N° 108, novembre 2014

L’école indienne ou ispahanaise en poésie persane :
héritière de la prestigieuse école arâghi


Arefeh Hedjazi


La poésie persane classique peut être divisée en plusieurs grandes écoles stylistiques classiques dont la plus connue hors de l’Iran et la plus célèbre en Iran est le style arâghi, qui est notamment présent dans la poésie de Hâfez ou de Saadi. A la suite du style arâghi, on est témoin de l’apparition d’un style nouveau, le style indien ou ispahanais, qui s’étend sur environ un siècle et demi, simultanément dans la société iranienne et à la cour des Mongols d’Inde.

Les opinions varient quant à la date exacte de l’apparition de cette école nouvelle d’art poétique. Des chercheurs contemporains comme Zarrinkoub, Hassanzâdeh ou Kourosh Safavi, ou anciens comme Chebeli, estiment que le premier poète à clairement s’exercer à ce style, qui plonge ses racines dans le style arâghi, est Bâbâ Faghâni, un poète de la seconde moitié du XVIe siècle. D’autres chercheurs estiment pour leur part que ce style devient une école d’art poétique indépendante au début du XVIIe siècle.

Quant à la différence d’appellation de cette école, au début nommée « ispahanaise », puis également « indienne », elle tient aux différences d’opinions autour du lieu d’apparition de ce style, puis du style proprement dit, qui, exporté en Inde, y développa des caractéristiques différentes du style ispahanais de l’Iran. Ainsi, si certains chercheurs estiment que les œuvres réellement représentatives de cette école sont celles qui ont vu le jour en Inde, d’autres pensent au contraire que le vrai style ispahanais est celui qui se développa dans l’Iran des Safavides. Ce style a été dominant jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, où l’on assiste à l’apparition de l’école néo-classique du Retour, reprenant les spécificités du premier style iranien, ou style khorâssâni.

En tout cas, les chercheurs sont unanimes quant aux premières raisons de l’apparition de cette école, qui ont toutes à voir avec la politique culturelle des Safavides. Jusqu’à la prise du pouvoir par ces Iraniens turcophones, la poésie iranienne est souvent une poésie de cour, au langage soutenu, dont les deux fonctions principales sont soit l’éducation morale et mystique, qui s’oppose essentiellement au système politique et social en place, soit au contraire et souvent la glorification des dynasties régnantes. Autrement dit, l’une des fonctions importantes de la poésie persane est de servir d’instrument de publicité pour le pouvoir. D’où l’immense production de panégyriques emphatiques qui marque la poésie persane classique, glorifiant tel roi et même souvent, tel courtisan haut placé.

Statue de Bâbâ Faghâni, musée de l’Histoire de la province de Fârs

Aux XVIe et XVIIe siècles, les Safavides sont désireux d’instaurer un pouvoir idéologisé et puissant centré autour de la religion d’Etat nouvellement choisie qu’est le chiisme, qu’ils veulent capable de s’opposer au puissant voisin ottoman sunnite. En matière littéraire, la poésie, en tant qu’instrument de propagande, doit donc servir à diffuser ardemment le chiisme. Cette volonté se reflète dans le domaine des lettres sous la forme d’une politique d’unification des mouvements littéraires dans un processus d’instrumentalisation de l’art à des fins étatiques. Le sérieux avec lequel les Safavides appliquent cette politique culturelle a poussé certains chercheurs iraniens à comparer l’état de la culture sous les Safavides à celui de l’Union soviétique, marquée par l’unification des mouvements artistiques autour d’une certaine conception de l’art.

Cette politique est un coup dur pour les lettres persanes, dont la qualité, déjà bien entamée durant les siècles antérieurs par les Mongols, les Timourides et enfin deux siècles d’anarchies et de troubles - qui virent beaucoup de bibliothèques et d’écoles ayant difficilement survécu aux invasions venues de l’Asie centrale disparaître à leur tour -, se perd de plus en plus.

C’est donc après plusieurs siècles de ravages et de destructions que les Safavides prennent les rênes d’un pays plongé dans un grand chaos. Leur premier souci n’est donc pas de redorer le blason de la littérature, mais bien de centraliser et de consolider leur pouvoir. Pour ce, la diffusion du chiisme, déclaré religion d’Etat, est vitale. D’où le dédain marqué des Safavides pour les panégyriques classiques et l’encouragement étatique des poètes qui glorifient, dans un sens propagandiste, le chiisme et ses martyrs. Cette politique culturelle a un impact socio-littéraire important en poussant beaucoup de poètes et d’hommes de Lettres à quitter l’Iran pour notamment la cour fastueuse des Mongols d’Inde. Ainsi, les poètes iraniens, dont beaucoup quittent l’Iran notamment en raison du manque de mécénat royal, sont accueillis à bras ouverts par les riches Mongols d’Inde. Précisons également que la diminution de l’intérêt de la cour iranienne pour la poésie est également le résultat de la pauvreté du goût littéraire des Safavides - étrangement différent de leur goût architectural -, mais aussi d’une tradition safavide de pingrerie initiée par le très avare Shâh Tahmâsp Ier.

