N° 108, novembre 2014

Le mausolée de l’Imâm Ali à Najaf,
manifestation de l’art person


Tâhereh Farhâdi, Zeinab Golestâni


Photo 1 : Tchehel Sotoun, Ispahan

L’art abstrait persan

Les premières conceptions abstraites, ambiguës, mais essentielles que l’homme a eues du monde se formalisèrent artistiquement par des images et des dessins ornementaux, grâce auxquels il a établi un lien avec son destin. Chaque image et chaque forme peuvent être un moyen d’adorer Dieu, être une source de prière, et servir à apaiser l’esprit. L’art persan participe à cette même volonté. Cet art persan, nourri d’expériences quotidiennes, s’est perfectionné au fil du temps pour faire partie intégrante de l’héritage culturel de l’Iran.

Arthur Upham Pope estimait que pour atteindre la perfection dans l’art de dessiner, il faut à l’artiste une expérience approfondie de la vie, des sentiments sincères, une perception habile de la perfection, une empathie avec la nature et une imagination riche et disciplinée. Et au fil du temps, ces caractéristiques se sont manifestées à merveille dans l’art persan.

Dans le domaine des arts relatifs à l’architecture persane, l’imitation exacte de la nature n’est pas recherchée. Les artistes ont davantage tendance à abstraire des modèles à partir de la nature et à créer des images à motifs spéculatifs. Celles-ci connotent plutôt des symboles divins et spirituels destinés à susciter la tranquillité de l’âme. [1] Dans l’art islamique, la sphère imaginée des lignes et des couleurs pures s’inscrivent dans une volonté d’élévation (photos 1 et 2).

Historiquement, la situation géopolitique de l’Iran avant et après l’islam a permis à beaucoup d’artistes et d’architectes iraniens de travailler sur un vaste territoire comprenant notamment l’Irak, pays qui accueille sur son territoire les dépouilles de plusieurs Imâms et de leurs illustres compagnons. Les mausolées de ces Imâms figurent parmi les manifestations les plus remarquables de l’art islamique iranien.

Photo 2 : La grande mosquée d’Ispahan

Le mausolée de l’Imâm Ali

L’une des meilleures illustrations de cet art irano-islamique se manifeste donc dans l’architecture des mausolées des Imâms chiites, dont le sanctuaire de l’Imâm Ali à Nadjaf (photo 3) [2]. Selon certains récits, c’est dans cette ville qu’aurait accosté l’arche de Noé ; on dit aussi qu’Abraham y vivait. Dans les textes religieux, cette ville s’appelle Quray, Qurayan, ou Nadjaf. Dans certains textes, le nom de Nadjaf est accompagné de celui de Hireh, dont la construction date de l’époque du gouvernement du roi de Babylone, Nabuchodonosor, et qui est situé à environ un kilomètre de Koufa.

L’Imâm Ali tomba en martyre le 21 Ramadan de l’an 661. Cependant, pour des raisons politiques, le lieu de son inhumation fut caché, et jusqu’en 752, seuls ses descendants et accompagnons en connurent l’emplacement. Dans son carnet de voyage à Nadjaf, Mohammad Ebrâhim Bâstâni Pârizi revient sur la description que donne Habib-al-Seir de la découverte du tombeau de l’Imâm Ali :

« Après l’inhumation de son corps saint, selon sa recommandation, on aplatit sa tombe qui ne portait aucune mention pour que les ennemis n’en repèrent point l’endroit. Et jusqu’au califat de Hâroun al-Rashid, personne ne connaissait ce lieu hormis ses descendants. Ce fut un hasard qui le rendit connu de tous : un jour que Hâroun chassait, des gazelles qu’il poursuivait coururent se réfugier sur la colline où se trouvait la tombe secrète de l’Imâm. Malgré les tirs des chasseurs, les gazelles refusèrent de bouger. Hâroun, étonné, demanda quel était ce lieu. Un vieillard lui parla des rumeurs qui voulaient que l’endroit soit le tombeau de l’Imâm. Renseignement pris, le secret fut dévoilé. Abandonnant désormais ce terrain de chasse, Hâroun y fit cérémonieusement un pèlerinage. » [3]

Photo 3 : Situation du porche et des minarets du mausolée.

Cependant, la coupole construite à l’époque de Hâroun al-Rashid fut détruite en 816 par son descendant, Motawakil, le calife abbasside. Ensuite, en 863, à l’époque du calife abbasside Al-Mutadid, une nouvelle coupole fut construite sur ordre de Mohammad ibn Zaid, surnommée Daïe Saghir. En 946, Azizodoleh, le souverain bouyide chiite qui mit fin au califat abbasside, fit dresser un édifice monumental autour du tombeau de l’Imâm, monument détruit lors d’un incendie en 1354. Les rois safavides dont Shâh Esmâïl, Shâh Abbâs et Shâh Safi développèrent Nadjaf, firent construire des portes et murailles autour de la ville, reconstruisirent le mausolée, réparèrent la coupole et y firent construire des hôtels et hôpitaux.

