la fragilité de l’homme et sa propension perpétuelle à la chute ; les décennies d’adoration et d’ascèse d’un grand mystique étant réduites à néant par la simple vision d’un visage féminin – même si, comme nous l’avons évoqué, la chute peut se transformer en moyen de rédemption et permettre l’ascension ultime.

Nous retrouvons ici l’importance de la notion de douleur, thème central de l’œuvre de ’Attâr, et élément essentiel de l’approfondissement de la quête spirituelle. Cette douleur qui est essentiellement psychique et spirituelle, n’est en réalité que la nostalgie de la séparation du mystique de sa patrie originelle. [23] La souffrance "réveille" l’homme à lui-même et à ses origines tout en l’incitant à la réflexion, car c’est avant tout l’âme et la pensée qui sont l’objet de ce grand voyage, et non le corps. Cette douleur l’incitera à ne plus se satisfaire des apparences évanescentes du monde et à commencer le pèlerinage de toute une vie sur le difficile chemin conduisant à la Vérité éternelle. Comme la Huppe l’annonce au début du récit : "Un atome d’amour est préférable à tout ce qui existe entre les horizons, et un atome de ses peines vaut mieux que l’amour heureux de tous les amants. L’amour est la moelle des êtres ; mais il n’existe pas sans douleur réelle. Quiconque a le pied ferme dans l’amour renonce à la fois à la religion et à l’incrédulité. L’amour t’ouvrira la porte de la pauvreté spirituelle, et la pauvreté te montrera le chemin de l’incrédulité. Quant il ne te restera plus ni incrédulité ni religion, ton corps et ton âme disparaîtront ; tu seras digne de ces mystères…" [24]

Bibliographie
- ’Attâr, Farîd-ud-Din, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996.
- Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, III- Les fidèles d’amour, Shî’isme et soufisme, Gallimard, 1972.
- Field, Claud, Mystics and Saints of Islam, Project Gutenberg Ebook. Edition originale : Francis Griffiths, Londres, 1910.
- Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier Poche, 2006.
- Zarrinkoub, Abdolhossein, Persian Sufism in its historical background, Iranian Studies III, 1970.

Notes

[1Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier Poche, 2006, p. 320.

[2"Tarsâ" signifie "chrétien" en persan.

[3Prononciation persane : Mantegh-ot-Tayr

[4Dans certains manuscrits, "Sheikh Sam’ân"(شیخ سمعان).

[5Farîd-ud-Din ’Attâr, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996, p. 83.

[6Zarrinkoub, Abdolhossein, Persian Sufism in its historical background, Iranian Studies III, 1970.

[7هم عمل هم علم با هم یار داشت
هم عیان هم کشف هم اسرار داشت

[8Farîd-ud-Din ’Attâr, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996, p. 90.

[9Ceinture des chrétiens marquant leur appartenance au christianisme.

[10Farîd-ud-Din ’Attâr, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996, p. 107.

[11Ibid., p. 109.

[12Ibid.

[13Ibid., p. 103.

[14Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, III- Les fidèles d’amour, Shî’isme et soufisme, Gallimard, 1972, p. 102.

[15"Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : "Ne suis-je pas votre Seigneur ?" 17. Ils répondirent : "Mais si, nous en témoignons…" Afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : "Vraiment, nous n’y avons pas fait attention.", Sourate "Al-A’râf, 172.

[16Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, III- Les fidèles d’amour, Shî’isme et soufisme, Gallimard, 1972, p. 116. 19. Cette expérience ne doit cependant pas être recherchée par le pèlerin lui-même, étant donné l’extrême difficulté à ne pas sombrer dans un simple amour charnel et à s’éloigner in fine de son but. L’expérience de l’amour humain peu à peu sublimé en amour divin est une Epreuve qui se doit donc d’être guidée par une attention et grâce (’inaya) divines particulières, sous peine de ne conduire qu’à la perte de son sujet.

[17Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier Poche, 2006, p. 320.

[18Selon certaines traditions, la consubstantialité existant entre le cœur du croyant sincère et le corps de l’imâm permet ultimement la "vision par le cœur" (al-ro’ya bil-qalb) de l’Etre divin. A ce propos, voir Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I – Le shî’isme duodécimain, Gallimard, 1971 et Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le guide divin dans le shî’isme originel, Aux sources de l’ésotérisme en Islam, Verdier, 1992.

[19Coran, sourate "Al-Kahf", versets 65-82.

[20C’est-à-dire de signes créés par l’homme, dont la khirqa est ici le symbole par excellence, à ne pas confondre avec les obligations divines révélées par les prophètes, telles que la prière, le jeune…

[21Farîd-ud-Din ’Attâr, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996, p. 102.

[22Dans le récit de ’Attâr, le Sheikh San’ân correspond à la "vallée de l’amour" (vâdi-e ’eshq), l’une des étapes de la quête mystique.

[23Nous retrouvons ce motif chez de nombreux mystiques, notamment Mowlânâ avec le ney chantant les douleurs de la séparation, ainsi que chez Sohrawardi avec le motif de l’exilé et des notions d’exil occidental et d’Orient mystique.

[24Farîd-ud-Din ’Attâr, Le langage des oiseaux, Traduit du persan par Garcin de Tassy, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1996, p. 84.


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