L’école Vâsoukht et les prémisses de l’apparition de l’école ispahanaise

Au moment de la prise du pouvoir par les Safavides, le style littéraire dominant, le vâsoukht, est un style intéressant certes, mais beaucoup moins raffiné que les écoles khorâsspani ou arâghi. Pour certains chercheurs, le style ispahanais ou indien est la continuation de cette école vâsoukht dont Bâbâ Faghâni (encore lui !) serait le fondateur. Nous ne reviendrons pas ici sur une analyse détaillée de ce style, contentons-nous d’en marquer les grandes lignes de ressemblance avec le style ispahanais.

L’école Vâsoukht naît au moment où la société iranienne fait face à des troubles graves, qui ravagent jusqu’aux règles sociales les plus simples. La poésie élevée du style arâghi, aux formes et au langage raffinés, ciselés par des siècles de culture littéraire, ne peut suivre cette régression sociale et devient stérile. De plus, ce style exige un savoir littéraire que la destruction des écoles et bibliothèques a réduit en grande partie.

Statue de Sâeb Tabrizi à Tabriz

C’est dans ces conditions que le style vâsoukht, essentiellement remarquable pour la simplicité de son langage et le retour de la thématique amoureuse dans sa forme terrestre, apparaît. Ce style plutôt vulgaire atteint son apogée durant les débuts de l’ère safavide. L’époque n’est plus à l’élévation et aux formes ciselées du ghazal-e arâghi. Mais le style vâsoukht, qui rencontre un grand succès immédiat, ne suffit pas pour beaucoup de poètes, notamment Sâeb Tabrizi, à qui le raffinement du style arâghi manque décidément. Ces poètes se lancent donc dans une « complétion » stylistique de cette poésie simple, qui évoluera pour devenir la poésie de style ispahanais ou indien.

Style d’Ispahan ou d’Inde, finalement ?

Nous l’avons précisé au début de l’article, la dénomination de cette école d’art poétique est double : école ispahanaise/école indienne. La raison de cette double dénomination tient à la géographie de pratique de ce style littéraire, qui apparaît à un moment historique d’expansion littéraire de l’Iran hors de ses frontières culturelles. En effet, l’ère safavide est marquée par « l’exportation » de la langue et de la littérature persanes dans les pays voisins, en particulier en Inde et dans l’Empire ottoman. Le style indien ou ispahanais est doublement nommé du fait des différences apparues entre la branche irano-iranienne (d’Ispahan) et la branche irano-indienne, qui se développe en Inde, dans le berceau d’une culture indienne mêlée d’éléments persans. Cette branche indienne, composée au départ par des Iraniens expatriés en Inde, attire rapidement l’attention et l’intérêt des poètes indiens maîtrisant le persan, alors langue de cour, et qui s’essayent à ce style poétique, qu’ils raffinent en en faisant un style poétique spécifique au sous-continent indien, toujours apprécié aujourd’hui.

En Inde, le statut de langue seconde du persan, le langage poétique de l’école indienne, est sujet à une certaine complexité superflue et artificielle, allant parfois jusqu’à des erreurs grammaticales. Précisons également que si cette école n’a pas autant d’amateurs en Iran que l’école arâghi, dans d’autres pays comme l’Inde, mais surtout au Pakistan, en Afghanistan et au Tadjikistan, l’école safavide (indienne ou ispahanaise) est toujours appréciée et inspire encore les poètes contemporains.

Parmi les raisons qui ont permis le développement de cette école d’art poétique, signalons l’amélioration de la qualité de vie des Iraniens et la réapparition, après deux siècles, d’une importante classe marchande.

La popularisation de la poésie : conséquence du dédain safavide

La « froideur » des Safavides envers la poésie et les Lettres en général a pour résultat la plus importante et la plus durable popularisation de la poésie, qui sort désormais et définitivement du monopole de la cour. « Avec la prise du pouvoir par les Safavides et l’officialisation du chiisme en tant que religion d’Etat, les rois safavides dédaignèrent désormais tout autre genre poétique de cour, mystique ou amoureux, sauf les poèmes à thèmes religieux. Ceci fit que la poésie sortit du domaine d’une classe sociale en particulier et permit aux gens de tout rang social d’y avoir accès. » [1]

Ce processus commence avec la recherche, par les poètes « professionnels », de financement auprès de la classe marchande notamment. Cette classe marchande a des goûts différents de l’aristocratie de cour, d’où l’immédiate libéralisation de la poésie. Très vite, la poésie, domaine jusqu’alors réservé aux maîtres de l’art poétique, devient une mode à laquelle même les gens des classes les plus inférieures s’essayent. Cette tradition qui continue jusqu’à aujourd’hui dans le monde iranien, est à l’origine de milliers de manuscrits poétiques non encore étudiés, datant notamment de l’ère safavide, composés par des poètes du dimanche, paysans, artisans ou commerçants inconnus.