En 1649, la coupole qui ornait le mausolée de l’Imâm Ali fut dorée pour la première fois sur ordre du gouverneur ottoman d’Irak Mohammad Pacha, et on ajouta un minaret au complexe. En 1733, Nâder Shâh prit Nadjaf et ordonna la rénovation de la décoration du mausolée. A cette occasion, la coupole, les minarets, et l’iwan furent enduits d’or. Après lui, le Qâdjâr Aghâ Mohammad Khân offrit au mausolée son premier zarih (sépulcre) en argent. Selon les documents historiques, la coupole, déjà dorée sur ordre de Mohammad Pacha, fut recouverte de feuilles d’or à l’époque de Nâder Shâh.

Photo 4:Céramique murale de la cour indiquant la date de la construction (époque qâdjâre, règne de Nâssereddin Shâh).

L’architecture du mausolée de l’Imâm Ali

Les caractéristiques architecturales remarquables de ce mausolée en font un chef-d’œuvre parmi les édifices islamiques. Le tombeau lui-même se trouve au milieu de la cour. Le bâtiment est complété par un iwan en hauteur et des minarets bâtis à même le sol, contrairement à la tradition architecturale qui place les minarets sur les autres bâtiments. Grâce à trois portails s’ouvrant des trois côtés de l’édifice, l’intérieur donne sur les trois cours de ce monument. Les espaces intérieurs de la cour sont délimités par de hauts murs dont les façades extérieures sont ornées par l’art du briquetage – plus précisément par la technique du briquetage accroché.

Sur la base d’une tradition architecturale iranienne préislamique héritée de l’architecture sassanide et dont l’objectif est de briser la monotonie des façades des hauts murs en y introduisant une certaine variété visuelle, les hauts murs du mausolée de l’Imâm comprennent également des arcades en ogive de faible profondeur.

La façade intérieure autour de la cour comprend des cellules [4] construites sur deux étages ; celles du premier comprennent des tombeaux d’éminents savants et personnalités religieuses, tandis que celles du deuxième étage accueillent les étudiants en théologie.

Le sépulcre de l’Imâm est situé dans le coin ouest de la cour. Cet édifice au plan carré est composé du sépulcre, d’un iwan, d’un portique, et de salles de prières.

Le plus haut iwan de l’édifice est situé à l’est du portique. Les minarets joints au corps de l’iwan reposent sur le sol, comme c’est typiquement le cas dans l’architecture safavide. Nous retrouvons ainsi ce modèle dans certaines mosquées et écoles datant de cette période, dont la mosquée de Sheikh Shahâbeddin Ahari à Ahar, en Azerbaïdjan iranien. Dans cette structure, les minarets ne montent pas le piédroit de l’arc et sont bâtis à une courte distance de l’ouverture de l’iwan.

La coupole du monument, en forme d’oignon et placée sur un tambour d’une hauteur de cinq mètres, est construite sur deux couches et bénéficie d’une taille conforme aux dimensions de l’édifice. Cette coupole est la plus vaste de tous les mausolées des Imâms chiites. Les fenêtres murées sur le tambour fournissent la lumière à l’espace intérieur du dôme.

Photo 5 : "Décorations" de céramique de la cour du mausolée.

L’ornementation du mausolée

Les ornements du mausolée, ayant parfois dans l’architecture islamique un aspect plus important que l’édifice lui-même, se divisent en quatre catégories : le briquetage, le travail des métaux (surtout travail sur l’or), les mosaïques de miroirs, et la céramique. Notons que les mots « ornements » et « décoration » le plus souvent utilisés en français afin de désigner ce type d’art ont tous les deux un sens quelque plus distinct et plus faible que le mot taz’inât en persan, qui fait référence à une particularité typique de l’architecture islamique iranienne. [5]

- La céramique et la brique

L’art de la céramique, qui a à la fois un rôle d’« ornementation » et de consolidation du bâtiment dans l’art persan [6], possède une place considérable parmi les décorations du mausolée de l’Imâm ‘Ali. En effet, la céramique, art dont l’esthétique réside dans la finesse de l’exécution, y occupe une importance particulière : la majeure partie de la céramique de l’édifice est l’œuvre d’artisans iraniens ayant adopté des styles courants de l’époque qâdjâre, où dominent les motifs de fleurs (en particulier la rose) et d’oiseaux. Précisons que ces styles comprennent également l’usage des techniques propre à l’aquarelle et de peinture à base d’eau. Ces céramiques émaillées de haute qualité contribuent également à freiner l’érosion de la construction (photos 4 et 5).

Les artistes irakiens ont aussi contribué à l’exécution d’une partie de ces travaux de céramiques. Elles sont ornées de calligraphie et de dessin admirables, comme l’épigraphe en arabe qui orne, telle une bande, tout le haut des murs de la cour, les marges de l’iwan et les portails d’entrée.

Photo 6 : Briquetage de la façade extérieure des murs de la cour.
Photo 7 : Le travail de l’or sur les minarets. Une partie de l’épigraphe métallique est enduite d’or.

Sur la surface des murs extérieurs, ce sont les décorations en briques taillées qui dominent l’espace. Ces ornements recouvrant une large partie de l’édifice y tiennent un rôle esthétique de premier plan (photo 6). Pourtant, c’est l’art du métal qui domine sur l’ensemble des décorations intérieures de la construction.

- L’art du métal

Le travail des métaux en Iran, qui occupe une place importante dans l’art persan, remonte à 4500 av. J.-C. et son existence à l’époque est attestée par la découverte d’objets métalliques à Kâshân et Kermân.

L’art iranien chiite du métal a connu son âge d’or grâce à trois rois safavides, Esmâïl Ier, Shâh Abbâs et Shâh Tahmâsp II, eux-mêmes versés dans les arts picturaux (calligraphie et peinture) et encourageant le développement des artisanats fins, autant pour glorifier l’art persan qu’un certain art chiite. C’est à ce moment-là qu’apparut davantage de finesse dans l’exécution des travaux en métal, notamment avec l’usage de la calligraphie.

Bien que l’invasion afghane et la chute de la dynastie safavide marquent le début du déclin de cet art, l’ère de Nâder Shâh Afshâr est considérée comme une période capitale dans l’évolution de la décoration du mausolée de l’Imâm ‘Ali. En effet, après avoir conquis l’Irak en 1737, Nâder Shâh, qui éprouvait une dévotion pour le premier Imâm, ordonna d’orner la coupole, les minarets et la façade de l’iwan en or. Toutes ces parties furent ainsi rehaussées de briques cuites enduites d’or. De splendides épigraphes ornèrent parallèlement le tambour de la coupole, les minarets, les deux côtés de l’entrée de l’iwan et le narthex de l’horloge (photo 7). [7]

Photo 8 : Enduit du porche, datant de la période afshâride (XVIIIe siècle).

L’écriture de l’épigraphe - qui n’existe plus aujourd’hui - ornant la coupole de l’édifice était en persan et arabe. [8] Cette calligraphie en style arabe thulth (khatti thulth) [9] fut réalisée par Mohammad Ali Esfahâni, calligraphe renommé de l’époque afshâride. Elle représente les versets de la 48e sourate coranique, Al-Fath (La Victoire), et est calligraphiée avec des lettres plus grandes que les vers persans qui la traduisent, ce qui souligne la prédominance des versets coraniques en langue originale arabe sur la traduction persane, ainsi que le respect des artisans vis-à-vis du Livre sacré de l’islam. La partie persane de la calligraphie, accompagnée de passages en turc, comprend des poèmes louant l’Imâm Ali (photo 11), mais aussi Nâder Shâh, dont on précise clairement le rôle dans la construction de cette épigraphe de l’époque afshâride. Voici un extrait de l’épithète, œuvre de Mirzâ Zaki Mashhadi, qui loue le féroce roi Nâder :

Photo 9 : Vue de l’édifice et de la coupole du mausolée depuis le porche doré, image datant de 1927.
Photo 10 : Calligraphie arabe portant le nom de l’Imâm Ali, avec la date de la réalisation de l’épigraphe.

"Il n’ y aura jamais une lumière en ce monde

Telle que le Roi des rois actuels, Nâder Gholi." [10] (photo 12)

En résumé, malgré les différences visibles entre les techniques des artisans iraniens et arabes, l’ensemble de ces décorations forme un tout harmonieux conférant à cet édifice pourtant simple une beauté céleste. Cet équilibre entre beauté et simplicité montre que l’art persan, même dans sa version très élaborée, reconnaît la valeur de la simplicité. Toujours en quête d’élévation, l’artiste persan tente de transcender les limites spatio-temporelles afin de figurer l’immatériel et l’éternel.

Photo 11 : Plaque en métal sur laquelle est gravée le nom des artisans de l’épigraphe.
Photo 12 : Six plaques du mausolée de l’Imâm Ali datant du règne de Nâder Shâh Afshâr et portant le nom du roi.