Les caractéristiques générales du style ispahanais

La littérature étant le reflet de l’évolution sociale, la langue littéraire demeure toujours celle du temps où elle s’exerce. L’ère safavide marque la libéralisation de l’art poétique, donc de l’entrée du vocabulaire quotidien, ainsi que des tournures que le raffinement du style arâghi ne permettait pas d’essayer. Ainsi, la « démocratisation » de l’art poétique, autrement dit la diffusion des techniques de versification et de composition poétique parmi les classes populaires modifie et enrichit le vocabulaire poétique existant. Cette modification est enrichissante dans la mesure où elle suit et encourage un mouvement général de renouveau de thèmes et d’expressions, mais en même temps, elle fait perdre une partie de sa rigueur à la langue poétique jusqu’alors ciselée par plusieurs siècles de poètes érudits. On peut dire de ce nouveau langage poétique qu’il est « réaliste » car il reflète véritablement le persan tel qu’il est alors parlé.

Tombeau de Sâeb Tabrizi

La poésie de l’école ispahanaise est une littérature idéelle et non formelle. Les thématiques de cette poésie sont mystiques, amoureuses ou moralisantes, thèmes donc déjà bien exploités auparavant, mais la nécessité de donner de l’originalité à la manière de dire complique l’expression, poussant les poètes à utiliser des tournures syntaxiques particulièrement difficiles pour s’exprimer avec originalité. Certains critiques, appelant cette poésie du style ispahanais « la poésie en miniature », l’ont comparée à l’art de la miniature en peinture, l’origine de la comparaison étant la disposition des mots et des expressions, sans intérêt pour la correction de la forme, avec pour seul objectif de développer de la manière la plus originale possible une idée ou un thème.

Fait étonnant dans cette poésie au langage emberlificoté, les figures poétiques, notamment les figures de style, sont assez rares comparées à d’autres styles poétiques comme le arâghi, alors même que la métaphore est l’une des bases principales de ce langage poétique. Cette caractéristique pourrait s’expliquer par un certain dédain pour la beauté formelle. « Bien que la métaphore soit à la base du langage poétique du style ispahanais, les autres figures sont délaissées, sauf quand elles apparaissent naturellement ou accidentellement dans le langage. Ceci car l’esthétique du style indien (ispahanais) est basée sur l’expression de thèmes étranges et la création de corrélations lointaines entre eux. » [2]

Finalement, la seule autre figure également très exploitée est l’allusion. Autre détail de ce style, unique en son genre : l’usage d’expressions propres à la critique poétique et à la stylistique dans les poèmes.

La forme de cette poésie demeure le ghazal, mais un ghazal bien différent du ghazal jusqu’alors en vogue, notamment dans le style arâghi. Précisons que la forme du ghazal ispahanais ou indien marque la continuation bifurquée du style arâghi, lequel est marqué par l’attention accordée à chaque distique dans une vision englobant l’ensemble du ghazal (par opposition au masnavi par exemple, forme de prose poétique, notamment appréciée pour narrer des récits, et où chaque distique doit compléter et continuer le précédent). Ceci dit, dans le style arâghi, bien que les distiques puissent être pris indépendamment les uns des autres, le poème forme un tout et la compréhension de sens passe par la lecture de l’intégralité du ghazal, dont le nombre de distiques est par ailleurs assez réduit. Alors que dans le style ispahanais, chaque distique est travaillé séparément et peut être lu indépendamment des autres, le poème n’étant plus forcément à lire comme un ensemble.

Finalement, le style de l’école ispahanaise ou indienne, à la vie assez courte en Iran, a pourtant laissé une empreinte importante dans la poésie de langue persane, autant du fait de sa dimension « expérimentale » et des recherches qui l’ont accompagnée, que pour une certaine beauté propre à ce style, bien que sa difficulté de composition et de lecture et sa trop grande préciosité au regard de beaucoup d’amateurs en fassent parfois une poésie peut-être en marge.

Bibliographie :
- Shamissâ, Sirous, Sabk-shenâsi dar she’r (Stylistique poétique), Téhéran, éd. Ferdows, 1997.
- Anousheh, Hassan, Farhang-nâmeh adabi fârsi (Dictionnaire littéraire du persan), Téhéran, éd. Sâzmân-e Tchâp va Enteshârât, 1998.
- Shafii Kadkani, Mohammad Rezâ, Advâr-e She’r-e fârsi (Les écoles poétiques persanes), Téhéran, éd. Touss, 1980.

Notes

[1Anousheh, Hassan, Farhang-nâmeh adabi fârsi (Dictionnaire littéraire du persan), Téhéran, éd. Sâzmân-e Tchâp va Enteshârât, 1998, p. 795.

[2Shamissâ, Sirous, Sabk-shenâsi dar she’r (Stylistique poétique), Téhéran, éd. Ferdows, 1997, p. 300.


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