Bibliographie :
- Bahremân, Alirezâ, « Taz’inat-e talâkâri-e haram-e motahhar-e molâ-ye mottaghyân Emâm Ali (as) dar Nadjaf-e ashraf », (La décoration dorée du mausolée de l’Imâm ‘Ali à Nadjaf), Revue biannuelle Motâleât-e honar-e eslâmi (Arts islamiques), Printemps-été 2011-2016, Vol. 8, n°16, pp. 63-76.
- Me’mâriân, Gholâm-Hossein, Me’marie Irâni (L’architecture persane), Téhéran, Soroush-e Dânesh, 4e édition, 2012.
- Ehsâni, Mohammad-Taghi, Haft hezâr sâl-e honar-e felez kâri dar Iran (Sept mille ans d’art métallurgique en Iran), Téhéran, Elmi Farhangi, 4e éd., 2011.
- Arthur Upham Pope, Masterpieces of Persian Art (Chefs-d’œuvre de l’art persan), avec la collaboration de Ackerman Phyllis et Schroeder Eric, trad. Nâtel Khânlari Parviz, Téhéran, Elmi Farhangi, 1e éd., 2009.
- Gombrich Hans Ernest, The Story of Art (Histoire de l’art), trad. de ‘Ali Amin, Téhéran, Ney, 4e éd., 2006.
- Ringgenberg Patrick, Guide culturel de l’Iran, Téhéran, Rozâneh, 2005.
- Bâstâni Pârizi, Mohammad Ebrâhim, Az Pâriz tâ Pâris (De Pâriz à Paris), Téhéran, Elm, 8e éd., 2002.
- Sattâri Djalâl, Ramz andishi va honare ghodsi (La mystification et l’art divin), Téhéran, Markaz, 1e édit., 1997.
- Kiâni, Mohammad-Youssef, Mêmari-e irâni-e doreh-ye eslâmi (L’architecture persane à l’époque islamique), Téhéran, Imprimerie Ershâd-e Eslâmi, 1e édit., 1987.

Notes

[1Me’mariân Gholâm-Hossein, Me’mâri-e irâni (L’architecture persane), Téhéran, Soroush Dânesh, 4e édit. 2012, préface.

[2Photos 3 à 13 : Bahremân, Alirezâ, « Taz’inat-e talâkâri-e haram-e motahar-e molâ-ye mottaghyân Emâm Ali (as) dar Nadjafe ashraf » (Les décorations dorées du mausolée de l’Imâm ‘Ali à Nadjaf), Revue biannuelle Motâleât-e honar-e eslâmi (Art islamiques), Printemps-été 2011-2016, Vol. 8, n°16, pp. 63-76.

[3Bâstâni Pârizi Mohammad Ebrâhim, Az Pâriz tâ Pâris (De Pâriz à Paris), Téhéran, éd. Elm, 8e éd., 2002, p. 39.

[4En persan hodjreh : chambrette allouée aux étudiants dans les écoles religieuses.

[5Arthur Upham Pope, Shâhkâr-hâye honar-e Irân (Les chefs-d’œuvre de l’art de Iran), avec la coopération de Ackerman Phyllis et Schroeder Eric, trad. Nâtel Khânlari Parviz, Téhéran, Elmi Farhangi, 1e éd., 2009, p. 2.

[6Kiâni, Mohammad-Youssef, L’architecture persane à l’époque islamique, Téhéran, Imprimerie Ershâd Eslâmi, 1e édit., 1987, p. 342.

[7Bahramân, ‘Ali-Rezâ, "Les décorations dorées du mausolée de l’Imâm ‘Ali à Nadjaf", périodique semi annuel L’étude de l’art islamique, printemps-été 2011-2016, vol. 8, n°16, p. 67.

[8Cette épigraphe a aujourd’hui disparu, mais il en reste encore des traces. La plus importante recherche consacrée à son histoire est celle de M. Bahremân, qui a mené son enquête notamment à partir des anciennes photos qâdjâres de l’épigraphe. C’est également lui qui réussit à déchiffrer l’inscription de l’épigraphe.

[9Littéralement « écriture “tiers” », style de calligraphie cursive employé surtout sur les ornements. Voir Shakour-Zâdeh Mohammad-Ebrâhim, Dictionnaire des termes techniques islamiques, Téhéran, Samt, 1996.

[10پرتوی بو عالمی المس ابد/ شاه شاهان زمان نادر قلی (Bahramân, ‘Ali-Rezâ, "Les décorations dorées du mausolée de l’Imâm ‘Ali à Nadjaf", périodique semi annuel L’étude de l’art islamique, Printemps-été 2011-2016, Vol. 8, n°16, p. 70.


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